AgoraVox doit-il se remettre en question ?
par Pierre R. Chantelois
mercredi 28 février 2007
AgoraVox en tant que média citoyen devrait-il se remettre en question en s’imposant une réflexion publique et participative ? Si vous lisez le présent billet, c’est déjà un premier pas et il faut rendre hommage au courage des administrateurs d’accepter ainsi une prise de position qui ne sera pas tendre mais qui se veut respectueuse du travail accompli. D’aucuns pourraient m’opposer ma participation toute nouvelle au sein de ce média citoyen, en comparaison des artisans de la première heure. Je viens exprimer une position qui ne procède d’aucun préjugé à l’égard de quiconque. Je n’ai qu’un regard neuf à vous proposer.


L’exercice proposé par ce billet pourrait avoir un double avantage : il est proposé par un auteur et participant, et non par l’administrateur. Ce dernier devrait se positionner en tant qu’observateur ou non régulateur du débat. Cet exercice pourrait être salutaire s’il prend la forme d’un débat civilisé, courtois et constructif, sans interruption de l’administration ou de membres du comité de rédaction interposés.
Un deuxième avantage que je perçois dans la présente démarche réside dans la possibilité de proposer des orientations nouvelles et des avenues de discussions nouvelles. Doit-on, par exemple, favoriser la consommation rapide d’opinions, ou n’y aurait-il pas une place pour un débat - allongé dans le temps - afin de permettre une réflexion plus profonde sur une hypothèse ou un concept nouveau ?
Le présent billet pourrait-il constituer un point de départ et une base pour une réflexion publique, sur une plus longue période de temps, et qui porterait notamment sur l’avenir d’AgoraVox et la vision qu’en ont les citoyens qui fréquentent ce média et contribuent à sa réussite ?
Est-il opportun pour AgoraVox de privilégier une remise en question des acquis ?
Une rumeur circule - si tant est qu’elle soit avérée - selon laquelle AgoraVox aurait décidé de supprimer des commentaires inappropriés par suite de la publication d’un ou deplusieurs articles de Demian West. Il est indiscutable qu’il faille fixer au préalable un postulat inattaquable : chaque auteur a droit au respect de son œuvre, de ses commentaires, de son style et de ses choix. Dans la mesure bien évidemment où il exerce avec discernement ses droits. Toute dérogation grave à ce postulat devrait être sanctionnée à l’aide de mesures que se donnerait la communauté des auteurs, lecteurs et participants elle-même. Après débat, bien évidemment.
Là, par contre, où une telle mesure pourrait être inique, des interrogations s’imposent. J’ai lu en silence - sans les commenter publiquement - des opinions à la limite des injures, du racisme et d’un extrémisme immoral qui procèdent plus d’une intolérance fasciste que d’une saine contribution intellectuelle. Je ne jette le discrédit sur quiconque, je me contente de constater. Si mon opinion est erronée, j’en accepterai volontiers les remises à niveau et l’amenderai en conséquence.
J’ai cru momentanément que les administrateurs de ce média avaient perdu le contrôle de leur véhicule d’expression publique. J’ai lu plus de deux mille messages, adressés en novembre lors d’un forum périlleux et pénible, sur la question de la censure à la suite de la publication d’une invitation à la modération de Carlo Revelli. Tout y a passé. La haine, les dénonciations, les injures, les fourberies, les attaques ad hominem, tout y a passé. En deux jours, je crois. Jour et nuit, à ma grande surprise.
Suis-je vraiment tenté de participer à cette descente aux enfers en associant mon nom et mon patrimoine intellectuel à ce lynchage en public ? Pour un simple clic, absent sur un lien de copyright, j’ai eu droit au retrait sans ménagement d’un article sur lequel j’avais planché des heures afin de le rendre crédible et modéré. En contrepartie, des opinions les plus extrêmes circulent sans coup férir dans les forums. AgoraVox, autant les administrateurs, les auteurs que les participants, ignore le mot excuses. Les egos semblent si élevés qu’une simple excuse serait considérée comme un acte d’humiliation : devoir s’excuser pour des propos inappropriés ou une décision inappropriée serait une atteinte au sacré principe d’égocentrisme cultivé par d’aucuns.
Avec tout le respect que j’ai pour Demian West, je m’explique bien mal pourquoi AgoraVox soustrait des commentaires offensants à son égard mais qu’il laisse circuler, en contrepartie, des commentaires de haine et d’intolérance à l’égard d’autres individus, populations, peuples qui ne partagent ni la foi religieuse ni les convictions politiques de certains commentateurs. Deux poids deux mesures. Est-ce une faute plus lourde d’offenser un seul auteur ou d’émettre des commentaires inappropriés sur des courants de pensée, des groupes de personnes, d’autres auteurs, d’autres opinions, différents des nôtres ? Il convient de nous interroger :
- à quelles conditions un auteur est-il en droit de s’estimer respecté et libre de s’exprimer ?
- à quelles conditions un participant est-il en droit de s’estimer libre d’exprimer une opinion et jusqu’où ce droit peut-il s’exercer ?
- à
quelles conditions AgoraVox est-il en droit de s’estimer en autorité éclairée
pour pondérer un débat ou interdire la diffusion d’une opinion réputée
inappropriée et contraire à sa charte, à ses principes et à son mode de
fonctionnement ?
Je crois à la polémique.
De grands auteurs ont su démontrer avec éloquence et acuité leur grande capacité de polémiquer avec intelligence et discernement. Le premier exemplede texte qui me vienne à l’esprit est évidemment le très célèbre J’accuse. Par ailleurs, Boris Vian a su, en son temps, par la poésie et la chanson, attaquer des tabous de société.
Julos Beaucarne était apprécié par une élite au Québec. Il a dit un jour : « Ton christ est juif, ta pizza est italienne, ton café est brésilien, ta voiture est japonaise, ton écriture est latine, tes vacances sont turques, tes chiffres sont arabes et... tu reproches à ton voisin d’être étranger ! ».
Nous avons tendance - je m’inclus dans cette constatation - à oublier, sous le
coup de la colère ou de la passion, nos réalités quotidiennes. Notre voisin
a-t-il les mêmes droits que nous ? Au Québec, nous avons eu un lourd débat sur
la question de l’immigration. Nous nous sommes posés la question :
sommes-nous racistes ? En réponse, nous avons dérapé, dérivé, basculé de la
tolérance qui nous était proverbiale à l’intolérance qui nous est devenue une
tare. Soudainement. Le gouvernement du Québec a mis en place une commission
spéciale d’enquête sur la question, sans imposer de bâillon à qui que ce soit. À
chacun la parole ou le silence ! A la tête de cette commission, deux éminents
intellectuels, dont la probité et l’honnêteté ne font aucun doute. La réflexion
devra porter sur la façon de nous accommoder mutuellement, selon une expression
toute québécoise. Par ce nous, je
veux dire les Québécois de souche (expression péjorative, s’il en est une) et
nos voisins qui ne sont pas nés chez nous et qui arrivent avec tout leur
bagage, matériel et intellectuel. Cet examen public débouchera-t-il sur un exorcisme de nos craintes et de notre insécurité à l’égard de ce qui nous est inconnu ?
AgoraVox doit-il laisser une ambiguïté sur l’importance du traitement de l’information et de la libre expression des opinions sans réflexion, sans guide, sans redressement, s’il y a lieu, voire sans réponse ? S’agissant donc de cette politique d’AgoraVox de supprimer des commentaires offensants qui ont été adressés à un auteur, celle-ci peut se retourner contre l’administration en raison du déséquilibre avec lequel elle pourrait être appliquée. Le geste courageux d’AgoraVox serait d’adopter un code de fonctionnement - élaboré et adopté par la communauté des citoyens de ce média - afin d’éviter l’arbitraire ou le favoritisme à l’égard d’un commentaire ou d’un autre. Comment établir une règle générale qui viserait à bannir indistinctement toute opinion qui serait réputée offensante et qui attaquerait de manière insultante et inappropriée les droits, les croyances, les opinions et l’intégrité physique d’une personne ? Cette question devrait faire l’objet d’un débat au sein de la communauté des citoyens de ce média.
Rencontres du 5e pouvoir
AgoraVox annonce la tenue des premières rencontres du 5e pouvoir. Les thèmes suivants y seront abordés :
- Introduction : Journalisme citoyen et 5e pouvoir, enjeux et perspectives
- Blogs et médias citoyens : alternatives efficaces contre la censure ?
- Web 2.0 : la technologie favorise-t-elle réellement la prise de pouvoir du citoyen ?
- Micropouvoirs : les blogs au service d’une résistance locale ?
- Y a-t-il un nouveau journalisme possible ? Entre investigation professionnelle et devoir citoyen
- Le regard des médias traditionnels sur les nouveaux médias : quelle complémentarité ?
- Élections présidentielles : rôle des médias, des blogs et des médias citoyens
Le grand thème absent de ces rencontres est sans nul doute les droits des citoyens dans une zone de discussion libre et anonyme. Comment départager contrôle contre le dérapage et liberté d’expression ? AgoraVox aurait pu, selon mon opinion, consacrer une période de discussion à ce thème : l’opposition entre droits individuels et droits collectifs favorise-t-elle la libre circulation des idées dans une zone d’échanges libres, ou les restreint-elle ? Au nom des droits collectifs, peut-on tout dire, même au risque d’atteinte grave à des droits individuels ?
Toujours à propos de ces rencontres du 5e pouvoir, vous me voyez surpris de constater qu’un média comme celui d’AgoraVox ne favorise qu’un groupuscule de participants au détriment de toute une communauté de citoyens. Je ne peux imaginer que des citoyens, habitant à l’extérieur de Paris, à l’extérieur de la France, à l’extérieur de l’Europe, puissent se déplacer pour participer à ces débats importants. N’y aurait-il pas lieu de diffuser, en direct, cette journée par l’intermédiaire du média AgoraVox afin de permettre à plusieurs citoyens d’être témoins à ces rencontres ? Dans notre grande communauté virtuelle, la distance n’est plus un facteur rédhibitoire.
Fast food ou gastronomie
Permettez-moi d’emprunter aux plaisirs de la table cette dernière partie de mon exposé. AgoraVox joue la carte de la surconsommation en nombre d’idées ou d’opinions au détriment de l’approfondissement d’un concept dans la gouverne des humains. Des exposés d’auteur - brillants et savamment préparés - mériteraient plus qu’une volée de bois vert, le temps d’un jour. Une opinion est exprimée en un jour, et hop !, elle passe au second plan. Cette surabondance est aussi dangereuse que la rareté.
AgoraVox pourrait développer deux axes de débat : les débats à courte durée (éphémères) et les débats à plus longue durée (étalés sur plusieurs jours). Le fast food et la gastronomie ! La matière grise se traduit maintenant en calculs audimat. Je cite l’administrateur, Carlo Revelli :
« En octobre, nous avons dépassé les 650 000 visiteurs. Si on additionne ceux qui nous lisent via Yahoo Actualités et par RSS, nous dépassons le million de lecteurs par mois. [...] Nous avons environ 6200 rédacteurs inscrits, et nous publions en moyenne 600 articles par mois. Ces chiffres sont en constante augmentation. »
Fichtre ! Où est la qualité dans ce magma ? Pourquoi AgoraVox ne permet-il pas, sur des questions fondamentales, des débats de fonds sur un plus long terme ? Je n’ai pas trouvé réponse à cette question depuis ma courte fréquentation de ce média citoyen.
Si AgoraVox est fondée sur une rentabilité financière, je pourrais comprendre à la limite les choix de ses administrateurs. Toute entreprise doit vivre. Il faut toutefois l’indiquer clairement.
Conclusions
Avant qu’AgoraVox ne sombre dans une babélisation indescriptible, il est peut-être temps pour ses administrateurs d’avoir l’honnêteté d’une remise en question qui ne se traduise point par la vindicte et les insultes. Les administrateurs auraient le mérite d’inviter tous les citoyens - dûment enregistrés - à participer au premier vrai débat d’orientation de sa jeune existence. Pour cela, il faut se donner le temps et accorder du temps. L’éphémère serait mauvaise conseillère dans la présente démarche.
J’aurais voulu développer davantage mais il est plus que temps pour moi de céder ma place au vrai débat.