16 octobre 2010, une manifestation décisive

par Bernard Dugué
vendredi 15 octobre 2010

Le mercredi 13 octobre, les commentateurs étaient tous d’accord pour reconnaître un nouveau souffle au mouvement contre les retraites. Le lendemain, vu la baisse du nombre de grévistes, d’aucuns anticipaient un essoufflement. Une chose est certaine, Sarkozy ne lâchera rien, sauf durcissement imprévisible et colossal, étant satisfait d’avoir réussi à diviser les Français, à s’aliéner la gauche. Est-ce une tactique électorale ? Pousser la gauche vers des positions caricaturales pour mieux se présenter comme le garant de la politique équilibrée, vertueuse, préservant la France dans son avenir de puissance avancée pouvant jouer dans le concert des nations. La fracture gauche droite est bel et bien visible. On le remarque jusque dans les éditoriaux. Avec une fois de plus les prises de positions des frères ennemis que sont JM Aphatie et JK Kahn, Dans le journal Marianne, Laurent Pinsolle évoquait un blocage, une épreuve de force, alors qu’Aphatie semblait sonner le glas de cette lutte en argumentant sur la fatigue des grévistes. Quoique, fatigue étant un euphémisme. Faire grève coûte cher et ne permet pas forcément d’obtenir un résultat. Plus efficace serait la menace d’une pénurie d’essence. Un pays bloqué, une jeunesse régulièrement dans la rue, des défilés syndicaux pour soutenir le mouvement et une opinion publique favorable, voilà un lot d’ingrédient pouvant peser contre le chef inflexible de l’Elysée. Cette hypothèse paraît peu probable mais 54% des Français seraient favorable à une grève générale. Si elle se produit, cela pourrait embarrasser le PS dans sa future campagne comme l’explique Thomas Legrand sur Slate. Aphatie persiste et signe dans un second billet, évoquant un désenchantement, réduisant le mouvement à quelques raffineries bloquées pour une pénurie lancée comme une menace fantôme dans les médias. Le gouvernement ayant la possibilité de mobiliser les stocks stratégiques en cas d’épuisement des stocks commerciaux.


Si le mouvement s’arrête, les opposants à la réforme s’en iront en ayant le souvenir d’avoir été sur le pont pour défendre une cause juste, puis les ressentiments et les frustrations accompagneront les plus motivés, ou alors les plus désenchantés. Les syndicats célèbreront une bataille de la rue rondement menée, avec une mobilisation importante. Mais de victoire il n’y en eut point, sauf à se gargariser des trois millions de manifestants et de syndicats victorieux à la Pyrrhus, autrement dit, d’un succès associé à une faiblesse syndicale pour mener les prochaines luttes. Le monde du travail risquant en effet de subir de plus en plus la rudesse du prochain cycle économique. Quant à Sarkozy, il pourra se féliciter d’avoir été inflexible. On l’imagine se regardant dans la glace, se comparant avec son prédécesseur Chirac, le président fainéant qui recula face à la fronde menée contre le CPE. Quant à la perspective de l’élection en 2012, on peut penser que l’option prise par Sarkozy ne soit plus celle de la rupture ouverte mais celle du typage politique. C’est exactement la stratégie qui fut proposée à GW Bush par son conseiller Rove lors de sa seconde réélection en 2004. Prendre le pari sur une élection qui se gagne non pas au centre mais à droite. Ne feignons pas l’étonnement. Sarkozy est un homme politique de droite !


L’autre hypothèse, c’est le durcissement et la radicalisation. Que signifie ce mot ? Les uns pensent aux extrêmes. Radicalisation peut aussi renvoyer à racine et plus précisément à l’enracinement du monde du travail dans l’histoire des luttes sociales. Les travailleurs de Total, les cheminots, les dockers, les profs en grève, tous le savent, ils portent en eux le mécontentement social des Français. Il existe un parallèle avec la politique qui trace des grandes lignes valables pour tous lorsqu’elle est nationale et se joue entre le gouvernement et le parlement. Loi Veil, loi Auroux, libération des ondes, voilà des dispositifs encadrant la vie de tous les Français. La politique se dessine également au niveau local. Cette fois, sont concernés les citadins, quand il faut construire un tram ou un pont, ou les riverains, quand il est question d’organiser la vie d’un quartier. A l’échelle syndicale, des conflits locaux font entrer en jeu les éboueurs, les postiers, les cheminots dans une région. Les revendications sont précises et limitées à un nombre réduit de travailleurs défendant leurs intérêts, ce qui ressemble à la politique locale. Les mouvements syndicaux qui eurent lieu en décembre 1995, en avril 2006 et maintenant en octobre 2010 ont une portée nationale, presque historique. Ces trois frondes ont comme point commun d’être transgénérationnelles. Travailleurs, retraités, chômeurs, jeunes, tous ensembles !


La réalité semble être celle d’une France dont le corps devient malade car le cerveau ne produit plus de représentations adéquates à un avenir convenable. La tension entre le gouvernement et la société d’opposition n’a jamais été aussi intense. Sarkozy étant ô combien impopulaire, voire même détesté, bien plus que ne le fut Chirac à l’époque des grandes grèves de 1995. La dialectique est en œuvre. Une bonne moitié des Français sont contre les tendances socio-économiques contemporaines et contre les réformes menées par le président Sarkozy. Ils voient parfaitement que l’évolution se fait dans le sens d’un partage inégal des revenus. Que la régression sociale ne cesse d’avancer dans un contexte où les actions de l’industrie du luxe atteignent des sommets. Les Français aspirent à autre chose, à un autre modèle de société. Mais ils ne le voient pas, et ce n’est pas sur le PS qu’il faut compter, ce parti ne cessant de louvoyer dans l’incertitude, le flou idéologique, le marécage des ambitions personnelles. En résumé, les Français ne se sentent pas représentés par les politiques. La France est un navire sans vigie qui tangue sous la gouverne d’un capitaine inflexible présent sur tous les ponts, s’agitant en permanence. Plus généralement, les citoyens n’ont plus confiance dans les institutions, ni même entre eux. Ce qui mine l’esprit d’aventure collective, de convivialité constructive, engendrant l’individualisme, l’incivisme, voire la corruption. Le mouvement contre la réforme des retraites est un thermomètre indiquant le marasme d’une société qui ne voit plus l’avenir d’un bon œil. 


Ce 16 octobre sera déterminant. En dessous du million de manifestants en comptage policier, ce sera le début de la fin. A deux millions, on pourra dire, affaire à suivre, tout en anticipant une semaine agitée. Nul ne peut prévoir ce qui peut se passer. La colère et le mécontentement sont présents. Une grande manifestation est déjà programmée pour mardi. L’entrée en scène des lycéens s’affirme. L’argument du chômage des jeunes est imparable. Autant dire que ce 16 octobre est dans une fenêtre de tir et que le mouvement ne doit rater la cible s’il veut amplifier son élan. L’homme et son destin se révèlent en ces occasions. Du temps de l’Occupation, on savait que la haine de l’ennemi servait de ressort psychique aux résistants et que sans haine, un peuple est vaincu. Le peuple de gauche haït Sarkozy, il ne veut plus être humilié, écrasé, alors que les riches dansent.

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