1887-2007 : Une histoire très belle

par Henri Masson
vendredi 20 juillet 2007

L’année 2007 marque deux anniversaires liés à la réalisation d’une idée sur laquelle se sont penchés des philosophes, des humanistes, des hommes de pensée et de science tels que Descartes, Leibniz, Vivès, Comenius, Wilkins, Condorcet, Ampère, et même, bien plus tôt, le médecin romain Claudius Galenus.

Tout a commencé voici 120 ans, le 26 juillet 1887, lorsqu’une brochure de 40 pages en langue russe fut publiée à Varsovie sous le titre “Langue internationale” et sous le pseudonyme “Doktoro Esperanto“. Les éditions en français, allemand et polonais parurent la même année. Voici 90 ans que disparaissait le Dr Zamenhof, l’initiateur de Langue internationale qui allait se populariser sous le pseudonyme qu’il avait adopté.

Ce premier manuel n’a qu’une quarantaine de pages et c’est bien en cela qu’apparaît le génie de Zamenhof : une langue ne peut être ni l’oeuvre d’un seul homme ni même celle d’un comité de scientifiques. Une partie de ce manuel est consacrée à la grammaire dont les 16 règles de base sont sans exceptions. On y trouve aussi des exercices, des traductions et des poèmes ainsi qu’une liste de 947 éléments (radicaux, préfixes et suffixes). Cette pauvreté apparente du vocabulaire, issu de langues existantes, est compensée par la structure agglutinante de la langue qui permet déjà, à cette époque, la formation de milliers de mots. Il s’agit d’une structure qui apparente l’espéranto aux langues dites agglutinantes, telles que le japonais, le hongrois, le finnois, le turc, etc. Dans l’espéranto, nous trouvons aussi des aspects linguistiques qui l’apparentent aux langues dites isolantes telles que le chinois, c’est-à-dire l’invariabilité de chaque élément. Cette structure présente l’intérêt d’éviter le recours fréquent au dictionnaire et de rendre la langue la plus aisée à apprendre pour quelque peuple que ce soit. Ce sont ces caractéristiques qui ont amené le Pr Umberto Eco à prendre la défense de l’espéranto lors d’une émission télévisée sur Paris Première lorsque le journaliste Paul Amar, le 27 février 1996, avait fait allusion à un échec de l’espéranto. Umberto Eco répondit alors que l’on ne pouvait pas parler d’échec, et il précisa : “du point de vue linguistique cette langue suit vraiment des critères d’économie et d’efficacité qui sont admirables.

La langue s’est enrichie par la suite de manière tout à fait naturelle. Nous pouvons aujourd’hui comparer les 947 radicaux de la feuille du lexique du premier manuel avec les 16 780 entrées du dictionnaire illustré et complet d’espéranto, le “Plena Ilustrita Vortaro de Esperanto” éditée par SAT. dont le congrès annuel se tiendra du 21 au 27 juillet à Antony, près de Paris. Sorte de Forum social mondial avant la lettre, cette organisation indépendante d’esprit, à caractère socio-culturel et à vocation émancipatrice, avait adopté l’espéranto comme langue de travail dès sa fondation, à Prague, en 1921.

Par ses aspects linguistiques autant que par l’esprit qui l’anime, l’espéranto introduit le principe d’équité dans la communication. Aujourd’hui, il est souvent question de commerce équitable, de relations plus équitables, mais ceux qui avancent le mot équitable, comme d’autres ont avancé ceux d’écologie et d’environnement, voici quelques décennies, semblent oublier que l’équité, ça commence au bout de la langue, ça commence par la langue. Il ne peut y avoir d’équité ni même de démocratie, là où l’un des interlocuteurs est contraint de s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne, une langue pour laquelle il a été contraint de consacrer beaucoup d’efforts, de temps et d’argent, une langue dont, malgré cela, il ne connaît pas toutes les subtilités, tous les pièges. Ainsi, dans les assemblées ou les conférences dont l’anglais est l’unique langue de travail, il apparaît que les natifs anglophones interviennent plus fréquemment et plus longuement que les non-natifs, ce qui leur permet d’imposer leur façon de voir les choses et leurs choix. Zamenhof avait donc décelé, dès sa jeunesse, ce dont la plupart des intellectuels et des hommes politiques n’ont pas encore conscience aujourd’hui.

Le champ d’application de la langue est déjà très vaste. Il dépasse de très loin l’objectif minimum ainsi défini que le Dr Zamenhof s’était fixé dans le premier manuel : “Que chaque personne ayant appris la langue puisse l’utiliser pour communiquer avec des personnes d’autres nations, que cette langue soit ou non adoptée dans le monde entier, qu’elle ait ou non beaucoup d’usagers”.

Du fait qu’il rend le bilinguisme accessible à tous dès l’enseignement primaire, l’espéranto représente un double défi : se libérer des méfaits de Babel en sauvegardant ses richesses, et faire en sorte que les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, s’appliquent aussi dans la communication linguistique.

Une interrogation assez fréquente par rapport à l’espéranto concerne sa situation encore marginale après plus d’un siècle d’histoire dont la richesse reste insoupçonnée non seulement pour le grand public, mais aussi pour bon nombre d’intellectuels. Professeur au Collège de France, Umberto Eco a très bien compris que les raisons qui ont entravé sa progression ne sont pas d’ordre linguistique mais bel et bien d’ordre politique comme pourraient l’être celles qui favoriseront son émergence : “Il pourrait s’avérer que demain” - a-t-il dit en 1993, lors d’un entretien accordé au Figaro.-, dans une Europe unie, chaque pays refusant que la langue véhiculaire soit celle de l’autre, on arrive à accepter l’idée d’une langue véhiculaire artificielle“.

L’étude de l’espéranto, dans le but de préparer un cours au Collège de France, a amené Umberto Eco à reconnaître les mérites du Dr Zamenhof et les qualités de son oeuvre : “J’ai constaté que c’est une langue construite avec intelligence, et qui a une histoire très belle”...

Face à une information déficiente des citoyens et à une politique linguistique qui n’est ni nette ni honnête, il ne reste en effet que le recours à internet : le site d’information “esperanto.net“ permet de découvrir l’espéranto et son champ d’applications en 62 langues, et le mot clé “esperanto” ouvre l’accès à un très grand nombre de sites liés à cette langue au moyen du moteur de recherches Google.

A l’heure d’internet et du multimédia, où l’anglais est largement dominant, les chances de l’espéranto sont accrues justement par ce pouvoir de progression dont le grand géographe Élisée Reclus avait déjà pu témoigner dans son ouvrage magistral “L’homme et la Terre, publié en fascicules à partir de 1905 : “Dix années seulement après la naissance de l’espéranto, ceux qui l’utilisent dans leurs échanges de lettres dépasseraient 120 000. Combien de langues originales en Afrique, en Asie, en Amérique, et même en Europe, embrassent un nombre de personnes beaucoup plus modeste ! Les progrès de l’espéranto sont rapides, et l’idiome pénètre peut-être plus dans les masses populaires que parmi les classes supérieures, dites intelligentes.

Chose curieuse, cette langue est amplement utilisée déjà ; elle fonctionne comme un organe de la pensée humaine, tandis que ses critiques et adversaires répètent encore comme une vérité ardente que les langues ne furent jamais des créations artificielles et doivent naître de la vie même des peuples, de leur génie intime. Ce qui est vrai, c’est que les racines de tous langages sont extraites, en effet, du fond primitif, et l’espéranto en est, par tout son vocabulaire, un nouvel et incontestable exemple”.

C’est un fait avéré qu’aucune autre langue au monde ne permet d’établir en aussi peu de temps un contact de qualité entre deux personnes que sépare le mur des langues. L’espéranto a toutes les qualités requises pour devenir par ailleurs la langue de référence utilisable pour des banques de données. Il offre la garantie d’un accès nettement plus facile et rapide pour les usagers, très largement majoritaires, dont la connaissance de l’anglais est nulle ou insuffisante. Sa maîtrise exige moins de temps qu’une remise à niveau en anglais qui n’est par ailleurs la langue maternelle que de moins de 8 % de l’humanité.

Professeur au Collège de France, auteur de nombreux ouvrages, dont “Le souffle de la langue“, Claude Hagège a dit de l’espéranto, lors d’une conférence présentée à Valenciennes en 1993 : “C’est dans sa facture une langue que l’on peut considérer comme une des grandes langues de l’Europe (...). Je pense que l’espéranto est une solution parmi d’autres, et qu’il pourrait avoir pour lui l’avantage, sérieux, à savoir que, contrairement à n’importe laquelle des langues de vocation européenne, il n’est pas, lui, précédé ou suivi d’un engagement politique et national. Ce n’est la langue d’aucune nation, d’aucun État. (...) On le sait depuis longtemps donc, l’espéranto a pour lui, avait pour lui, a toujours pour lui, de ne pas être la langue d’une nation et d’un peuple, encore moins d’un État au sens hégélien du terme, ce qui sont des traits plutôt favorables.”

L’espéranto est en effet une langue anationale, c’est-à-dire la langue d’aucune nation, libre de tout lien avec une nation et même avec toute autre forme de puissance économique, idéologique et politique. Plus souvent entravé qu’aidé, il s’est malgré tout hissé au rang de langue internationale effectivement utilisée dans divers secteurs d’activités. En 1887, il n’y avait que deux personnes qui le parlaient : le Dr Zamenhof et son épouse. Aujourd’hui, sur les 6 à 7 000 langues qui existent dans le monde, il se classe dans le groupe d’un peu plus de 200 parlées par plus d’un million de locuteurs. La version en espéranto de “Wikipedia“ se classe en quinzième position parmi plus de 250 langues. “Wikiversity“ propose aussi un département d’espéranto. Voir aussi “L’espéranto au présent“.

D’une certaine façon, la communauté espérantophone est aujourd’hui un réseau d’échange du savoir sans frontières. Bon nombre d’espérantophones coopèrent, par exemple dans le cadre de la création de logiciels libres.

Il est intéressant de constater que l’espéranto était implanté sur internet bien avant que l’usage du réseau ne devienne courant. Les premiers usagers d’internet ont été, bien entendu, des anglophones. Reproduite par le quotidien “Libération“, dans un article publié le 14 juin 1996 sous le titre “Le Web, terre d’asile espéranto”, la réflexion d’un Américain de la nouvelle génération “internet” prend toute sa valeur : “Sans internet, disait-il, je n’aurais jamais appris l’espéranto”. Un anglophone découvrait ainsi la dimension supplémentaire inattendue que l’espéranto apporte à la communication et à internet. Au moment où ils prennent conscience des insuffisances de leur langue, des anglophones perçoivent les avantages d’une autre langue dont ils ignoraient l’existence ou ne connaissaient tout au plus que le nom. L’utilisation effective de l’espéranto a en fait plus de poids qu’un débat sur son existence entre des gens qui en restent au stade de la théorie et des supputations, voire même des insinuations, quand ce n’est pas de la calomnie pure et simple, alors que des usagers constatent que, comme pour le téléphone, son intérêt et ses possibilités se sont accrus au fur et à mesure qu’augmentait le nombre des usagers. L’avis exprimé dès 1918 par l’éminent linguiste Antoine Meillet, professeur au Collège de France, dans son ouvrage “Les langues dans l’Europe nouvelle“, reste toujours aussi exact : “Toute discussion théorique est vaine, l’espéranto a fonctionné”.

Née d’un rêve d’enfant, la langue dont Umberto Eco a dit qu’elle “a une histoire très belle” devient ainsi, là où ne suffisent ni l’anglais ni même le multilinguisme, le complément linguistique et démocratique de techniques de communications qui vont marquer ce nouveau millénaire mais qui, elles, du fait de leur coût, ne sont pas démocratiques.

En conclusion, l’espéranto a plus que jamais sa raison d’être. Le temps est venu de s’interroger sur les questions de communication linguistique, de parler de l’espéranto, de le découvrir autrement que par ouï-dire, de le parler.


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