Adam Smith : Méfiez-vous des capitalistes

par Erdal
vendredi 6 février 2015

« L’autorité que donne la fortune est très grande, même dans une société civilisée et opulente. De toutes les périodes de la société, compatibles avec quelque notable inégalité de fortune, il n’en est aucune dans laquelle on ne se soit constamment plaint de ce que cette sorte d’autorité l’emportait sur celle de l’âge ou du mérite personnel… » (La Richesse des Nations, Livre V, chapitre 1, section 2)

Comme tout classique La richesse des nations (1776) est plus cité que lu. Le message premier que voulait faire passer Adam Smith à travers cette « enquête », que le capitalisme réaliserait le bien sans le vouloir, est bien connu, Smith n’est pas décrit comme le père du libéralisme économique pour rien. En revanche un aspect de cet ouvrage est très mal connu, c’est la description objective de l’économie marchande capitaliste, l’autre message clairement délivré était : Méfiez-vous des capitalistes !

Adam Smith anticipe Marx à plusieurs reprises, il s’interroge sur l’origine de la valeur et sur la formation du profit :

« Dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l’ouvrier. Il n’y a ni propriétaire, ni maître avec qui il doive partager. Si cet état eût été continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accroissement de la puissance productive du travail, auquel donne lieu la division du travail. […]
Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre.
Il arrive rarement que l’homme qui laboure la terre possède par devers lui de quoi vivre jusqu’à ce qu’il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui est avancée sur le capital d’un maître, le fermier qui l’occupe, et qui n’aurait pas d’intérêt à le faire s’il ne devait pas prélever une part dans le produit de son travail, ou si son capital ne devait pas lui rentrer avec un profit. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre. Le produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur du profit […] Ce maître prend une part du produit de leur travail [celui des ouvriers] ou de la valeur que ce dernier ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c’est cette part qui constitue son profit. » (Livre I, chapitre 8)

« Le travail d’un ouvrier de manufacture ajoute en général, à la valeur de la matière sur laquelle il travaille, la valeur de sa subsistance et du profit du maître. » (Livre II, chapitre 3)

« Quoique le premier [l’ouvrier] reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte [au capitaliste], dans le fait, aucune dépense, la valeur de ces salaires se retrouvant en général avec un profit de plus dans l’augmentation de valeur du sujet auquel ce travail est appliqué. » (Livre II, chapitre 3)

Pour Adam Smith la valeur provient donc du travail, et le profit est constitué par le prélèvement de la valeur créée par le travail, autrement dit un vol légal.

Comment devient-on riche ? « Le paradis des riches est fait de l’enfer des pauvres » disait Victor Hugo, Adam Smith dit quant à lui :

« Des hommes qui n’ont point de propriété ne peuvent se faire de tort l’un à l’autre que dans leur personne ou leur honneur […] Partout où il y a de grandes propriétés, il y a une grande inégalité de fortunes. Pour un homme très riche, il faut qu’il y ait au moins cinq cents pauvres ; et l’abondance où nagent quelques-uns suppose l’indigence d’un grand nombre. » (Livre V, chapitre 1, section 2)

Smith aborde aussi les conflits entre le salarié et le capitaliste « dont l’intérêt n’est nullement le même » :

« Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.
Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat, et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. Nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser […] Il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. » (Livre I, chapitre 8)

« A la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue [celle des capitalistes], parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. » (Livre I, chapitre 8)

Autrement dit la coalition des capitalistes contre les masses est inhérente au système capitaliste.

Les capitalistes ayant des intérêts divergents avec ceux de la classe laborieuse et du peuple, chaque loi proposée par les industriels et les commerçants devrait, selon Smith, être sérieusement examinée par les législateurs avant de passer :

« Cependant, l’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions. » (Livre I, conclusion)

Les capitalistes maintiennent sans cesse les salariés sous pression et dans la précarité :

« Dans un pays qui jouit de quelque sécurité, il faut qu’un homme soit tout à fait hors de son bon sens, pour qu’il n’emploie pas, de l’une ou de l’autre de ces trois manières [consommation ou investissement (qui est divisé en deux types)], tout le fonds accumulé qui est à sa disposition, soit qu’il l’ait en propre, soit qu’il l’ait emprunté d’un tiers.
A la vérité, dans ces malheureuses contrées où les hommes ont à redouter sans cesse les violences de leurs maîtres, il leur arrive souvent d’enfouir ou de cacher une grande partie des fonds accumulés, afin de les avoir en tout temps sous la main pour les emporter avec eux dans quelque asile, au moment où l’un de ces revers auxquels on se voit continuellement exposé, viendra à menacer l’existence. » (Livre II, chapitre 1)

L’Etat est un organe chargé de représenter et de défendre les intérêts de la classe dominante, Smith entre encore en contradiction avec la plupart des capitalistes qui pensaient naïvement que l’Etat est neutre (encore aujourd’hui pour certains) :

« Le gouvernement civil, en tant qu’il a pour objet la sûreté des propriétés, est, dans la réalité, institué pour défendre les riches contre les pauvres, ou bien, ceux qui ont quelque propriété contre ceux qui n’en ont point. » (Livre V, chapitre 1, section 2)

Même si Smith passe pour un fervent défenseur de la division du travail, il admet aussi que celle-ci abrutit le travailleur et constitue un obstacle à son développement moral :

« Dans les progrès que fait la division du travail, l’occupation de la très majeure partie de ceux qui vivent de travail, c’est-à-dire de la masse du peuple, se borne à un très petit nombre d’opérations simples, très souvent à une ou deux. Or, l’intelligence de la plupart des hommes se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme qui passe toute sa vie à remplir un petit nombre d’opérations simples, dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes ou très approchant les mêmes, n’a pas lieu de développer son intelligence ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais ; il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ces facultés et devient, en général, aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir ; l’engourdissement de ses facultés morales le rend non seulement incapable de goûter aucune conversation raisonnable ni d’y prendre part, mais même d’éprouver aucune affection noble, généreuse ou tendre et, par conséquent, de former aucun jugement un peu juste sur la plupart des devoirs même les plus ordinaires de la vie privée. Quant aux grands intérêts, aux grandes affaires de son pays, il est totalement hors d’état d’en juger, et à moins qu’on n’ait pris quelques peines très particulières pour l’y préparer, il est également inhabile à défendre son pays à la guerre ; l’uniformité de sa vie sédentaire corrompt naturellement et abat son courage, et lui fait envisager avec une aversion mêlée d’effroi la vie variée, incertaine et hasardeuse d’un soldat ; elle affaiblit même l’activité de son corps, et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque constance, dans tout autre emploi que celui pour lequel il ’a été élevé. Ainsi, sa dextérité dans son métier particulier est une qualité qu’il semble avoir acquise aux dépens de ses qualités intellectuelles, de ses vertus sociales et de ses dispositions guerrières. Or, cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre, c’est-à-dire la masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions pour prévenir ce mal. » (Livre V, chapitre 1, section 3)

Il continue en faisant l’éloge des sociétés dites barbares (sociétés de chasseurs, pasteurs, agriculteurs) dans le sens où,

« les occupations variées de chaque individu l’obligent à exercer sa capacité par des efforts continuels, et à inventer des expédients pour écarter des difficultés qui se présentent sans cesse. L’imagination y est tenue toujours en haleine, et l’âme n’a pas le loisir d’y tomber dans cet engourdissement et cette stupidité qui semblent paralyser l’intelligence de presque toutes les classes inférieures du peuple dans une société civilisée. Dans ces sociétés barbares, ou du moins qu’on nomme telles, tout homme est guerrier, comme on l’a déjà observé ; tout homme est aussi, à un certain point, homme d’État, et peut porter un jugement passable sur les affaires relatives à l’intérêt général de la société, et sur la conduite de ceux qui le gouvernent. Chez ces peuples, il n’y a presque pas un seul particulier qui ne puisse voir, au premier coup d’œil, jusqu’à quel point les chefs de la société sont bons juges en temps de paix et bons généraux en temps de guerre. A la vérité, dans une telle société, il n’y a guère de probabilité pour un homme d’y acquérir jamais cette perfection et ce raffinement d’intelligence que certains hommes possèdent quelquefois dans un état de civilisation plus avancé. » (Livre V, chapitre 1, section 3)

La corruption est un élément intrinsèque à la logique capitaliste :

« Ainsi, tant que dura cet état de choses, il n’y avait presque aucune voie efficace de remédier à la corruption de la justice, résultat nécessaire de la nature incertaine et arbitraire de ces présents. » (Livre V, chapitre 1, section 2)


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