L’Afghanistan, pour quelques dollars de plus...

par Babar
vendredi 24 avril 2009

Interview de Paul Moreira à propos de son film Afghanistan : sur la piste des dollars diffusé sur Canal + le vendredi 24 avril 2009 à 20h50
Paul Moreira est un habitué des Rdv de l’Agora. Nous l’avions déjà rencontré à propos de son documentaire Armes, trafic et raison d’Etat, puis nous avions interviewé Seila Samleang, directeur de « Action pour les enfants-APLE » au Cambodge, ONG à laquelle le journaliste avait consacré son film Pédophilie en Asie : des citoyens contre l’impunité. Moreira est un vrai journaliste d’investigation. Il ne croit que ce qu’il voit. Et encore… Il apporte, preuves à l’appui, un regard éclairant sur des faits peu ou mal expliqués. A aucun moment il nous assène des vérités toutes faites.

Dans ce nouveau reportage diffusé sur Canal +, il part d’une intuition. Le 12 juin 2008, à Paris, se tient la Conférence internationale de soutien à l’Afghanistan pendant laquelle deux informations retiennent son attention. Nicolas Sarkozy y annonce fièrement que « le renforcement de l’aide française à la reconstruction sera plus que doublé ». Vérification faite, ce doublement ne fait que placer la France au rang du 21ème rang des pays donateurs, loin derrière l’Italie ou même l’Irak (les premiers étant les Etats-Unis)…

Mais c’est l’autre information qui le titille. Les brochures distribuées aux journalistes insistent sur les efforts de reconstruction, notamment les écoles. Les USA prétendent que sous le régime des Talibans, un million d’enfants étaient scolarisés et que désormais, grâce à la construction ou la rénovation de 680 écoles dans le pays, ils sont 6 millions.

Il décide d’aller sur place visiter une de ses 680 écoles construites via l’ONG USAID. Il se rend deux fois à Kaboul cet hiver. USAID est incapable de lui donner une seule adresse d’école construite… Peut-être y en a-t-il dans les zones rurales, mais il est très difficile de s’y rendre car les Talibans font rage, donc impossible de vérifier. Mais de toute façon ces zones, à cause de la guerre, se dépeuplent. La ville de Kaboul compte maintenant quatre millions d’habitants. S’il y a urgence en matière scolaire – et il y a urgence –, c’est ici que ça se passe. 

Finalement, après avoir insisté le journaliste obtient une adresse d’école. Il est consterné par ce qu’il découvre : le panneau annonçant la construction d’un bel établissement est toujours debout, mais que les élèves étudient dans le froid, à ciel ouvert… L’école n’est pas construite.

Très vite il constate que dans la capitale Afghane il y a un quartier où la construction ne prend pas de retard. Ce quartier s’appelle Shirpour. Il est militairement gardé par des cerbères ultra-armés et méfiants. Shirpour est construit sur les décombres d’un ancien quartier populaire. On y déloge sans ménagement les habitants pour y construire une espèce de Las Vegas clinquant et obscène. Pourquoi Las Vegas ? Parce que les villas bâties ici s’apparentent à des palais au luxe aussi ostentatoire qu’extravagant (d’autant plus, par contraste, avec la misère ambiante).

Certains de ces palais fortifiés valent 1 million de dollars. Ils sont généralement loués 20000 dollars par mois. Quel ministre peut se payer ça ? D’où vient l’argent ? On apprend notamment que Fahim, ex compagnon du commandant Massoud, dont les portraits géants ornent la ville, en possède un…

Paul Moreira nous entraîne au fil de son enquête. Quelques hommes intègres, comme le député Ramazan Bashardost, troisième homme le plus populaire du pays, combattent la corruption. A leur risque et péril...

L’Afghanistan produit 90% de l’héroïne mondiale. Ce qui lui rapporte 4 milliards par an. Autant que l’aide internationale. Il y a 2355 ONG en Afghanistan. 90% sont afghanes. Certaines d’entre elles font très correctement leur travail. Moreira en filme une, d’ailleurs. Mais d’autres, comme cette ONG italienne chargée de reconstruire un hôpital (en ruine au bout de cinq ans, tellement les matériaux utilisés sont pourris), profitent clairement de l’argent international, c’est-à-dire des dons et des impôts que nous envoyons là-bas.

Le chaos et la corruption sont les meilleurs alliés des Talibans et les Afghans, dans ce contexte vérolé, sont de plus nombreux à les regretter. C’est la conclusion de Paul Moreira dans ce documentaire qui ne brille pas seulement par sa clarté. Une conclusion dont on espère seulement qu’elle n’est pas définitive.

Paul Moreira interviewé par Olivier Bailly pour les Rendez-vous de l’Agora


Olivier Bailly : Dans ce documentaire vous parlez du « Dollaristan » à propos du quartier Shirpour de Kaboul…
Paul Moreira : Ce mot m’est venu à l’esprit quand je me suis retrouvé dans ce quartier de Kaboul où l’on construit au pas de course des palais d’un luxe phénoménal. Et je me suis dit « c’est le Dollaristan ici ». Les dollars ne vont pas dans les écoles, la réfection des hôpitaux laisse à désirer, mais l’on trouve beaucoup de dollars dont la provenance n’est pas toujours connue. L’enquête ne me donne pas toutes les réponses. Je ne connais pas précisément la provenance de l’argent nécessaire pour construire ces palais. Il y a probablement de l’argent qui a été escroqué aux Américains pendant la guerre contre les Talibans, probablement un peu d’argent détourné provenant de l’aide internationale, probablement un peu d’argent de l’opium. C’était incroyable de découvrir ça, que cela soit aussi visible et que ça n’ait jamais été traité… Il est vrai que c’est difficile de tourner dans ce quartier. Ils intimident vachement.

Mais ce qui est sûr, et c’était mon intention, c’est que si l’on veut savoir pourquoi les Talibans gagnent du terrain militairement, mais aussi politiquement, il suffit de se pencher sur la question de la mauvaise redistribution de l’argent.

OB : Le point de départ du film c’est d’essayer de comprendre ce que deviennent ces dollars de USAID, l’organisme de l’aide internationale américaine, qui auraient dû servir à construire un programme de 680 écoles. Car quand vous vous rendez à Kaboul vous constatez qu’aucune école n’a été construite…
PM : Quand je vais là-bas, je suis certain qu’USAID, le plus gros donateur, en a construit une vingtaine. Mais il n’y a virtuellement rien. C’est inimaginable. Il paraît qu’il y a des écoles construites en zone rurale, ce que je veux bien croire, mais c’est invérifiable car trop souvent contrôlé par les Talibans. Et puis, surtout, c’est à Kaboul que les besoins sont les plus importants…

OB : USAID est d’ailleurs incapable de vous donner une liste des écoles construites

PM : La seule école « construite » ne comprend que les latrines et le mur d’enceinte. On attend toujours le bâtiment. Je m’attendais à ce qu’il y ait vraiment des constructions. Je ne m’attendais pas à trouver zéro école à Kaboul.

OB : Est-ce que la coalition est un allié objectif des Talibans ?
PM : Je n’irai pas jusque là. L’allié objectif des Talibans ce sont les seigneurs de la guerre tribaux. Il ne faut jamais oublier que les Talibans c’était un cauchemar, mais il faut se souvenir aussi qu’ils avaient fini par gagner le soutien d’une partie de la population car ils avaient mis fin à la guerre entre les chefs de guerre qui s’entretuaient en plein Kaboul, avec tous les dégâts qu’on imagine sur la population civile, cette espèce de climat de guerre perpétuelle. Les Talibans amènent la paix des dictatures, avec ce côté universel des dictatures théologiques. C’est-à-dire que les dissensions tribales sont calmées pour un temps, même si le pouvoir taliban est avant tout un pouvoir pachtoune.
Mais l’échec terrible en Afghanistan c’est que les seigneurs de la guerre ont pris le pouvoir de facto et, à la place d’une véritable démocratie avec des systèmes de redistribution sociale dont le pays aurait vraiment besoin, il y a eu un accaparement du gâteau par ces chefs de guerre. Cela a beaucoup démotivé les gens par rapport au nouvel Afghanistan.

OB : Parmi ces seigneurs de guerre qui se sont enrichis, il y a
Fahim le bras droit du commandant Massoud
PM : C’est ce qui est triste dans cette histoire. Massoud n’a jamais rien eu à lui, c’était un chef de guerre, certes, mais pas un corrompu. Sans doute, il aurait pu amener plus de démocratie en Afghanistan, même si cela avait été une république islamique, quoiqu’il arrive, car on ne change pas comme ça un pays du jour au lendemain. Mais je pense qu’il était porteur d’une honnêteté politique réelle. Une fois mort les types qui se trouvaient juste en dessous se sont conduits de manière assez habituelle dans ce genre de situation. Arrivés au pouvoir ils ont pensé à leur fortune personnelle, aux honneurs, et ils ont mis des photos de Massoud partout dans les rues de Kaboul qui cautionnaient de son intégrité morale les tripatouillages. Ce qui est terrible c’est que tout le pays sait vraiment ce qui se passe. Il n’y a pas besoin de journaux tellement radio-trottoir est efficace. Mon traducteur qui m’a aidé sur place me disait qu’avant ces gars-là étaient des anges, maintenant ils sont devenus des monstres.

OB : Il y a un autre personnage important dans votre film, le député Ramazan Bashardost. Est-ce vraiment un chevalier blanc ou cherche-t-il à tirer parti de la situation ?
PM : Il m’a fait la meilleure impression. C’est un populiste, c’est vrai. Il roule dans une petite voiture, il mange de manière ostensible des pois chiches, il reçoit les gens sous une tente alors que tout le monde est super blindé, possède des gardes du corps… Il est toujours dans l’exposition permanente de sa vulnérabilité, dans la défense des pauvres, il est un peu extrémiste, refuse de boire des sodas parce que les Afghans n’ont jamais goûté au coca-cola… Mais c’est quelqu’un de très honnête, de très intelligent et de structuré. S’il y avait une dizaine d’individus comme lui au pouvoir ça serait utile pour l’Afghanistan. Ce pays a vraiment besoin de gens rigoureux, non corrompus, capables de lire des comptes et de réprimer les corruptions et les spoliations les plus obscènes. Mais je sais bien que le jour où il arrivera au pouvoir il se prendra une balle dans la tête parce qu’il n’est soutenu par aucun réseau, aucune milice. Il n’a aucune force.

OB : Il faut souligner que votre film n’est pas manichéen. Vous évoquez certes le quartier luxueux de Shirpour construit avec on ne sait quels fonds, mais on voit aussi des adolescentes qui suivent les cours dehors (faute d’école), ou des hommes qui luttent, avec parfois des moyens dérisoires, contre la corruption. Bref il y a un espoir, même infime

PM : Il y a une énorme poussée dans ce pays pour plus de démocratie, un état de droit, un accès à l’éducation. C’est ce qui fait mal au cœur quand on voit des gamines qui étudient dans le froid, qui ont envie de participer, qui ont envie que le pays se développe. Il y a une énorme poussée vers plus de justice sociale. Ce n’est pas compliqué, ils veulent la même chose que nous : plus de démocratie et plus de justice sociale. Plus d’égalité. Si l’on résoud ces questions fondamentales, il n’y aura pas de problèmes avec les Talibans et ce pays pourra enfin décoller. C’est assez émouvant de voir l’envie de démocratie des afghans et les résistances liées à la malhonnêteté - je ne trouve pas d’autre terme - des chefs de guerre qui détiennent les clés du pays.

OB : Néanmoins ce film se termine sur ce triste constat : « Comment s’étonner que les Talibans reviennent », demandez-vous. Comment ressentez-vous la situation, vous qui vous êtes rendu récemment à Kaboul ?
PM : Il n’y a pas de fatalité absolue. De toute façon le gouvernement et les forces de la coalition vont devoir négocier avec une partie de l’insurrection. Les Américains parlent de « Talibans modérés ». C’est vrai qu’il y a des zones où c’est plus une insurrection nationaliste qu’extrémiste religieuse. Les vrais extrémistes religieux ce sont, par exemple, Golbodine Hekmatyar, un ancien allié des américains, mais il y a énormément de petits chefs locaux dans les zones rurales qui ne sont pas forcément des totalitaires islamistes. C’est peut-être avec eux que les Américains ont prévu de négocier.

Je me demande si les élections du mois d’août vont redonner les cartes à des gens mieux intentionnés et plus efficaces sur le plan administratif et démocratique et qui pourront endiguer l’influence politique des Talibans, toujours à travers une meilleure redistribution de l’aide.

Récemment Atiq Rahimi, le dernier prix Goncourt qui est d’origine Afghane, plaidait, dans une tribune parue dans Libération, pour que l’on donne aux Afghans un salaire minimum pour tous, comme au Brésil. Cela représenterait 10 % de l’aide internationale. Donner 50 ou 80 euros à chaque noyau familial serait un coup très dur pour les Talibans. Brusquement les Afghans ne percevraient pas le politique comme une organisation du pillage mais comme quelque chose qui est au service du peuple. Car c’est tout le problème. Pour l’instant les gens ne perçoivent pas le gouvernement et la « démocratie » comme répondant aux besoins de la population.

Par exemple, les Talibans ont mis en place des tribunaux parallèles - en Afghanistan quand on va en justice, deux fois sur trois il faut payer le juge pour être entendu - où l’on ne paye personne, où la justice est rendue gratuitement. Les Talibans sont très compassionnels vis-à-vis des pauvres. Il n’y a pas qu’eux. En Irak, certains groupes islamistes sont très compassionnels, le Hamas c’est pareil…

On est face à des gens qui jouent sur cette corde-là et qui sont entendus. Pourquoi le Fatah a pris une déculottée aux dernières élections ? Parce qu’ils sont méga corrompus. Ils ont la Mercedes de l’année, des costards qui coûtent une fortune, des salaires mirifiques, pendant que le reste de la population crève la dalle. On ne peut pas représenter le peuple si on ne donne pas l’exemple avec une telle population soumise aux violences sociale et économique.

OB : Quelle a été l’intuition de départ pour faire ce film ?

PM : Cela fait très longtemps que j’avais envie de faire quelque chose sur l’aide internationale. Sur l’Afghanistan je me tiens au courant de ce qui se passe. Je voyais bien que la donnée économique n’était pas énormément traitée or elle me semblait centrale. J’étais en relation avec Bashardost depuis 2004. Au moment où il avait démissionné j’avais pris contact avec lui. J’avais l’intention de faire quelque chose sur ce qu’il a dénoncé. Et puis, à ce moment précis, il se trouve que plein de choses convergeaient comme le retour des Talibans qui était inexpliqué, sauf pour des raisons militaires. Ces explications me semblaient insuffisantes. Il fallait aller un peu au-delà. Et puis le fait que l’Afghanistan deviennent l’abcès de fixation dans cette guerre, toujours traitée de la même manière à la télévision, c’est-à-dire en embedment, soit avec les Américains, soit avec les Français. L’embedment il y a un moment où ce n’est pas suffisant pour comprendre ce qui se passe en Afghanistan, en Irak ou ailleurs.

OB : Comment rétablir la situation ?
PM : Il faudrait sûrement que les donateurs mettent au point des équipes de monitoring qui analysent où va l’argent. Et il faut qu’il y ait des sanctions si des responsabilités sont établies. Quand on entend les déclarations de Joseph Biden sur l’Afghanistan ça va totalement dans le sens de l’enquête que j’ai faite. Quand ils disent il y a une bande qui s’est appropriée l’état pour son bien personnel il est clair qu’il faut nettoyer tout ça.


 

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