Affaires de cœur politico-médiatiques : questionnements sur une polémique

par Sylvain Etiret
lundi 18 décembre 2006

La tolérance concernant les relations entre journalistes et personnalités politiques au pouvoir a bien changé. Peu de gens s’offusquaient, il y a encore quelques années, des liens entre Anne Sinclair et Dominique Strauss-Kahn ou entre Christine Ockrent et Bernard Kouchner. Changement d’époque et de mentalités, Béatrice Schönberg et, plus récemment Marie Drucker, ne sont plus logées à la même enseigne au regard de leurs liens matrimoniaux avec des détenteurs de portefeuilles ministériels. Acteurs à leur manière de la scène publique, les journalistes sont désormais sommés de montrer patte blanche concernant leurs attaches avec le pouvoir en place. En l’occurrence, aux femmes-journalistes en question, présentatrices de journaux télévisés, il est suggéré de se mettre en retrait de leur fonction pendant la durée de la campagne présidentielle qui commence.

La polémique naissante, même si elle a une coloration d’atteinte à la vie privée qui peut en heurter plus d’un, nous en dit cependant probablement beaucoup sur le regard à courte vue et sur les réactions émotionnelles et hâtives qui semblent devenir communes dans notre société. Sur quelles références se construit-elle ? Quels prolongements annonce-t-elle si nous n’y prenons garde ? Quelles questions soulève-t-elle sur notre manière de vivre ensemble ?

Première question : un tel retrait, s’il était admissible, ne pourrait-il pas, par raison de symétrie, être légitimement attendu également de leurs conjoints politiques ? L’absence de sollicitation en ce sens tient-elle au fait qu’il faille attendre de la femme de s’effacer devant la route de son compagnon masculin ? Ou tient-elle au fait que la fonction politique est considérée comme prééminente sur la fonction journalistique ?

Deuxième question : pourquoi une telle relation serait-elle choquante en période électorale alors qu’elle serait tolérable en dehors de cette période ? Pourquoi serait-elle choquante vis-à-vis d’un compagnon au gouvernement sans l’être lorsque la fonction politique s’exerce à un niveau différent ? La suspicion de connivence ou du moins d’altération de la neutralité serait-elle moins à craindre auprès d’un compagnon député, sénateur, maire... ?

Troisième question : le lien matrimonial est-il plus particulièrement à risque de déformation du jugement que ne le serait un lien familial différent ? Un lien filial ou fraternel, voire un cousinage, préserverait-il davantage du même risque ? Faut-il admettre l’assimilation du lien conjugal à une passion, à l’image du Code civil qui définit dans ce cadre un crime dit passionnel, dont seraient épargnés les liens du sang ? Fallait-il douter des convictions socialistes de Pierre Joxe dont le père, Louis Joxe, avait été ministre de général de Gaulle ? Fallait-il douter des compétences de François Léotard à se charger du ministère de la Culture du fait de l’existence de son frère comédien ?

Quatrième question : le lien familial, et en particulier conjugal, est-il le seul qui puisse orienter le jugement devant une situation que le journaliste aurait la charge de relater ou de commenter ? Que dire de l’orientation politique d’une ligne éditoriale ? Que dire de ces journaux ouvertement orientés plutôt à droite ou plutôt à gauche quant à la neutralité des informations qu’ils diffusent ? Que penser de ces journalistes dont la carte de presse côtoie une carte d’adhésion à un parti politique ? Peuvent-ils encore exister ou sont-ils à ranger au panthéon des dinosaures ? Que penser a posteriori de la neutralité de journalistes dont l’évolution les a conduits vers une carrière politique, qu’il s’agisse de Noël Mamère, de Jean-Marie Cavada ou de divers autres ? Devons-nous nous inquiéter d’avoir subi un embrigadement souterrain à l’époque de leur activité journalistique ?

Cinquième question : pourquoi limiter la vigilance à la seule sphère médiatico-politique plutôt que de la faire porter sur tout lien avec le détenteur d’une autorité quelconque, voire d’une compétence quelconque ? Si le journaliste capable de « faire l’opinion » peut subir une altération de son jugement par manque de neutralité conjugale, un médecin dont l’épouse vient de faire un infarctus est-il neutre dans la prise en charge de ses patients cardiaques ? Idem pour un avocat spécialisé dans les affaires de la famille et lui-même en instance de divorce. Idem pour une fonctionnaire chargée de veiller à l’application de la réglementation sur la maladie de la vache folle et dont l’époux serait boucher.

Si la notion de conflit d’intérêt a depuis longtemps formalisé la façon d’aborder certaines de ces situations, on voit bien que nombre d’entre elles relèvent du fantasme de neutralité et d’objectivité pure que nous croyons attendre des intervenants sociaux qui nous entourent. Si l’autonomie de pensée, de décision, d’action, sont l’alpha et l’oméga de notre place dans la société, toute interférence non décrite ouvertement dans chacune de ses propriétés devient suspecte d’entraver cette liberté. Si je ne sais pas que Madame X, journaliste, soutient depuis des années une mère en institution pour une maladie d’Alzheimer, ne suis-je pas victime d’un conditionnement qui m’échappe lorsque je l’écoute interviewer le ministre de la santé ? Si je ne suis pas averti de l’ensemble des effets secondaires possibles d’un médicament, comment puis-je autoriser un médecin à me l’administrer ?

Si l’on ne veut pas ainsi sombrer dans un blocage complet des interactions sociales, la revendication d’autonomie ne peut dès lors se concevoir qu’en parallèle à la préservation d’une relation de confiance dont la reconnaissance pour chacun de l’existence de déterminants multiples à son comportement et à ses choix est un pilier indispensable, même si ces déterminants ne peuvent être absolument transparents. Dans le monde imparfait qui est le nôtre, la malveillance, la malhonnêteté, l’incompétence sont des risques que nous devons bien sûr affronter. Mais leur éradication relève plus du fantasme d’une société sécuritaire que d’une réalité accessible.

Penser la vie en commun, c’est penser la place qu’on accorde à sa liberté, mais c’est aussi penser la place que l’on accorde à la liberté des autres et sans laquelle la nôtre ne serait certainement pas à la hauteur que nous espérerions. Penser l’autonomie, c’est penser l’acceptation du risque et penser la confiance, ce que nous semblons avoir largement oublié.

C’est sur la pente escarpée de ces questionnements que nous projette l’histoire de cœur d’une journaliste et d’un ministre qui n’aurait jamais dû sortir de la sphère privée dans laquelle on ne peut que souhaiter qu’elle retourne au plus vite.


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