Acte 10 des Gilets Jaunes : que faut-il en retenir ?

par Nicolas Kirkitadze
lundi 21 janvier 2019

Dixième samedi de mobilisation en demi-teinte pour les Gilets Jaunes qui ont été 84 000 à manifester dans toute la France, dont 8000 à Paris. L'Acte 10 de la contestation est, à bien des égards, révélateur du tournant que prend désormais la vague jaune. Que doit-on en retenir ?

On observe en premier lieu la stabilisation du nombre de manifestants qui est en tous points le même que samedi dernier : 84 000 personnes. S'il n'y a pas de baisse significative comme entre l'acte V et VI, la tendance haussière en cours depuis le 29 décembre vient néanmoins d'être enrayée. La mouvance semble dès lors entrer dans un quatrième cycle : après les deux manifestations combes du 17 et du 24 novembre, suivies d'un cycle baissier allant du 1er au 22 décembre et d'un cycle haussier qui s'échelonnait entre le 29 décembre et le 12 janvier. Des exemples de mobilisations précédentes (Manif Pour Tous, Anti-Loi Travail, SNCF) montrent qu'une évolution similaire est parfaitement logique : premières manifestations pleines, suivies d'une série déclinantes, avant un regain progressif et enfin une stabilisation du nombre de manifestants autour d'un noyau dur. On peut dès lors tabler que l'Acte 11 comptera, comme ce samedi, environ 70 à 80 000 manifestants, nombre qui devrait osciller par la suite sans grandes tendances haussières ou baissières. Bien sûr, s'il n'y a pas de faux pas gouvernemental ou tout autre élément déclencheur à même de redonner un souffle de vigueur au processus baissier.

Cette stabilisation autour du score fatidique de 80 000 (qui était déjà le nombre de manifestants aux actes IV et V) révèle en fait le noyau dur du mouvement jaune, ceux qui refusent tout débat national et bravent le climat pour battre religieusement le pavé chaque samedi. La baisse de la mobilisation (jusqu'à à peine 32 000 manifestants lors de l'Acte VI) a été suivie par une remobilisation : des milliers de soutiens passifs ayant décidé d'enfiler à leur tour des gilets jaunes pour compenser le départ des modérés et montrer que le mouvement n'était pas éteint. Mais cette hausse artificielle ne va pas jusqu'à atteindre les scores faramineux du 17 et du 24 novembre, lorsque près de 200 000 Français avaient défilé dans les rues, sans forcément être Gilet Jaune et qui s'en sont vite éloignés tant par lassitude qu'à cause des nombreux débordements physiques et verbaux. 80 000 est dès lors un plafond de verre qui révèle le nombre exact de contestataires. En effet, si 52% des français soutiennent encore le mouvement et si 14% d'entre eux se disaient "Gilets Jaunes" au 1er janvier (contre 20% un mois plus tôt) seuls 80 000 sont des activistes. Cette répétition du nombre 80 000 (acte 4, acte 5, acte 9, acte 10) montre donc que les cortèges ne sont plus composés de simples Français apolitiques (comme aux deux premières semaines de la contestation) mais que l'on a bien affaire à des activistes assumés. Soit, que les Gilets Jaunes sont devenus ce qu'ils vomissaient : un mouvement politique. Et que ce mouvement politique déploie l'ensemble de ses forces.

Cette stabilisation et cette politisation s'observent par la création de structures internes telles que les fameux "services d'ordre" que l'on a pu voir, pour la première fois, dans les cortèges. La création d'applications mobiles spécialement réservées aux Gilets Jaunes ainsi que la multiplication d' "assemblées citoyennes" pour élire des représentants illustrent ce phénomène. Si les Gilets Jaunes toulousains avaient d'abord refusé de se désigner des représentants, ils viennent nouvellement d'élire un collège de huit porte-paroles, cédant ainsi l'idéologie au pragmatisme. Idem chez les Gilets Jaunes caennais dont la jeune Chloé Tessier, d'abord conspuée et accusée de carriérisme, a finalement pris le contrôle du mouvement, n'hésitant d'ailleurs pas à en écarter ses rivaux les plus sérieux et à placer ses obligés à des postes importants. Les Gilets Jaunes de la cité phocéenne sont, quant à eux, sous la férule du tonitruant Paul Marra, lequel rêve de faire de Marseille une ville autonome sur le modèle communard. Ces multiples exemples illustrent à quel point le mouvement jaune adopte vite le fonctionnement des partis classiques, à travers l'instauration de caciques locaux, de clans d'influences, d'ambitions personnelles et d'autres traits caractérisant la "politique à l'ancienne".

Cet "Acte 10" se distingue aussi par une nette baisse des interpellations : à peine 49 gardes à vue contre 138 le 22 décembre et 116 le 29). On s'étonnera que cette baisse des interventions policières soit interprétée par les médias comme une "baisse des violences et des dégradations", soit un joyeux syllogisme (ce n'est pas parce que moins de gens meurent de la vérole que cette maladie est moins mortelle pour autant). Ce faible nombre d'interpellations devrait plutôt être imputé à un dispositif de sécurité moindre, le gouvernement voulant laisser un peu souffler les forces de l'ordre. Preuve en est que les interventions de pompiers et d'ambulanciers sont aussi élevées que les samedis précédents.

Il a été question, plus haut, des services d'ordres qui ont été aperçus dans les cortèges jaunes. Leur mission serait, officiellement, d'encadrer les manifestants et d'en écarter les éléments les plus radicaux. Cette nouvelle structure interne du mouvement jaune est en fait composée de membres de divers services d'ordre : celui de la CGT, celui des Insoumis et bien sûr le SEP, service d'ordre du parti ultra-nationaliste PDF. Soit, des malabares qui, à plusieurs reprises, ont fait le coup de poing. A cela s'ajoute le mouvement des "Brassards Blancs", véritable police officiant dans le cortège parisien, chargé de traquer les flics en civil et d'encadrer la foule. Plusieurs membres de ce groupe sont des skinheads et même d'anciens combattants du Donbass ayant servi dans les milices pro-russes. Ces faits ont été rapportés par Le Monde mais aussi par le média moscoutaire RT France qui s'en vante et qui leur impute la "baisse des violences en marge des manifestations".

Tous ces éléments suggèrent l'inscription du mouvement dans la longue durée, comme le criait devant les caméras ce Gilet Jaune toulousain qui a visiblement abusé de chocolatine : "On sera là jusqu'à épuiser la flicaille ! Ouais !". Volontiers bravache, cette affirmation n'en demeure pas moins une réalité et une stratégie partagée par de nombreux Gilets Jaunes, lesquels ont décidé de gagner à l'usure, faute d'avoir pu y arriver par un Grand Soir tant fantasmé. La création des structures (représentants, services d'ordre) et la stabilisation du nombre de manifestants sont les signes indéniables d'une détermination certaine mais aussi des limites de ce mouvement qui n'arrive pas à dépasser le plafond des 80 000 manifestants et à recruter hors de son noyau dur comme il avait pu le faire lors des premières journées de mobilisation. On peut se demander, enfin, quelles seront les conséquences de la politisation du mouvement : à l'heure où de nombreux manifestants de la première heure se désolidarisent de la vague jaune dans laquelle ils ne se reconnaissent plus (pointant du doigt, notamment, les mécanismes similaires aux partis politiques classiques) il est fort à parier que la transformation de ce mouvement social en un mouvement politique rebute une partie des militants au sein même de ce noyau dur.


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