3 mars 1924, l’abolition du califat : comment Atatürk a laïcisé la Turquie et bouleversé l’islam

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
lundi 3 mars 2025

Le 3 mars 1924, une date qui ne dit peut-être rien à beaucoup de monde, et pourtant ! Il s'agit d'un véritable séisme dans l'histoire de l'islam, avec des répercussions qui se font encore sentir. Ce jour-là, à Ankara, la Grande Assemblée nationale de Turquie, sous l'impulsion déterminée – on pourrait même dire la poigne de fer – de Mustafa Kemal, prend une décision qui va changer le cours de l'histoire du monde musulman : l'abolition du califat. On parle ici d'une institution vieille de plus de 13 siècles, remontant aux tout débuts de l'islam et qui disparaît soudainement. 
 

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Le lent naufrage d'une institution millénaire

Le califat, pour beaucoup, évoque l'âge d'or de l'Empire ottoman, les palais, la puissance. Et il est vrai qu'il y a eu une période faste, notamment sous Soliman le Magnifique, au XVIe siècle. Un empire immense, un calife respecté, gardien des lieux saints. Mais, l'histoire est ainsi faite, les empires déclinent. Dès le XVIIe siècle, la situation se dégrade. Les défaites militaires se multiplient face aux puissances européennes. L'empire perd de son prestige, de son influence. Sur le plan économique également, les Ottomans sont dépassés. Les Européens prennent le contrôle du commerce, imposent des traités inégaux. La situation devenait critique.

 

Armoiries ottomanes — Wikipédia

 

"L'homme malade de l'Europe", une expression attribuée au tsar Nicolas Ier de Russie, est dure, mais elle reflète la stricte réalité. Au XIXe siècle, l'Empire ottoman était considérablement affaibli. Les pertes territoriales se succédaient : la Grèce, la Serbie, la Roumanie, autant de régions qui obtenaient leur indépendance. La dette, quant à elle, était abyssale, plaçant l'empire sous la tutelle des banquiers européens. Il suffit de penser à l'administration de la Dette publique ottomane, créée en 1881, dirigée par des étrangers ! L'historien Robert Mantran a remarquablement décrit comment cette perte de souveraineté a contribué à discréditer le sultan-calife.

Dans ce contexte difficile, émergent les Jeunes-Turcs. Un groupe composite, formé d'intellectuels, de militaires, de fonctionnaires, influencés par les idées européennes de l'époque : positivisme, nationalisme, constitutionnalisme. Leur objectif initial était de moderniser l'empire, de lui donner un nouveau souffle. Mais leurs visions divergeaient. Certains penchaient pour un État-nation turc, assez exclusif, tandis que d'autres rêvaient d'un Empire ottoman où tous les citoyens seraient égaux, sans distinction de religion ou d'origine. Erik-Jan Zürcher, un spécialiste reconnu, a bien analysé ces contradictions. Il y avait une forme d'hésitation entre deux voies, ce qui a conduit à des politiques fluctuantes, alternant libéralisation et répression, notamment contre les Arméniens. C'est une période complexe, difficile à appréhender.

 

 

Atatürk : le visage de la rupture

La bataille des Dardanelles a propulsé Mustafa Kemal au rang de figure nationale. Il a été un chef militaire compétent, c'est incontestable. Mais il ne faut pas non plus le mythifier. Il a bénéficié de circonstances favorables, d'un bon entourage, et les Alliés ont commis des erreurs. Il faut cependant lui reconnaître un charisme indéniable. Il savait galvaniser les foules. Il est devenu le symbole de la résistance turque, et cela a un impact considérable.

 

 

La guerre d'indépendance turque a été une période trouble. Ce n'était pas seulement une guerre contre les puissances étrangères, mais aussi une guerre civile, avec des affrontements entre Turcs. Kemal a dû faire face à des révoltes, à des oppositions diverses. Il a employé la force, la diplomatie, la négociation. Le traité de Lausanne représente une victoire importante pour lui. La Turquie est reconnue, avec ses frontières (quasiment) actuelles. Mais cette lutte a été rude, et certains épisodes sont loin d'être glorieux.

Atatürk était un visionnaire, cela ne fait aucun doute. Mais un visionnaire avec une forte tendance à l'autoritarisme. Il voulait tout transformer, radicalement. Il voulait créer une Turquie moderne, à l'image de l'Occident. Il a donc lancé des réformes tous azimuts : changement d'alphabet, adoption du code civil suisse, droit de vote pour les femmes, interdiction du fez, laïcisation de l'éducation. C'était un projet d'une ampleur considérable, presque démesuré, et, naturellement, cela a suscité des résistances. Il y a eu des mécontentements, des oppositions. C'est un peu comme si l'on changeait complètement les règles du jeu en cours de partie.

 

"Mais pourquoi nos femmes s'affublent-elles encore d'un voile pour se masquer le visage, et se détournent-elles à la vue d'un homme ? Cela est-il digne d'un peuple civilisé ? Camarades, nos femmes ne sont-elles pas des êtres humains, doués de raison comme nous ? Qu'elles montrent leur face sans crainte, et que leurs yeux n'aient pas peur de regarder le monde ! Une nation avide de progrès ne saurait ignorer la moitié de son peuple !"

Atatürk

Rejetons le fez, qui est sur nos têtes comme l'emblème de l'ignorance et du fanatisme, […], et adoptons le chapeau, coiffure du monde civilisé ; montrons qu'il n'y a aucune différence de mentalité entre nous et la grande famille des peuples modernes !

Atatürk

 

Le 3 mars 1924 : anatomie d'un coup d'État politique

L'abolition du califat n'a pas été décidée sur un coup de tête. Atatürk n'était pas homme à agir impulsivement. Il a préparé le terrain avec soin. Il a d'abord séparé le sultanat et le califat, en 1922. Le sultan, Mehmed VI, le dernier de la dynastie ottomane, a été écarté. Il faut comprendre que le sultanat, c'était le pouvoir temporel, le gouvernement de l'empire. Le califat, lui, représentait l'autorité spirituelle sur les musulmans sunnites. En séparant les deux, Atatürk affaiblissait considérablement le pouvoir du calife, tout en se débarrassant du sultan, symbole d'un passé qu'il voulait révolu. Le dernier sultan a fui en exil à Malte, à bord d'un navire britannique ; une fin peu glorieuse pour une dynastie de plus de six siècles.

 

 

C'est alors qu'Abdülmecid II entre en scène. Il était le cousin du dernier sultan, et il a été désigné calife par la Grande Assemblée nationale de Turquie, mais avec des pouvoirs extrêmement limités. Il n'était plus qu'une figure symbolique, un chef religieux sans pouvoir politique. C'était une situation pour le moins inconfortable pour lui. Imaginez un instant : être le chef spirituel de millions de musulmans, mais n'avoir aucune autorité réelle, être complètement dépendant du bon vouloir d'Atatürk et de son gouvernement. Il était, en quelque sorte, un calife en sursis. Son rapport avec l'ancien Empire ottoman, c'était celui d'un héritier d'une grandeur passée, mais dépouillé de tout pouvoir effectif, une sorte de "roi sans royaume".

 

 

Officiellement, il y a eu un débat à la Grande Assemblée nationale. Mais, en réalité, les dés étaient pipés. Quelques députés ont bien exprimé leurs réserves, voire leur opposition, en invoquant la tradition, la religion, le rôle historique du califat comme protecteur des musulmans. Mais la majorité était acquise à Atatürk, et le vote a entériné l'abolition. Il semblerait qu'Atatürk ait prononcé un discours pour justifier sa décision, soulignant la nécessité de moderniser la Turquie et de la libérer de ce qu'il considérait comme des entraves du passé. Il serait intéressant d'en connaître la teneur exacte. Les archives parlementaires à Ankara pourraient certainement apporter des éclaircissements. Le 3 mars 1924, Abdülmecid II est donc destitué, et le califat est aboli. Il est contraint à l'exil, lui aussi, avec sa famille. Il finira ses jours en France, loin de sa terre natale et de la gloire passée de sa lignée.

 

"Le Califat n'est qu'un reliquat de l'Histoire. Rien ne justifie son existence."

Atatürk

"N'est-ce pas pour le Calife, pour l'islam, pour les prêtres et pour toute cette vermine que le paysan turc a été condamné à saigner et à mourir pendant des siècles sous toutes les latitudes et sous tous les climats ? Il est temps que la Turquie songe à elle-même, qu'elle ignore tous ces Hindous et Arabes qui l'ont menée à sa perte. Il est grand temps, je le répète, qu'elle secoue définitivement le joug de l'islam ! Voilà des siècles que le califat se gorge de notre sang.

Atatürk

 

Laïcité, modernité et ambitions politiques : les enjeux multiples d'une décision historique

Atatürk souhaitait une séparation nette entre la religion et la politique. Mais sa conception de la laïcité était différente de celle que l'on peut observer en France, par exemple. C'était une laïcité où l'État conservait un contrôle important sur la religion. La Direction des Affaires religieuses, le Diyanet, a été créée pour gérer ce domaine. C'est un peu comme si l'État disait : "La religion est une affaire privée, mais sous surveillance." 

"L'homme politique qui a besoin des secours de la religion pour gouverner n'est qu'un lâche ! [...] Or, jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l'État."

Atatürk

Abolir le califat, c'était une manière de dire : "Le passé ottoman, c'est terminé. On construit autre chose." Atatürk voulait créer une nouvelle identité turque, fondée sur la langue, la culture. Mais ce projet nationaliste comportait des zones d'ombre. Il excluait les minorités, en particulier les Kurdes, qui ont subi des répressions. C'est un aspect moins glorieux de cette modernisation.

"Depuis plus de cinq cents ans, [...] les règles et les théories d'un vieux cheikh arabe, et les interprétations abusives de générations de prêtres crasseux et ignares ont fixé, en Turquie, tous les détails de la loi civile et criminelle. Elles ont réglé la forme de la Constitution, les moindres faits et gestes de la vie de chaque citoyen, sa nourriture, ses heures de veille et de sommeil, la coupe de ses vêtements, ce qu'il apprend à l'école, ses coutumes, ses habitudes et jusqu'à ses pensées les plus intimes. L'islam, cette théologie absurde d'un Bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies."

Atatürk

Après l'abolition du califat, un vide s'est créé. Qui allait représenter l'autorité religieuse pour les musulmans ? Des conférences ont été organisées pour tenter de trouver un nouveau calife, mais sans succès. Les rivalités entre les pays musulmans étaient trop fortes, les désaccords trop profonds. Le nationalisme arabe, en pleine expansion, entrait aussi en concurrence avec l'idée d'un califat universel. C'est comme si l'on avait retiré un élément essentiel d'une construction, et que tout le monde se demandait comment éviter l'effondrement.

 

Un héritage complexe et controversé

La Turquie d'Atatürk est souvent présentée comme un modèle de laïcité pour le monde musulman. Mais ce modèle a toujours été sujet à controverses. Il y a ceux qui admirent Atatürk comme un modernisateur. Et il y a ceux qui critiquent sa laïcité, jugée trop autoritaire. Et la situation a évolué. Avec Erdoğan et l'AKP, la religion a repris une place plus importante dans la société. Le port du voile, par exemple, est désormais autorisé dans les universités et l'administration. C'est un sujet de débat majeur en Turquie, et les opinions sont très partagées.

 

 

On entend souvent dire que l'abolition du califat a contribué à la fragmentation du monde musulman et à la montée des islamismes. Il y a une part de vérité, mais il faut nuancer. La montée des islamismes est un phénomène complexe, qui a des causes multiples : la colonisation, les inégalités, les frustrations politiques. L'abolition du califat a peut-être accéléré le processus, ouvert la voie à des mouvements qui étaient auparavant plus limités.

Ce qui est frappant, c'est que, plus d'un siècle plus tard, le califat reste un sujet d'actualité. Des groupes terroristes islamiques, comme Daech, en ont fait un étendard. C'est un symbole qui a une forte résonance, qui mobilise des imaginaires. Comprendre l'histoire du califat est donc crucial pour comprendre le monde contemporain, pour analyser les conflits, les tensions. C'est une histoire qui continue de s'écrire et qui est loin d'être terminée.


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