Affaire Poussier : retour de la raison d’État ?

par Nicolas Kirkitadze
mardi 27 mars 2018

Parmi les quatre victimes de l'attentat de Trèbes figure le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame qui s'est constitué prisonnier de l'assaillant en échange de la libération d'une otage que ce dernier retenait dans le supermarché. Ce geste, salué comme "héroïque" par la quasi-totalité de la classe politique a cependant suscité quelques réserves et railleries sur les réseaux sociaux.

Passons sur ceux qui dénient le caractère héroïque du geste de l'officier et arguent qu'il n'a "fait que son travail", on leur demandera seulement s'ils auraient eu le courage, eux, de se sacrifier pour une inconnue. D'autres réactions, plus émotives et sans doute plus irréfléchies ont pu être observées, comme celle de Stéphane Poussier, ancien candidat aux législatives sous l'étiquette France Insoumise, qui s'est réjoui dans un tweet de la mort du gendarme : "A chaque fois qu'un gendarme se fait buter, je pense à mon ami Rémi Fraisse", avait-il déclaré, en référence au jeune militant écologiste, mort suite à des violences policières en 2015.

Des propos assimilés à une apologie de Daesh, qui ont immédiatement été relayés par des internautes d'extrême-droite dont le collectif Damoclès qui occupe ses journées en collectant les citations "antipatriotiques" des personnalités publiques dans l'espoir halluciné de les juger un jour, "à la libération", comme ils disent… Repris plusieurs milliers de fois, à grand renfort d'insultes et de menaces de mort (restées impunies…), le tweet du candidat a attiré l'attention de la justice qui s'en est saisie et qui en a ordonné l'interpellation. M. Poussier s'est donc immédiatement vu placé en garde à vue pour 96 heures, comme le permet désormais la nouvelle législation ayant trait aux enquêtes en lien avec le terrorisme. Le chef d'inculpation étant "apologie d'actes terroristes", un délit passible de sept années de réclusion et d'une amende de 100 000 euros.

La France est, avec l'Allemagne, le seul pays d'Europe (on ne comptera pas la Biélorussie) où des mots peuvent valoir l'emprisonnement. C'est ainsi que des propos racistes, négationnistes, homophobes, et désormais, gendarmophobes pourront valoir aux contrevenants de passer plusieurs hivers dans les geôles de la République. En comparaison, les pays anglo-saxons sont adeptes d'une liberté d'expression totale : de tels propos, tenus aux États-Unis, vaudraient sans doute la fin de sa carrière professionnelle et de sa réputation à l'auteur, mais ils ne lui vaudraient en aucun cas de la prison. Le seul cas où des propos peuvent servir de soubassement à un emprisonnement sont l'appel ad hominem à un meurtre, ou une incitation ouverte et claire à commettre un attentat. Tout le reste relève pour nos amis anglo-saxons de la libre opinion de chacun. Considérant que s'il est peu malin (et peu humain) de rire d'un mort, ce n'est pas une raison valable pour embastiller l'auteur imbécile d'une telle déclaration pour sept années.

Contrairement à la source du droit anglo-saxon, positiviste et libéral, notre droit enfonce ses racines dans un vieux fond romain et catholique où le "bien commun" et l'ordre social sont placés au-dessus de la liberté individuelle et même de la légalité. Dans cette logique, si les membres d'une secte ou d'un groupe terroriste décidaient de s'habiller en rose, le législateur pourrait légitimement, et avec le sentiment du devoir accompli, pénaliser le port de vêtements de cette couleur ; non pas qu'il y ait en soi quelque chose de répréhensible à porter du rose, mais parce que devenu un signe de ralliement à des personnes hostiles à l'ordre établi, porter cette couleur équivaudrait à se déclarer ennemi de la société et autoriserait donc qu'on soit traité comme tel. Chose impossible dans le droit positif qui se base uniquement sur la loi.

En outre, notre droit (toujours à cause de ses racines chrétiennes médiévales) croit à la valeur performative des mots : dire, c'est faire en puissance. Ainsi, une personne qui se réjouit de la survenue d'un attentat est vue comme un potentiel terroriste, ou, a minima, comme un possible incitateur à d'autres actes terroristes. Enfin, celui qui se réjouit de le mort d'un gendarme se réjouit de la mort de la France. Il faut dès lors que s'abatte sur lui le couperet implacable de la machine judiciaire.

Notons que ce retour en force de la raison d'État et du militarisme est assez récent, et sans doute du à la montée des sentiments cocardiers dans l'opinion publique. En 1954, après la débâcle de Dien-Bien-Phu, des professeurs communistes s'étaient ouvertement réjouis devant leurs élèves de cette victoire vietnamienne et avaient même organisé des manifestations de solidarité envers les vainqueurs, sans qu'aucune mesure judiciaire soit prise contre ces personnes : chose inconcevable aujourd'hui ! On rappellera enfin qu'en 2009, l'avocat Bernard Ripert qui s'était publiquement réjoui de la mort d'un gendarme a été relaxé par la justice, au grand dam de Brice Hortefeux qui réclamait sa tête. En une décennie, les choses ont bien changé.

L' "affaire" Poussier n'est que le reflet d'une justice de plus en plus dextrogyre, n'en déplaise à ceux qui fantasment sur "les méchants juges rouges". En effet, sous les applaudissements d'une plèbe qui a troqué la liberté pour une hypothétique sécurité, la nouvelle législation sur le terrorisme a fait passer de deux à sept ans la peine d'emprisonnement pour l' "apologie d'actes terroristes", en y ajoutant la bagatelle de 100 000 euros d'amende. Sept ans de taule et cent-mille balles pour un tweet, vous avez bien lu.

Mais la réprobation n'est pas que judiciaire, elle est aussi morale. Ainsi, la pauvre Eugénie Bastié, qui avait ironisé sur le lieutenant-colonel (qui n'était pas encore décédé) s'est vue agonie d'injures et risquerait même des sanctions de sa hiérarchie, à en croire certains… Il est bien fini le temps où des adolescents écrivaient "mort aux vaches" sur les murs de l'hôtel de police pour impressionner les minettes ; il est bien fini le temps où les gamins de cour de récré préféraient jouer au bandit qu'au flicard. Et l'humour doit aussi marcher au pas, au son de la fanfare funèbre. Le peuple, droitisé, préféré désormais La Madelon au Déserteur de Vian.


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