42 (en attendant pire)

par Pale Rider
vendredi 23 octobre 2015

À partir de quel chiffre un accident de la route devient-il un événement national ? Petite méditation sur la relation entre chiens écrasés et cars écrasés.

 En 1997, un jour d’été, sur une petite route de Bretagne, un jeune couple roule tranquillement, lorsqu’une voiture arrive en face. Choc frontal. Le mari (et le chien) : morts. La femme sérieusement blessée. Sans doute un entrefilet dans les journaux locaux. Et c’est tout. Ces personnes sont de ma proche famille. Voilà pourquoi, moi, j’écris un article sur elles, dix-huit ans plus tard.

 23 octobre 2015 : un matin d’automne, sur une petite route de Gironde, un autocar roule tranquillement, lorsqu’il se fracasse sur un camion qui empiétait sur la voie de gauche. Très vite, on compte 42 morts.

 À 1 mort, il ne se passe rien. À 42 morts, branle-bas de combat : des ministres laissent tout en plan pour venir assurer les familles des victimes de leur compassion. On fait des tas de discours : sur la dangerosité des routes, sur les excès de vitesse. On promettra le renforcement des contrôles d’alcoolémie, la multiplication des radars, la résorption des « points noirs », le 80 km/h sur les départementales. Le Président de la République, en voyage en Grèce, se fend, avec une émotion dont je ne me gausse pas, d’une phrase néanmoins ridicule : « Le gouvernement français est totalement mobilisé sur cette terrible tragédie. »

 Oui, cette phrase est ridicule. Car chacun fera son boulot, sans avoir besoin du gouvernement : le préfet, les pompiers, les ambulanciers, les chirurgiens, les infirmières, la gendarmerie, etc. Nul n’a besoin de la mobilisation totale du gouvernement (du Secrétaire d’État aux Anciens Combattants et de la Ministre de la Culture, peut-être ?) pour traiter cette affaire. 42 morts (peut-être déjà davantage), ça frappe l’imagination. Alors, les discours « moussent », tandis que, aujourd’hui même, d’autres accidents mortels auront lieu, avec d’autres véhicules en bouillie, d’autres familles brisées, dont nul ou presque ne parlera parce qu’elles ne seront pas mortes en collectivité.

Shit et whisky

 Mais si le gouvernement tient à se mobiliser, je vais lui donner des idées. On le sait (et je le sais personnellement), il y a des chauffeurs routiers qui commencent au shit dès le matin. Éventuellement, en plus, ils sont alcooliques. J’en connais un qui fonctionne au whisky et autres substances moins légales –mais seulement le week-end– : il a toujours son permis super-lourd, et il s’en sert. Hier, sur une belle ligne droite, je vois un énorme semi-remorque qui, arrivant en face, se déporte peu à peu vers moi. Je lui fais des appels de phares, prêt à me virer moi-même au fossé. J’ai juste le temps de voir qu’il ne m’a même pas vu : il a les yeux rivés sur un écran ! Téléphone portable ? (ou même, téléviseur, puisqu’il y a des routiers qui regardent la télé en conduisant ?) Bizarrement, il semble régner une certaine impunité dans ce secteur –comme en d’autres d’ailleurs, par exemple chez les brûleurs d’autoroutes…

 Bien sûr que cette épouvantable histoire me touche. On ne peut pas y être insensible. Mais hélas, le chiffre de 42 morts sera vite atteint sur les routes de France, d’ici quelques jours, mais réparti sur plusieurs véhicules. Les bulletins d’infos signaleront les plus spectaculaires. Les autres font partie du tout-venant et alimenteront les pages intérieures de la PQR (Presse Quotidienne Régionale).

 Hélas, les média vont continuer à nous seriner que cette tragédie de Puissegrin rappelle l’accident de car de Beaune en 1982, qui avait « fait » 53 morts. On les sent presque prêts à dire : « Record à battre. » C’est assez indécent. Malheureusement, il s’agit sans doute d’un transporteur de bois qui pilotait son camion comme une Formule 1. Et ce genre de catastrophe se reproduira, sans qu’aucune loi ni aucun discours n’y puissent rien y changer.


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