1944, l’Italie libérée... et violée par les goumiers marocains : le drame des « Maroquinades »
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 24 janvier 2025
Le printemps 1944 en Italie, une période de libération et d'espoir après des années d'occupation nazie. Pourtant, dans l'ombre de la victoire alliée se déroule un drame méconnu, une série de crimes de guerre commis par des soldats du corps expéditionnaire français (CEF), en particulier des goumiers marocains, à l'encontre de la population civile italienne. Viols, meurtres, pillages... ces atrocités, connues sous le nom de "Maroquinades", laissent une plaie béante dans la mémoire collective italienne.
Le contexte : une Italie divisée, une armée française en marche
Le 10 Juillet 1943, le débarquement allié en Sicile ("Opération Husky") précipite la chute de Benito Mussolini, le Duce. Le royaume d’Italie se retrouve coupée en deux : le sud sous contrôle allié, le nord sous la coupe de la République sociale italienne, un régime fantoche pro-nazi. L'Italie est exsangue, meurtrie et divisée. Les populations civiles, prises en étau entre les combats et les bombardements, aspirent à la paix et à la liberté.
C'est dans ce contexte que le corps expéditionnaire français, commandé par le général Alphonse Juin, débarque en Italie en novembre 1943. Composé en grande partie de soldats nord-africains (Marocains, Algériens, Tunisiens), il a pour mission de briser la ligne Gustav, une ligne de défense allemande qui barre la route de Rome. Parmi ces soldats, les goumiers marocains, aguerris et réputés pour leur courage et leur connaissance du terrain montagneux, joueront un rôle crucial dans la bataille de Monte Cassino.
La bataille de Monte Cassino et ses conséquences
La bataille de Monte Cassino, qui fait rage de janvier à mai 1944, est un moment clé de la campagne d'Italie. Les goumiers marocains du corps expéditionnaire français s’y distinguent par leur bravoure, escaladant les pentes abruptes du mont Cassin sous un déluge de feu ennemi. Leur contribution à la victoire alliée est indéniable, mais elle a un prix terrible. Les pertes sont lourdes, et la violence des combats laisse des traces profondes dans l'esprit de ces hommes.
C'est à la suite de cette bataille, dans le sillage de l'avancée des troupes alliées, que les violences à l'encontre des civils italiens se multiplient. Épuisés, traumatisés par les combats, certains goumiers marocains, livrés à eux-mêmes et mal encadrés, se laissent aller à des actes de vengeance et de pillage.
Les "Maroquinades" : une vague de terreur
Dès avril 1944, et jusqu'en juin, des villages de la Ciociaria, une région montagneuse au sud de Rome, sont le théâtre d'exactions d'une rare violence. Les témoignages de l'époque font état de viols collectifs, de meurtres, de pillages. Les femmes sont les premières victimes de cette barbarie.
Imaginez ces villages paisibles, nichés au cœur des montagnes, soudainement envahis par des soldats étrangers. La peur s'empare des habitants, les cris des victimes résonnent dans les ruelles étroites. Des femmes violées sous les yeux de leurs enfants, des hommes torturés et tués, des maisons saccagées. L'église de Patrica est transformée en bordel militaire. Le curé du village, Don Alberto Terilli, tente de s'interposer, en vain. Il est roué de coups et menacé de mort.
Des récits glaçants
À Ceccano, Patrica, Supino... les récits des victimes et des témoins sont poignants. Des femmes, jeunes filles, mères de famille, sont traînées dans les maisons, les granges, les églises, violées à plusieurs reprises par des groupes de soldats. Certaines sont tuées après avoir subi des sévices inimaginables. Les hommes qui tentent de protéger leurs familles sont abattus sans pitié.
Maria, une jeune fille de 17 ans, raconte comment elle a été violée par une dizaine de goumiers dans l'église de son village. Elle a survécu, mais porte à jamais les séquelles physiques et psychologiques de ce traumatisme. Giuseppe, un vieil homme, a vu sa femme et ses deux filles emmenées par des soldats. Il ne les a jamais revues.
Combien de femmes ont été violées ? Combien d'hommes ont été tués ? Les estimations varient, le chaos de la guerre et le silence qui a longtemps entouré ces événements rendent le travail des historiens difficile. On parle de 2 000 à 7 000 femmes violées, et de centaines de morts. Mais au-delà des chiffres, ce sont des vies brisées, des familles totalement détruites, des traumatismes qui marqueront des générations à jamais.
Les causes : une convergence de facteurs
Comprendre les raisons derrière les atrocités des "Maroquinades" est une tâche complexe qui nécessite de prendre en compte un ensemble de facteurs. Il ne s'agit pas de justifier l'injustifiable, mais d'analyser les circonstances qui ont pu conduire à de tels actes de barbarie.
L'un des éléments souvent mis en avant est le manque de discipline au sein des troupes coloniales du corps expéditionnaire français, et plus particulièrement parmi les goumiers marocains. Ces soldats, aguerris et efficaces au combat, étaient habitués à une grande liberté d'action sur le champ de bataille. Leur encadrement, souvent insuffisant, peinait à maintenir une discipline stricte en dehors des zones de combat. La guerre, avec son lot de violence et de chaos, a pu exacerber cette tendance et brouiller les frontières entre l'acceptable et l'inacceptable.
Le contexte de la bataille de Monte Cassino a également joué un rôle important. Les combats, d'une rare intensité, ont duré des mois, causant de lourdes pertes et soumettant les soldats à un stress extrême. Les goumiers marocains, en première ligne, ont été confrontés à la mort et à la souffrance de manière quotidienne. Ces expériences traumatisantes ont pu les désensibiliser à la violence et les conduire à des actes qu'ils n'auraient jamais commis en temps de paix.
Il est également important de considérer les préjugés racistes et culturels qui existaient à l'époque. Certains soldats du CEF, issus d'une société différente, avaient une vision stéréotypée des femmes italiennes. Ces préjugés, amplifiés par la propagande de guerre, ont pu contribuer à déshumaniser les victimes et à faciliter le passage à l'acte.
Enfin, la promesse d'un "laissez-passer" de cinquante heures, faite par le général Juin à ses troupes avant la bataille de Monte Cassino, a pu être interprétée par certains comme une autorisation implicite de commettre des violences. Si l'existence même de cette promesse est sujette à débat, elle illustre le climat d'impunité qui régnait au sein de certaines unités du corps expéditionnaire français.
La responsabilité des autorités françaises
Il est important de souligner que la responsabilité des "Maroquinades" ne repose pas uniquement sur les soldats. Les autorités françaises, en minimisant l'affaire et en limitant les poursuites judiciaires, ont contribué à l'impunité des coupables. Le général Juin lui-même a refusé de reconnaître l'ampleur des exactions et a mis en avant le comportement héroïque des goumiers pendant la bataille. Cette attitude a permis à de nombreux coupables d'échapper à la justice et a laissé les victimes sans réparation.
Le gouvernement français de l'époque, soucieux de préserver l'image de son armée et de maintenir de bonnes relations avec le Maroc, a choisi de fermer les yeux sur ces événements. Les rares soldats qui ont été jugés l'ont été pour des faits mineurs, et les peines prononcées ont été légères. Cette impunité a ajouté à la douleur des victimes et a nourri un ressentiment profond envers la France.
Le film "Indigènes" de Rachid Bouchareb, sorti en mai 2006, met en lumière l'histoire oubliée de quatre soldats nord-africains engagés dans l'armée française pendant la Seconde Guerre mondiale. Il dénonce les injustices et les discriminations dont ils ont été victimes, tout en passant totalement sous silence les crimes de guerre qu'ils ont pu commettre.
La mémoire et la reconnaissance des victimes
En Italie, le souvenir des "Maroquinades" est resté vivace. Longtemps tabou, ce drame fait désormais l'objet d'un travail de mémoire. Des films, des livres ont contribué à faire connaître ces événements tragiques au grand public. Le film "La Ciociara" de Vittorio De Sica, sorti en 1960, a joué un rôle important dans la prise de conscience de l'opinion publique italienne et internationale.
Carlo Azeglio Ciampi, alors président de la République italienne, a fermement condamné les violences commises à l'encontre des civils lors d'un discours prononcé à Cassino le 14 mars 2004. Il a insisté sur le caractère impardonnable des actes barbares perpétrés contre les femmes, les enfants et les personnes âgées à Esperia et dans de nombreux autres villages, soulignant ainsi la gravité des crimes commis et l'importance du devoir de mémoire.