Edgard Pisani :« Sommes-nous capables de penser le monde ? »

par edgard pisani
vendredi 4 juillet 2008

Edgard Pisani, robuste, inoxydable, l’oeil rieur, fin observateur de la vie politique française et internationale se fait, pour les Rendez-vous de l’Agora, commentateur lucide quand il évoque les grands enjeux internationaux (la fin du pétrole, la famine...), critique, voire mordant, quand il s’agit d’évoquer internet, le non irlandais, l’union pour la Méditerranée ou la politique de Nicolas Sarkozy...
A l’occasion de la parution de "Le sens de l’état" (éditions de l’Aube), son dernier ouvrage dont nous vous présentons un extrait ci-dessous, nous avons rencontré Edgard Pisani, ancien ministre du Général de Gaulle et chargé de mission de François Mitterrand.




Interview-vidéo d’Edgar Pisani en quatre parties
par
Olivier Bailly et Iannis Pledel


Regard sur Nicolas Sarkozy :


Edgard Pisani et l’Europe :

La Méditerranée et le Moyen-Orient :

Edgard Pisani, enjeux internationaux :

 

Extrait du Sens de l’Etat, par Edgard Pisani (interviewé par Stéphane Paoli et Jean Viard)
« Je crois que nous ne sortirons pas de la situation où nous sommes si nous ne parvenons pas à clairement distinguer le "marché-mécanisme" et le "marché-loi". Le "marché-mécanisme" – la confrontation entre deux produits sur la qualité, sur leur prix… – est nécessaire.

Il est un facteur de progrès. Mais le "marché-loi", qui s’impose, quoi qu’on fasse, à la population d’un pays et du monde tout entier et à l’environnement, qui aspire à s’imposer sans contrôle, ce marché ne doit pas fonctionner, ne peut pas fonctionner durablement.

Prenons le problème très actuel de l’agriculture. On a cru que nous avions atteint une autosuffisance durable. J’ai été d’un avis contraire. Jamais encore, le monde n’a connu un temps où le nombre des « crève-la-faim » a été aussi important qu’aujourd’hui, presque un milliard. Or, le monde, qui compte six milliards et demi d’habitants, en comptera neuf ou presque dans vingt-cinq ans. Déjà, les prix augmentent tandis que la concurrence détruit les agricultures de subsistance des pays pauvres.

Le blé a doublé en deux ans, le lait a augmenté, je crois, de 40 %. Renversons la problématique. Le monde a besoin de toutes les agricultures du monde. Parce que si le monde ne produit pas le maximum de ce qu’il peut produire, le monde ne mangera pas à sa faim. Donc, tout système qui aboutit à la destruction, à la disparition d’une agriculture à cause de la concurrence est néfaste. Il faut, au contraire du marché-loi, accepter le principe d’un mode de protection. Mais allons encore plus loin. Essayons de voir quels sont les facteurs de production ; essayons de voir pourquoi mon pessimisme est si grand.

Quels sont les facteurs de production ? Il y a la terre. Elle est dévorée par l’urbanisation ; les plaines les plus fertiles sont celles qui ont accueilli les villes les plus grandes. Et les villes continuent à grandir. L’eau monte des océans. L’eau, il faut savoir que 62 à 63 % de l’eau potable disponible est consacrée à l’irrigation, que le disponible va en diminuant et que, par conséquent, nous allons en manquer, au robinet, dans les fermes irriguées, l’industrie qui en est grande consommatrice…

 

La désalinisation n’est valable qu’auprès des mers et des océans ; de surcroît, elle coûte cher. Des progrès seront accomplis, la modernisation du Tiers-Monde tendra à le rendre autosuffisant et des terres nouvelles seront mises en culture mais l’urbanisation, les infrastructures, la montée du niveau de la mer vont dévorer d’énormes surfaces de terres parmi les plus fertiles du monde. Les agro-carburants vont s’étendre dangereusement.

Tout cela pris en compte, je suis conduit à dire avec certitude que la production baissera alors que les besoins augmenteront inéluctablement ; que nous connaîtrons des hausses de prix, des famines et des tensions sociales extrêmes ».

« … Je vais vous dire pourquoi c’est l’agriculture qui m’a appris la politique et, plus encore, le politique, année après année. L’agriculture, c’est non seulement le compromis à établir entre l’intérêt général et l’intérêt agricole, mais c’est aussi la médiation entre les grandes plaines et le bocage, les petites fermes et les grands domaines, l’élevage et la culture, les grandes productions et la viticulture, l’horticulture, la production de légumes et de fruits… Être le ministre de l’Agriculture exige de trouver un langage qui, par moments, recouvre le tout. Pas nécessairement tout le temps (car il lui faut bien entrer dans les détails), mais aussi souvent que possible.

Il faut se faire entendre un jour des paysans et négocier, le lendemain, avec des diplomates. Nous voilà bien arrivés aux deux faces complémentaires de la politique et du politique. Je laisse de côté l’exercice auquel doit se livrer l’élu comme le candidat. Il m’a pratiquement été épargné.

Stéphane Paoli. – C’est être un généraliste.

Edgard Pisani. – C’est vous élever à un niveau où vous pouvez considérer le problème dans son unité avant de redescendre, car vous redescendez, avant de vous occuper des mille détails en quoi consiste la vie ! Vous vous élevez un jour et puis vous redescendez tous les jours.

Vous constatez que c’est différent en passant de l’un à l’autre. J’ai compris l’essence du binôme "la politique – le Politique" lorsque j’ai compris qu’il faut tenir compte tour à tour de l’un et de l’autre et sans se contredire de chacun et de tous ; cela afin que tous acceptent de travailler ensemble.  »

© Editions de l’aube


Edgard Pisani est entré en politique par l’histoire. Par l’action. Il fut l’un des libérateurs de Paris. Il sera là quand de Gaulle, de retour de Londres, prononcera son fameux discours sur Paris libéré. A ses côtés : Chaban-Delmas et Mitterrand. Il assiste, à la Libération, à l’exécution de Laval.

Gaullien, mais pas gaulliste (il le restera toute sa vie), il entre sur l’insistance de Michel Debré, dans le gouvernement en tant que ministre de l’Agriculture. De Gaulle lui dira : « Vous n’êtes pas le ministre des Agriculteurs, mais le ministre de l’Agriculture ». Européen convaincu, il fonde la politique agricole commune qu’aujourd’hui il dénonce. Car Edgard Pisani n’est un homme de dogme, c’est un homme de conviction.

Préfet, sénateur, député, il a occupé toutes les fonctions, celle d’un grand commis de l’Etat et celles d’un élu. Il connaît tout de l’Etat, de son fonctionnement. Pour ce Français né à Tunis en 1918, d’origine maltaise, issu d’une famille italienne, l’Europe a un sens. La France aussi. Dans son dernier ouvrage, Le Sens de l’Etat (Editions de l’aube), dont nous vous proposons deux extraits, il dit : « Un Français ne peut pas ne pas aimer la France. Il peut ne pas aimer son appareil administratif ». Il sait de quoi il parle.

Pour lui, la France est encore trop centralisée, trop jacobine. Il faut la réformer. Aujourd’hui encore il vitupère contre l’immobilisme. A 90 ans, il signe des chroniques, des prises de positions commentées par les meilleurs analystes, tel Alain Lambert ou Daniel Riot.

Il incarne une forme non pas de sagesse, mais, dans ce monde perpétuellement en mouvement un repère intangible. En 1968, au moment des « événements », Edgard Pisani vote la censure de son propre gouvernement. Il démissionne sur le coup (et en toute logique) de son mandat. Ses amis ne le lui pardonneront pas.

Il peut dire alors adieu à son rêve, à son ambition, devenir ministre de l’Education. Cela sera sa traversée du désert. La fin de sa carrière politique sera encore une fois marquée d’un coup d’éclat. Chargé de mission auprès de François Mitterrand, il réussira à débloquer la situation calédonienne, à pacifier les relations entre pro et anti-indépendantistes.

Mais Edgard Pisani, ce nouveau livre et cet entretien exclusif avec Agoravox le montrent, est toujours un fin observateur de la vie politique française et internationale. Observateur et commentateur lucide, critique quand il s’agit d’évoquer internet, les enjeux internationaux ou la politique de Nicolas Sarkozy, il est également une libre force de proposition. Ce n’est pas la première fois qu’Agoravox rencontre Edgard Pisani. Ce dernier, avec son fils Francis, s’était déjà exprimé devant Carlo Revelli à propos des technologies de l’information et leur rapport avec la politique.

Crédit photos : ian Oz

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