Nucléaire français : la réalité dépasse la fission
par Babar
vendredi 5 septembre 2008
Les rendez-vous de l’Agora reçoivent Eric Ouzounian, journaliste, auteur de Vers un Tchernobyl français (éditions Nouveau monde).
Cela ressemble à un épisode des Simpson. Vous connaissez forcément Homer Simpson, ce petit personnage jaune qui travaille dans la centrale nucléaire de Springfield. Le personnage est fictif, ainsi que la ville (tout comme, d’ailleurs, la centrale nucléaire qui lui fournit l’énergie).
Mais, dans ce cartoon populaire, on ne peut s’empêcher de constater que la centrale de Springfield, construite dans la deuxième partie des années 70, n’a jamais été entretenue, que son personnel est mal, voire sous-qualifié (Homer Simpson a été tour à tour superviseur technique, inspecteur de sécurité, cadre, vice-président et même directeur de la centrale lorsqu’elle fut décentralisée en Inde !), et que l’écosystème autour de la ville en pâtit très lourdement.
Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé… ne saurait être fortuite !
En France, le parc nucléaire se porte bien, merci. C’est du moins le discours officiel. Discours auquel il y a trente ans quelques poignées d’écologistes ne croyaient pas. Aujourd’hui, ce ne sont plus quelques militants, mais une large partie de la population qui réclame un débat démocratique sur le nucléaire.
La question dépasse les pro et anti-nucléaires. Il est illusoire de penser qu’aujourd’hui on peut se passer de cette énergie. Mais pourquoi l’Etat ment-il aux citoyens sur une question aussi essentielle que la santé publique et l’environnement ? Pourquoi manque-t-on de pompiers ? Pourquoi la sécurité civile est-elle mal formée ? Pourquoi fait-on appel à la sous-traitance ? Pourquoi enfin l’Etat est-il passé d’une politique de service public a une politique ultra-libérale de rendement, au détriment de la santé des Français. Ces questions, le journaliste Eric Ouzounian les aborde dans son ouvrage Vers un Tchernobyl français ? (éditions Nouveau Monde). Cette enquête minutieuse sur la sécurité dans les centrales a été écrite avec l’aide d’un « Monsieur X »…
Pour Les Rendez-vous de l’Agora, Eric Ouzounian répond aux questions d’Olivier Bailly :
Agoravox : Etes-vous un militant pro ou anti-nucléaire ?
Eric Ouzounian : Je ne suis ni pro ni anti-nucléaire. Je suis journaliste et j’ai mené-là un travail d’enquête. D’ailleurs, être pro ou anti-nucléaire aujourd’hui, est-ce possible ? Pour ce livre, j’ai rencontré des anti-nucléaires hystériques qui pensent que le nucléaire c’est le mal absolu, et j’ai rencontré des scientistes purs et durs qui ne croient qu’aux bienfaits du nucléaire, en bref deux philosophies qui s’opposent. Je constate qu’il n’y a pas de débats dépassionnés sur ce dossier.
A : Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?
EO : Je suis venu là par la question sociale. Je travaillais sur le stress au travail et puis il y a eu les suicides dans la centrale de Chinon. Mon enquête a duré un an, j’ai visité sept ou huit centrales. Depuis sa sortie, il y a eu l’affaire de Tricastin, le livre a eu beaucoup d’échos.
A : Vous n’avez pas écrit Vers un Tchernobyl français ? seul, mais avec un certain « Monsieur X ». Existe-t-il vraiment ?
EO : Il existe vraiment, c’est un haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie et tout ce qu’il m’a dit a été recoupé par des syndicalistes, des organisations professionnelles... Les faits sont incontestables.
A : Ce témoignage venant d’un haut responsable aurait-il été possible il y a vingt ans ?
EO : Il y a vingt ans, ça marchait bien, les gens se serraient les coudes. Maintenant, c’est la débandade, donc les gens parlent. Vous savez c’est comme dans l’armée avec l’affaire Surcouf.
A : N’est-il pas symptomatique que la prise de conscience sur les dangers du nucléaire, auparavant limitée aux militants écologistes, se répande largement dans l’opinion publique ?
EO : Les gens ne sont pas fous et voient comment tout le monde travaille : il n’y a pas de moyens, on bosse à l’arrache. C’est pareil partout. Et ils se disent que si une centrale saute ça sera pour les mêmes raisons. On n’est pas là dans les délires de l’extrême gauche, tout le monde peut établir ce constat.
A : La transparence à propos du nucléaire est-elle possible ?
EO : Pas complètement. On ne peut pas tout raconter. C’est un dossier compliqué difficile à vulgariser. On peut essayer d’être pédagogique, mais c’est limité. On peut expliquer par exemple, dans le cas du risque incendie, qu’il faut des pompiers en permanence dans les centrales. On peut dire aussi qu’avec le réchauffement climatique et la montée des eaux il faudrait éviter de construire des centrales au bord des rivières.
A : Vous évoquez le terrorisme comme l’un des quatre risques majeurs avec les incendies, les inondations et le risque sismique. Le terrorisme est-il un risque réel ou un fantasme ?
EO : Des militants anti-nucléaires ont déjà pénétré dans une centrale, mais ce que l’on sait moins et que je n’évoque pas dans ce livre c’est qu’un officier de la DGSE a réussi aussi. Donc bien entraîné, on peut. Faire exploser un avion de ligne s’avère compliqué, mais enfin sur le World Trade Center c’était compliqué aussi… Pour l’instant, les problèmes ont toujours eu lieu en dehors des réacteurs, donc, pour l’instant, ça va.
A : Le principal argument de votre livre c’est que l’Etat rogne sur des dépenses nécessaires
EO : Il y a dix ans, chez EDF, circulait un document interne qui expliquait qu’EDF deviendrait une machine à faire du cash pour l’Etat. Comment ? En exportant l’électricité, en rognant sur la recherche, mais surtout en réduisant les coûts de personnel. Les calculs sont faciles à faire : le combustible et les amortissements représentent des coûts incompressibles. Il reste le personnel. Donc on sous-traite et l’Etat se frotte les mains. Cette affaire de sous-traitance c’est ce qu’il y a de plus dangereux. On est dans le schéma AZF. Ça peut arriver de la même façon. Pour l’instant, il y a encore un culte de la sécurité chez EDF. On n’est pas encore à l’ère soviétique, mais ça arrive… Le problème avec le nucléaire c’est que l’Etat se comporte comme un actionnaire privé. Et l’actionnaire ce qu’il veut ce sont des dividendes. Or, il faut une intervention de l’Etat pour limiter la casse donc on est dans une contradiction.
L’Autorité de sécurité nucléaire peut dire « on ferme le prochain EPR » parce que Bouygues fait des économies sur le béton », mais on ne le fera pas parce qu’il faut exporter. Il faut du cash. L’électricité ne se stocke pas…
A : Les politiques brillent par leur absence
EO : Les politiques ne connaissent pas le dossier. Pour eux, si avec le nucléaire l’énergie coûte moins cher, alors faisons du nucléaire. Du moment que les gens sont contents. A Chinon, par exemple, les élus sont contents. Les gens aussi. La taxe professionnelle rapporte beaucoup à la ville. Il faut que les politiques prennent le problème en compte. Le nucléaire n’est pas une énergie propre, certes. Alors si on en fait, autant le faire bien.
A : En termes de santé publique, les risques sont-ils réels ?
EO : En Belgique, il y a eu récemment un accident similaire à ce qui est arrivé au Tricastin. La Belgique l’a classé en niveau 3, la France en niveau 1. L’Autorité de sûreté nucléaire classe tout en 0 (écart) ou 1 (anomalie) alors que l’échelle internationale Inès comporte sept catégories. Sur ce point, le réseau Sortir du nucléaire a raison quand il prétend que l’ASN se fout du monde. Pour en revenir à la santé publique, les riverains des centrales reçoivent chaque année des pastilles d’iode. Ces pastilles pour qu’elles soient efficaces doivent être prises quatre heures après une alerte. Au Tricastin, les gens ont été informés cinq heures après. La sécurité civile n’est pas au point s’il arrive un accident majeur.
A : Avec l’ouverture du marché de l’énergie, est-ce illusoire d’imaginer en France des centrales low-cost, construites par la Chine, par exemple ?
EO : Oui. Par la Chine, non, mais par des membres de l’UE, comme la Pologne ou la Roumanie, pourquoi pas ? L’UE, entre le libéralisme et les velléités écologistes, est contradictoire. L’écologie est un luxe, mais cela va devenir incontournable sinon on va tous mourir. Je pense que là-dessus le dogme libéral va se fissurer car on ne peut pas confier la gestion du nucléaire à n’importe qui.
A : L’Etat vient d’engager une enquête publique sur les futurs sites d’enfouissement. D’ici 2010, des sites seront retenus, notamment dans l’est de la France, région malmenée par la réforme de la carte militaire. N’y a-t-il pas là le risque de créer des régions poubelles ?
EO : La réponse est comprise dans la question ! On parle de redéploiement. En langage militaire, un redéploiement ce n’est pas un renfort ! Mais je dirais que la question de la gestion des déchets n’est pas gênante en soi. Allez à La Hague, vous constaterez que c’est bien fait. En revanche, il y a un réel problème de sécurité avec le transport des déchets. Le réseau Sortir du nucléaire n’a eu aucun mal à neutraliser un train de déchets en gare de Bordeaux.
A : Le nucléaire en France, une affaire d’argent avant tout ?
EO : Les vieilles centrales tiendront encore dix ans. Le problème c’est pourquoi les fait-on durer dix ans de plus ? Tout simplement pour les amortissements qui font monter les cours de la bourse. C’est là qu’on voit que les ingénieurs ont perdu le pouvoir au profit des financiers. Les ingénieurs ont une culture de la sécurité, les financiers une culture du rendement. C’est un symptôme qui illustre l’état du nucléaire en France. Si on prend la question sous l’angle financier on comprend tout.