La pilule sans lendemain
par C’est Nabum
lundi 10 février 2025
Le progrès ne cesse de mener une course effrénée contre la tradition. Tout est prétexte à détruire ce qui fit notre cadre de vie, notre manière d'être en prenant en compte les autres, en jouissant du temps qui passe tout en profitant des plaisirs simples de l'existence. Dans un système libéral, la course contre la montre est une évidence, une nécessité pour que certains gagnent toujours plus d'argent. Abolir le temps est du reste le but ultime de cette caste d'individus qui a eux seuls accumulent une majorité des richesses de la planète.
Leur appétit de gloire et de capitaux est tel qu'ils en ont perdu le bonheur de passer du temps à table, de gouter des bons petits plats mitonnés avec amour. Qui du reste peut encore éprouver estime ou simple compassion pour ses monstres de cupidité et d'égoïsme. Leur seul rapport à l'autre est l'argent puisque pour eux, tout s'achète à commencer par les humains d'abord et tout particulièrement leurs représentants politiques.
Cette histoire se déroule lors d'un important congrès qui regroupe les plus grandes fortunes de la planète. Ils sont tous venus à bord de jets privés, se moquant éperdument du sort de la Planète et plus encore de leur empreinte carbone. Du reste, chez eux, ce n'est plus une empreinte mais un monticule, une montagne, un Everest de gaspillage éhonté. Ils sont repus de tout.
C'est justement ce qui va faire glisser ce récit, offrant aux miséreux, aux humbles, aux sans-dent, aux exclus une lueur d'espoir, une occasion de savourer une juste revanche, ne fut-elle que par le truchement d'une fiction. On peut se faire du bien sur le dos de ceux qui ne veulent que nous asservir, nous réduire en esclavage ou tout simplement nous éliminer de la surface d'une Terre plus assez grande pour eux.
Tout débuta lors du forum précédent, réunion de bon aloi dans un paradis fiscal au secret bancaire bien établi. Après des heures perdues en banquets, agapes, brunch et autres réunions dînatoires, les congressistes tous las de passer leur temps entre grandes tables étoilées et réceptions d’apparat, souhaitèrent ne plus mettre les petits plats dans les grands. En somme, se mettre à table leur pesait bien plus sur la patience que sur l'estomac. On se lasse de tout quand on mène grand train et vie de patachon.
C'est alors que l'un de ces nobles individus affirma qu'il finançait un chercheur qui œuvrait à remplacer le repas par une pilule permettant par une série de déclenchements différés de saveurs complexes, de simuler un menu d'exception tout en apportant les nutriments nécessaires sans perdre de temps en salamalecs et en protocoles. Les autres de réclamer des détails, des perspectives, un délai avant que les recherches aboutissent. L'enthousiasme semblait général. L'homme de promettre, sans doute de manière un peu hâtive d'offrir l'année suivante le repas de clôture du prochain forum sans qu'il fût nécessaire de s'embarrasser cette fois de tout ce personnel aux oreilles indiscrètes.
Chose promise, chose due quand c'est entre gens du même monde. Voilà bien la seule exception en ce domaine que consentent ces requins des affaires. Une seule pilule serait servie en guise de conclusion cette année même si le contexte international, la crise énergétique, la guerre en Ukraine, le dérèglement climatique avaient été autant de points délicats à avaler.
Les congressistes choisirent tous leur pilule en sélectionnant des menus d'une rare complexité. La promesse de profiter de toutes ces saveurs si différentes par une seule absorption sans devoir jouer des différents ustensiles qui constituent encore pour eux un casse-tête et un pénible exercice de savoir-vivre, ravissait tout le monde. Les différents choix établis, ils furent envoyés au laboratoire qui se chargea de préparer ces étonnants repas.
Les pilules arrivèrent juste à temps, après avoir traversé une bonne moitié de la Planète. Il convient de ne pas reculer devant les moyens quand c'est pour la bonne cause. Elles furent distribuées par l'initiateur de cette révolution culinaire, l'homme qui avait breveté un procédé révolutionnaire qui allait doubler une fortune le plaçant déjà dans le gotha mondial.
Chacun se prépara à ce repas le plus expéditif des réunions mondaines et néanmoins laborieuses. Il fallait envisager d'occuper ces trois heures qui soudain échappaient à la ronde des plats, aux discussions de voisinage, au ballet des couverts, aux toasts à répétions. La pilule du reste intégrait même la sélection du sommelier sans l'inconvénient de l'alcool. Une véritable aubaine pour ces dignitaires qui doivent en toutes circonstances garder la tête froide.
Les uns proposèrent une projection des meilleurs moments du forum commentés par une vedette de l'humour dont personne ne connaissait le nom, les autres envisageaient d'effectuer une visite culturelle pour une exposition dont la réputation était parvenue à franchir les portes blindées du centre de conférence. Pour les plus nombreux, ne rien faire constituait un rêve que leurs agendas démentiels rendaient inaccessible.
La fièvre les gagna tous quand la distribution de la pilule miracle eut lieu. Chacun allait mesurer les capacités sans limite de la science, de la chimie en particulier qui en cette occasion les libérerait tous de ces fastidieux repas d'affaire. Ils avaient tous, peu ou prou eu quelques alertes cardio-vasculaires tandis que l'alcoolisme, même mondain, faisait lui aussi des ravages dans la vie intime. S’émanciper de ce pensum qui revenait deux fois par jour, allait leur apporter une bouffée d'oxygène.
L’instigateur de ce repas minute, le créateur de la pilule gastronomique devenait dès cet instant, un bienfaiteur de la jet-set et du gotha international. Au même instant, ils prirent tous un verre d'eau : une eau minérale qui appartenait à un grand groupe dont le PDG participait justement à ce repas d'exception, et avalèrent dans un synchronisme parfait leur fameuse pilule.
Ce fut durant quelques minutes, deux ou trois tout au plus, des exclamations de satisfactions, des murmures d'approbation, des soupirs et même quelques rôts parfaitement incongrus dans cette société. Des yeux se fermèrent, des sourires s’esquissèrent chez des gens qu'il fallait pincer pour voir apparaître habituellement une expression. L'extraordinaire était au rendez-vous, une explosion de saveurs et de douceur, un flot de sensations, des parfums, des effluves, des goûts venus de nulle part, sans le moindre effort, se succédaient à un rythme diabolique. L'extase sans mastiquer, la perfection sans déglutir, le bonheur sans le moindre effort.
Ceux-là même qui dévoraient l'existence, se goinfraient de richesses, avalaient tous ceux qui se dressaient sur leur chemin, ceux-là qui s'étaient fait ogres, venaient de découvrir le bonheur ineffable de se montrer plus goulus encore sans perdre de temps à table. Le temps chez eux ne se contente pas d'être de l'argent, c'est de l'or en barre. L'estomac n'est pas pour eux une bourse prioritaire, voilà un formidable dérivatif pour se focaliser sur l'essentiel.
Ils se congratulaient tous devant cette découverte tout en occupant déjà ce temps libéré pour spéculer, acheter, vendre, négocier, délocaliser, brader, fermer … tout ce qui donne en réalité du sel à leurs existences, des délices à leurs envies. Les affaires allaient bon train quand une petite inflexion se fit sentir en eux, un changement minime pour l'heure que personne ne constata tout d'abord.
Qui aurait été un observateur attentif et neutre se serait rendu compte que les écrans de leurs téléphonies avaient changé de fonction. Les uns après les autres s'étaient libérés de leurs serveurs boursiers pour se contenter dans un premier temps d'envoyer des messages sans importance aux dernières connaissances qu'ils pouvaient avoir.
Puis tout bascula plus vite encore. Ils cessèrent de clavarder pour vaquer désormais sur des jeux enfantins tandis que de temps à autre, ils répondaient à de curieux messages en confiant des données personnelles à ces mystérieux visiteurs. Les transformations visibles survinrent alors. Les uns s'assirent par terre, d'autres jouaient à chat avec leurs voisins, quelques-uns se mettaient les doigts dans le nez.
Puis, ce fut le retour en enfance, véritable transfiguration physique, ils rapetissaient, ils retrouvaient leur physionomie d'enfance, de ce temps béni où ils ne s'étaient pas transformés en charognards. Ils jetèrent ordinateurs, tablettes, iPhones, firent une grande ronde et oublièrent à jamais ce qu'ils avaient été.
Pendant ce temps, leurs comptes, leurs avoirs, leurs richesses accumulées étaient détournés par des manœuvres complexes pour se retrouver au bout du voyage non pas dans les poches de gredins avides mais dans les trésoreries d'organisations caritatives qui en l'espace de quelques heures, réduisirent considérablement la misère sur la Planète.
Quant aux conférenciers en herbe, ils furent prudemment enfermés dans un grand centre de vacances perpétuelles pour ces goinfres de la richesse. Il était hors de question qu'ils reviennent à leurs anciens travers, leurs terribles penchants et surtout, il était important qu'ils n'évoquent jamais ce qui leur était arrivé.
Les pilules sans lendemain devaient encore être proposées aux diverses grandes réunions politiques, religieuses, sportives qui se profilaient dans les jours prochains. Il demeurait encore sur cette planète des individus à qui couper la chique et leur intarissable avidité était une nécessité vitale. Une fois tous ceux-là, revenus en enfance, la vie sur Terre devint enfin paisible.