11 septembre : du devoir de mémoire à l’impérialisme victimaire

par Nicolas Kirkitadze
mercredi 12 septembre 2018

L'attentat du 11 septembre 2001 est selon les historiens l'attaque la plus meurtrière perpétrée dans l'histoire humaine. 2977 personnes y ont en effet perdu la vie et 6291 ont été blessées. A cela s'ajoute un bilan matériel et économique désastreux qui fut pudiquement tu face à la tragédie humaine. Il fut pourtant catastrophique : cinq immeubles totalement détruits et quarante-huit endommagés partiellement ; une forte baisse du Dow Jones qui a perdu 14,3% en une matinée et mis plusieurs mois pour repasser dans le vert, l'attentat ayant porté un large coup à la crédibilité des États-Unis aux yeux des investisseurs et des banques. Le secteur de l'aviation et du tourisme ne fut pas épargné à en croire les chiffres : dans la semaine qui a suivi l'attaque, les tarifs des hôtels ont chuté de 40% et 3000 postes ont été supprimés dans le secteur touristique. Enfin, plusieurs semaines ont été nécessaires au déblaiement des débris et à la rénovation des immeubles endommagés, ce qui a occasionné un coût de 2,4 milliards de dollars. Mais, évidemment, ces considérations pécuniaires ne sont que peu de choses face au nombre de morts, de blessés et de personnes traumatisées.

Ce dernier aspect ne doit pas être négligé car c'était le but principal des attaques : faire comprendre au peuple étasunien qu'il n'était plus en sécurité dans son propre pays. Sur un plan psychologique, on peut donc parler d'une blessure narcissique infligée à l'Amérique tout entière qui, pour la première fois de son histoire, a réalisé sa mortalité. Mais si le but des islamistes était de traumatiser l'Amérique, ils ignoraient sans doute que ce traumatisme serait repris et utilisé par le gouvernement des États-Unis dans le cadre d'un programme impérialiste et belliciste dont le monde paie encore les conséquences.

Mais, très vite, presque immédiatement après les attaques, l'Amérique est passé du devoir de mémoire à un revanchisme et à l'impérialisme victimaire. Sur l'air du "on a beaucoup souffert", l'Oncle Sam s'est laissé aller à des actes que nul autre pays n'aurait osé sous peine d'être cantonné au rang de dictature. Cela, tant en politique intérieure (au moyen de lois liberticides telles que le Patriot Act, véritable coup d'état légal) qu'en politique étrangère, avec sa catastrophique "guerre antiterroriste" que dénonce aujourd'hui le président libanais Michel Aoun en déclarant : "Cette guerre contre le terrorisme a répandu le terrorisme dans le monde".

Long de 132 pages, l'USA PATRIOT Act, promulgué le 26 octobre 2001, a pour axes centraux la fin de la distinction juridique entre enquête extérieure et intérieure dès lors qu'elle touche au terrorisme, ainsi que la création du statut de "combattant illégal" qui permet au gouvernement de passer outre l'habeas corpus et de détenir ces personnes pour une durée illimitée. Les services de renseignement se voient en outre accorder le droit d'accéder aux données informatiques des particuliers sans autorisation préalable de la justice. Ce décret n'est en fait qu'un texte parmi une dizaine de "lois antiterroristes" promulguées entre 2001 et 2004 par l'Administration Bush dans un souci de restreindre les droits civiques pour les personnes suspectées de terrorisme et d'accroitre les prérogatives du gouvernement sur ces questions. La création du camp extrajudiciaire de Guantanamo et les atrocités qui y ont toujours cours s'inscrivent dans cette ligne.

L'influence du 11 septembre 2001 est également d'une importance capitale sur la politique étrangère des États-Unis depuis ces dix-sept dernières années. Au lendemain de l'attaque, le président Bush promettait une "guerre contre le terrorisme". Dès le 7 octobre 2001, il lançait une offensive militaire contre l'Afghanistan, au main des Talibans depuis 1996 : le régime tomba en quelques semaines et le mollah Omar fuit le pays en mobylette. Mais en treize ans de présence sur le sol afghan, les États-Unis ont échoué à pacifier le pays, à mettre fin au terrorisme et à instaurer une véritable démocratie comme ils le promettaient. Pire, les nombreuses "bavures" de l'OTAN ont ôté la vie à plusieurs milliers de civils (20 198 selon l'ONU) ce qui a poussé un large pan de la population, au début favorable aux Américains, à s'en détourner et à soutenir les islamistes qui ont acquis par là une image de guérilléros luttant contre le colonisateur occidental.

La guerre d'Afghanistan ne peut malgré tout être qualifiée d'échec total, au vu de la victoire sur les Talibans. Les géopolitologues, indulgents, y voient plutôt un demi-succès. Contrairement à la guerre d'Irak qui restera pour de nombreuses années encore une tache de Macbeth sur l'histoire américaine. A la différence de l'intervention en Afghanistan (appuyée par 85% d'Américains en octobre 2001) le peuple était plus que réticent à s'embarquer dans une nouvelle guerre contre l'Irak. D'après une enquête de CNN, seuls 15% des États-Uniens étaient favorables à une intervention militaire en Irak à la fin de l'année 2001. Un score qui atteindrait 70% deux années de propagande plus tard. Ficelée par Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz, respectivement Secrétaire et Vice-Secrétaire à la Défense, la propagande consistait, comme chacun le sait, à accuser l'Irak de posséder des armes de destructions massives (quitte à fabriquer de fausses preuves) et à prétendre que celles-ci présentaient un danger immédiat contre les États-Unis du fait d'une complicité entre Saddam Hussein et Ben Laden. C'est encore l'argument victimaire ("On a été touchés directement par le terrorisme contrairement à vous") qu'a utilisé l'Amérique face aux autres pays circonspects devant ses velléités guerrières. Le résultat de cette guerre fut, comme nous le savons, la chute des infrastructures étatiques irakiennes et la montée en puissance de l'islamisme. Un millions de morts sont à déplorer. D'après de nombreux géopolitologues (dont Kenneth Waltz et Pascal Boniface) Daesh n'aurait jamais existé sans l'intervention américaine en Irak.

De façon plus lointaine, le renouveau des tensions avec l'Iran et la Corée du Nord sont aussi à rapprocher avec le 11 septembre 2001 qui a servi de justification. En effet, dans son discours sur "l'État de l'Union" prononcé en 2002, le président Bush a nommé plusieurs pays qui, selon lui, constituaient un "axe du mal", parmi lesquels l'Afghanistan, l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord. Dans l'esprit de Bush et des néoconservateurs qui murmuraient à son oreille, l'Irak et l'Iran présentaient des similitudes quant à leur velléité de nucléarisation et à leur régime islamiste. Des allégations qui ne résistent pas à l'analyse : l'Irak n'ayant jamais eu de velléités nucléaires, et l'Iran étant un régime chiite peu tendre avec les sunnites irakiens qui lui avaient livré une guerre longue de huit ans (1980-1988) lors de laquelle 500 000 Iraniens avaient perdu la vie. Quant à la Corée du Nord, si elle a bien fourni des armes à l'Iran et à l'Irak, on ne peut décemment pas mettre sur le même plan le régime de Pyongyang et celui des mollahs, même si les deux sont des contre-modèles à la démocratie occidentale.

Le gouvernement des États-Unis a donc parfaitement su instrumentaliser une tragédie nationale et le choc qu'elle avait provoqué sur l'inconscient collectif des Américains afin d'amener ceux-ci vers une vision huntingtonienne et belliciste qui est pourtant loin de faire l'unanimité au sein de l'opinion publique. Car, si les gouvernements successifs des États-Unis sont belliqueux et impérialistes, la société américaine est plus divisée : chez les Démocrates comme chez les Républicains, il existe effectivement une vision impérialiste et universaliste de l'Amérique dont le rôle serait d'être le "gendarme du monde" et de répandre ses "valeurs universelles". Cette vision a notamment été défendue par les philosophes Leo Strauss et Allan Bloom, figures phares du néoconservatisme américain. Cette conception impérialiste est cependant loin de plaire à tous. Au sein des deux grands partis et de la société en général, il existe tout un ensemble de pensée considérant que l'Amérique n'a pas à se mêler des affaires d'autres pays et qu'elle ne doit faire la guerre que lorsqu'elle est physiquement menacée. Selon les groupes sociaux, les raisons de l'opposition à l'atlantisme varient : Pour Sanders et Chomsky, elles sont l'expression de leur anti-impérialisme et de leur opposition à la guerre qu'ils considèrent comme une violation du droit sacré des peuples à disposer d'eux-mêmes. Dans le camp républicain, c'est plutôt au nom de l'ethnicisme et du recentrage sur la politique intérieure que l'on est opposé aux visées impérialistes.

La devise "America First !" rappelle ce mouvement civique des années trente qui s'opposait frontalement à l'entrée en guerre des États-Unis contre l'Allemagne. Contrairement à ce qui est souvent prétendu, tous les supporters de ce mouvement n'étaient pas pro-nazis (bien qu'une partie non-négligeable aient effectivement vu d'un bon œil l'arrivée au pouvoir d'Hitler, à commencer par l'homme d'affaires Prescott Bush qui a commercé avec l'Allemagne nazie de 1933 à 1941). Pour la plupart des Américains, il s'agissait avant tout d'une opposition à une guerre qui leur semblait lointaine et coûteuse alors que cet argent et ces efforts pouvaient servir à améliorer les conditions de vie des Américains moyens. C'est sur la même rhétorique qu'a été élu Donald Trump, lequel promettait un retrait total des troupes américaines déployées à l'étranger et le retour à la doctrine Monroe qui prône la non-intervention des États-Unis dans les affaires européennes.

Une grande partie de la société états-unienne ne se reconnaît en effet pas dans l'impérialisme de son gouvernement et préférerait que l'argent investi dans des guerres lointaines et autres "projets de développement" serve plutôt à l'amélioration de la vie du peuple américain. Un sondage du Pew Research Center paru en 2017 montrait une nette évolution de la tendance isolationniste : 57% des sondés considéraient en effet que les États-Unis devaient "s'occuper de leurs propres problèmes au lieu de régler ceux des autres pays", l'avis inverse n'étant défendu que par 37% des personnes interrogées contre 41% en 2015 et 45% en 2010. Des chiffres qui montrent la lassitude grandissante des Américains et l'impression d'être délaissés par les politiques qui préfèrent jouer aux sauveurs du monde. Or, seul un traumatisme national de grande envergure peut amener ces Américains isolationnistes à soutenir une guerre lointaine, coûteuse et impopulaire.

Ce débat entre interventionnisme et isolationnisme est aussi vieux que l'Amérique elle-même. La doctrine Monroe a vu le jour sous la présidence de James Monroe (1817-1825) qui désapprouvait fermement toute intervention de son pays dans la politique mondiale. Une doctrine à laquelle la société américaine s'est tenue jusqu'à leur entrée dans la Première Guerre mondiale suite au torpillage du Lusitania par l'armée allemande en 1915. Comme le 11 septembre 2001 a été utilisé pour lancer une croisade contre le terrorisme, le naufrage du Lusitania a fait l'objet d'une instrumentalisation victimaire intensive par le pouvoir et la presse afin d'amener l'opinion américaine à soutenir la guerre. Un scénario qui s'est répété en décembre 1941 avec l'attaque japonaise de Pearl Harbor : alors que deux tiers des Américains étaient opposés à une entrée en guerre contre l'Axe et que Roosevelt avait été élu sur cette promesse de neutralité. Après Pearl Harbor, toute opposition à la guerre fut taxée d' "antipatriotisme", et le peuple américain, à grand renfort de propagande, amené à accepter l'effort de guerre au nom de la défense des États-Unis.

L'impérialisme victimaire étasunien n'est donc guère une nouveauté, au vu de ces éléments. Mais à la différence du Lusitania et de Pearl Harbor, le 11 septembre fut un traumatisme mondial, tous pouvant s'identifier à ces milliers de victimes et de familles endeuillées ("Nous sommes tous Américains", titrait le Monde le 12 septembre). Cela explique sans doute en partie la passivité des autres pays face au bellicisme étasunien qui semblait, sinon justifiable, du moins compréhensible par mimétisme empathique.


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