A propos du dernier livre de Jacques Attali

par Bernard Dugué
jeudi 23 novembre 2006

L’initiative de Joël de Rosnay avec son intéressante recension du dernier livre de Jacques Attali m’a conduit à publier ces deux extraits parmi mes textes inédits, qui, je pense, sont de nature à éclairer les familiers de cet ex-conseiller de Mitterrand et les autres qui souhaitent en savoir un peu plus sur la pensée de cet intellectuel classé comme brillant. Le premier texte est extrait de mon livre inédit, le Kantique... (écrit en 1999) et porte sur le sens de la pensée d’Attali forgée à l’époque de la parenthèse enchantée (seventies) et telle que je l’ai comprise dans un contexte anthropo-métaphysique (le matérialisme essentiellement). Le second texte sera de nature à éclairer le schème architectonique structurant l’histoire, un schème universel ayant fasciné Rosnay mais que j’avais déjà dévoilé en 2001 (évoqué ici) en m’inspirant de mes recherches et de la pensée de Dumézil (et de Platon qui ne sera pas évoqué dans cet extrait). Pour un avis lapidaire, Attali a une vision claire du passé (texte 1), une vision pertinente mais discutable de son époque (texte 2) et une vision peu crédible du futur (texte à venir). J’assume les risques, n’ayant pas lu le livre en question.

Texte 1 Les trois pouvoirs

Si on veut concevoir une civilisation à la hauteur des capacités spirituelles de l’homme, il faut prendre en considération la dimension éthique, sinon, on se contente d’une société d’atomes fonctionnels, limités par la loi de l’Etat, travaillant, produisant, s’insérant telle une cellule dans le grand organisme global, sorte de foie social fabricant les composants de l’architecture fonctionnelle technologique, paradis des profiteurs et enfer pour les exploités. Il existe donc un choix entre une société et une civilisation. Celle-ci comprend trois pouvoirs.

Le pouvoir économique, saducéen, c’est en quelque sorte le pouvoir de la monnaie associé à la technique et à une juridiction héritée du droit romain, pour organiser les règles du commerce, des hommes, des biens, des capitaux.

Puis il y a le pouvoir politique, double, pharisien pour ce qui est de la loi négative qui empêche les hommes de se nuire en suivant leur libido désirante et dominatrice (voir Girard pour une lecture laïque et anthropologique des Ecritures) et impérial pour ce qui est de l’usage de la force militaire garantissant la paix (cela dit, la paix romaine ne se soucie que peu des luttes entre hommes). Au moment machiavélien et hobbésien de la politique, la loi pharisienne, reposant sur la contrainte de Dieu, est transférée vers l’Etat qui devient l’exécuteur testamentaire des commandements de Dieu, lesquels se transforment avec la raison humaine, et l’homme commence à acquérir des compétences pour gérer un ordre global autant que local, avec des lois raisonnées pour arbitrer les conflits. Montesquieu parachève la constitution du pouvoir politique moderne fondé sur la force de la loi, et la loi de la force, autrement dit, l’Etat de droit, législatif, judiciaire, exécutif. L’alliance entre les Etats-Unis et Israël symbolise la rencontre de la puissance impériale et de la loi.

Le pouvoir éthique est le pouvoir de la loi accomplie substantiellement, dans l’homme. Il ne peut s’abîmer dans la loi négative. L’édifice hégélien était bancal. Le pouvoir éthique est le pouvoir de l’homme qui progresse spirituellement, entre ombre et lumière, avec les tentations métaphysiques et les points d’arrivée sanctifiés par la grâce. Si le pouvoir économique repose sur des actions techniques et matérielles, le pouvoir politique est par essence lié à des actions mettant l’homme au centre et comme point d’impact. La guerre comme action politique et la loi comme interdit social, avec ses ramifications juridiques. La loi négative et la guerre positive sont les deux faces de la puissance politique, martiale. Enfin, l’éthique et son pouvoir caractérisent ce qui n’est, ni économique, ni politique, ce qui n’a aucune finalité matérielle (rapport entre l’homme et la matière) ou bien humaine (rapports entre hommes). L’éthique est un pouvoir dont la finalité et la réalisation appellent des attributs et des structures propres que l’on connaît en partie, qui se sont déployés au cours de l’histoire, qui se sont métamorphosés et que le monde technique et l’ignorance contemporaine ont mis de côté, ensevelissant ces éléments subtils sous le raz-de-marée permanent du spectacle ! (Notons que l’ignorance ordonnée par les nouveaux programmes participe à cet oubli de l’éthique). Au cours des siècles, il y eut un pouvoir censé se prévaloir de l’éthique : l’ordre religieux, celui-ci assurant les deux fonctions, éthique et politique, en coopération ou en rivalité avec le pouvoir martial des hommes (on consultera l’ouvrage de Quentin Skinner qui fait le point sur la naissance de l’Etat moderne au milieu de ces frictions entre prélats et princes).

Une question se pose : de quelles institutions, constitutions ou structures a-t-on besoin pour donner un cadre et un moyen pour que se développe l’éthique, définie partiellement comme l’ouverture du champ humain vers l’autre, vers une aspiration au dépassement, à quelque chose qui ne se réduit ni à une réalisation technique (ou une acquisition utilitaire) ni à une action mettent en jeu des rivalités ? On notera que l’homme, dans son orgueil, est un obstacle face à l’éthique, car il craint de ne plus être au centre des regards et que le spectacle ne peut que renforcer ce phénomène. Ce faisant, l’homme orgueilleux empêche les réalisations éthiques de se déployer, dans les domaines où la création est de mise, comme en science (voir le sort de Beljanski) et surtout en art. Les plus importantes réalisations humaines se sont faites sous l’égide de protecteurs, mécènes ou bien structures. Ce n’est pas un hasard si François Ier créa le Collège de France, pour donner une chance au savoir alors qu’il savait que la promiscuité et les luttes intestines dans l’université ne pouvaient qu’être préjudiciables au développement du génie intellectuel. Le chantier contemporain de l’éthique ne se limite pas au savoir. Il est immense, et je laisse quelques sillons pour signifier qu’il va falloir semer et irriguer, conformément à la parabole bien connue...

Texte 2 Critique du matérialisme d’Attali

L’un des ouvrages les plus significatifs fut écrit par Jacques Attali qui, dans Les trois mondes, use subtilement des nouvelles théories systémiques et notamment de la théorie des fluctuations que Prigogine se propose d’élaborer. Si on interprète attentivement les conclusions d’Attali, on comprend qu’il nous propose une nouvelle utopie, et on ne sera pas étonné de voir l’association moderne entre conceptions scientifiques et idéologie. Au siècle des Lumières, Newton était lié au culte de la Raison. Le XXe siècle voit se propager le culte de l’invention des formes, lié à la théorie des structures dissipatives revisitée en théorie des fluctuations, du joyeux chaos qui ravit les âmes et les fascine en leur montrant en ligne de mire l’invention de la vie, des comportements, des utilisations d’objets. C’est la réforme du situationnisme que l’on hybride au mode de production économique.

“La subversion exige la séduction : pouvoir parler de non-violence, de création, de tolérance, de parole, faire l’apologie de la disparate, du complexe, de l’invention de la négation de soi [souligné par moi] [...] jouer au parasite, vider tout de sens, et non dire autre chose : car rien ne peut être entendu avec les langues du temps, qui récupèrent tout en un dérisoire combat pour le contrôle de l’ordre [...] dévoyer la culture jusqu’à son cauchemar, jusqu’à la nausée de la fascination” (Attali, TM-362)

On remarque ici un point commun entre la pensée de la nature et la pensée du social. Si pour Prigogine la physique du devenir doit se substituer en tant que paradigme fédérateur à la physique de l’être, pour Attali, la langue ne peut fixer l’être (pris comme ordre), et donc elle doit épouser les contours du temps, parler plutôt que subir. Le propos d’Attali révèle la hantise de l’immobilité classique, tout comme le physicien est hanté par les équations classiques où le temps devient réversible tandis que tout y est ordonné depuis la nuit jusqu’à la fin des temps. Éviter l’équilibre thermodynamique, éviter la mort de d’individu, dit Attali, la mort de l’homme sans dieu, qui risque de se complaire dans un consumérisme passif. Pour cela, faisons circuler les flux, faisons circuler la parole, ouvrons-nous aux autres, subversion et invention, contre réversion et stabilisation. Fuyons l’immobilité et vénérons le chaos organisateur. Sacrifions le moi au profit du partage social. Il faut séduire l’autre et pour cela montrer qu’on est inventif, qu’on sait danser tel un paon, en brandissant un éventail d’objets, de gadgets, un feu d’artifice de paroles, dans un perpétuel Las Vegas où tout ce qui est acquis doit être rejoué, remisé dans le joyeux chaos socio-économique que le pouvoir tente de manager. Du point de vue idéologique, cela ressemble à une réforme post-moderne du communautarisme socialiste hérité de Saint-Simon et des utopistes du XIXe siècle. Au lieu qu’un pouvoir organise la mise de l’individu dans l’ordre collectif produisant le social, son affectation comme cellule de la société se transformant, son incorporation dans le corps social, un new-deal fut proposé par Attali. Ici, tout le monde produit, tout individu est autonome, et surtout, pas de contrôle centralisé, ni de contrainte physique. Le jeu des fluctuations est un jeu de séduction, et le pouvoir ne doit plus s’imposer mais séduire, et de cet ensemble social naît un corps social ordonné mais non figé, car en perpétuelle invention.

La philosophie scientifique de Prigogine joue un rôle éminent en s’accordant avec l’esprit du fluctuationnisme social. Elle se substitue au matérialisme dialectique et prend l’apparence d’un matérialisme auto-organisateur. Le conflit est remplacé par la séduction ; les contradictions de la matière deviennent les fluctuations, et le tour est joué. Au niveau microscopique, l’opérateur entropie symbolise le temps qui invente. On tire de la mécanique quantique ce qui est nécessaire et on oublie l’essentiel (superposition des états). Opérateur, voilà le maître mot, tant dans la physique statistique que dans le nouveau socialisme scientifique. À partir des années 1980, on invoquera les opérateurs boursiers qui gèrent les flux monétaires, les tour operators qui gèrent la circulation planétaire des individus, et les nouveaux opérateurs en tous genres, opérateurs de saisie informatique, nouveaux entrepreneurs et bien sûr le calcul et ses opérations indispensable pour les maîtres du technocosme, etc.

“Vouloir la mort de l’ordre pour attendre librement la destination de l’homme, vouloir vivre la seule vie pour ne pas être un objet mort [...] alors l’homme pourra inventer l’homme [...] et répondre à la seule question qui vaille encore d’être inlassablement posée : qui vive ?” (Attali, TM-364).

Telle est la conclusion des méditations post-modernes d’Attali. On note trois points essentiels. Premièrement, la hantise de l’ordre, qui est interprété classiquement comme structure figée avec son pôle opposé qui, lui aussi, est figé, mais selon les canons de la thermodynamique où la seconde loi montre l’évolution vers l’informe, l’instructuré, l’homogène (qu’un contresens classique interprète comme désordre). Deuxièmement, un humanisme post-bourgeois et post-marxiste, où l’homme s’invente librement en jouant avec les fluctuations, l’échange, admirable homme qui grandit en faisant circuler un peu de lui-même, et donc en se marchandisant, tel un quantum formel humain que l’on distribue au tout-venant, tandis que les objets sont aussi distribués dans les centres commerciaux. Postmodernité et mort de Dieu. L’homme qui fut le singe de Dieu, selon l’expression consacrée de Bakounine, devient le singe de l’homme. Et en s’accrochant à la branche anthropologique qui produit de l’entropie et surtout de l’anthropie, l’homme parcourt l’arbre du collectif et s’auto-invente ; pour aller où ? Nul ne le sait. Une destination indéfinie, qui surfe avec la complexité indéfinie des structures dissipatives. Et à la fin, une question, “qui vive ?”. Un philosophe averti tel que Bakhtine aurait tout de suite détecté le signe de la décadence, du déclin bourgeois (remplacé par le technicien contemporain). Lui qui soulignait à juste titre que lorsque la question du vivre prend l’ascendant, c’est mauvais signe. Qu’il s’agisse du vouloir-vivre de Schopenhauer, ou du vivre freudisant du début du siècle.


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