Alain Finkielkraut à l’Académie Française : mémoire vaine et défaite de la pensée

par Daniel Salvatore Schiffer
mercredi 9 avril 2014

Cette vénérable institution qu'est l'Académie Française se prononcera, ce 10 avril 2014, sur l'opportunité, ou non, d'accueillir au fauteuil n° 21, où siégea autrefois Félicien Marceau, le philosophe Alain Finkielkraut. Celui-ci peut se vanter d'avoir, pour le soutenir, deux des membres les plus influents sous cette prestigieuse coupole : Jean d'Ormesson et Pierre Nora, deux des plus beaux esprits de l'Hexagone. Mais, pour Finkielkraut, pareille consécration ne s'avérera pas chose aisée, malgré l'autorité de ces deux parrains, ainsi que le soulignait, dans son édition du 4 avril dernier, le site de l'hebdomadaire « Le Point » : « Alain Finkielkraut caillassé à l'Académie ! », titrait l'un de ses articles.

La pomme de discorde entre les factions réputées de « gauche » et de « droite » au sein de ladite Académie ? Le fait qu'Alain Finkielkraut serait, à lire certaines des thèses contenues dans son dernier essai, L'identité malheureuse (Stock, 2013), un fieffé réactionnaire. Pis : un penseur cautionnant, fût-ce malgré lui et contre son gré, les idées nauséabondes de l'extrême droite, sinon du Front National, incarné, aujourd'hui, par Marine Le Pen !

Je laisserai certes à Finkielkraut, polémiste aguerri et animal médiatique, le soin de se défendre lui-même contre ce genre d'accusation : jugement auquel, privilégiant la nuance à la caricature, je me réfute, pour ma part, d'emboîter le pas. Qu'il me soit toutefois permis ici d'émettre quelque doute, moi aussi, sur la pertinence démocratique de l'idéologie soutenue, depuis maintenant plusieurs livres, par Alain Finkielkraut, que je targuerais plutôt de « néo-réac », ainsi que le qualifia déjà, à la « une » d'un dossier concocté par « Le Nouvel Observateur » du 1er décembre 2005 (dont la couverture exhibait la photo, précisément, d'Alain Finkielkraut), Laurent Joffrin.

Les raisons de cette charge du « Nouvel Obs  » à l’encontre d’une bonne partie de l’intelligentsia française puisque y étaient inclus pêle-mêle, outre Finkielkraut, André Glucksmann, Pierre-André Taguieff, Alexandre Adler, Jean-Claude Milner, Maurice G. Dantec et même la très respectable Hélène Carrère d’Encausse ? L’entretien accordé le 18 novembre 2005, au lendemain des violences urbaines qui mirent le feu à la banlieue parisienne, par ce même Finkielkraut au journal israélien Haaretz et que Le Monde du 24 novembre, titrant la voix ‘très déviante’ d’Alain Finkielkraut au quotidien ‘Haaretz’, synthétisa, sous la plume de Sylvain Cypel, de la sorte : « On voudrait réduire les émeutes des banlieues à leur dimension sociale, y voir une révolte de jeunes contre la discrimination et le chômage. Le problème est que la plupart sont noirs ou arabes, avec une identité musulmane. En France, il y a d’autres émigrants en situation difficile. Ils ne participent pas aux émeutes. Il est clair que nous avons affaire à une révolte à caractère ethnico-religieux. ». Joffrin, dans le dossier pré-cité du « Nouvel Observateur », précisa, fustigeant là ce qu'il baptisa de la peu glorieuse mais adéquate formule de « néo-réacs » : « Différents, disparates, discordants parfois, ils n’ont rien d’un groupe constitué. (…) Ils sont les intellos d’une droite nouvelle que le 11-septembre, la dissémination terroriste, la montée de l’islamisme et la faiblesse culturelle de la gauche coalisent peu à peu. Après des décennies de domination progressiste, ils veulent écrire le nouveau logiciel que leur inspirent le terrorisme, l’insécurité, les violences urbaines et surtout le ‘choc des civilisations’ diagnostiqué par Samuel Huntington. Ils sont les néoréacs. »1. Édifiant !

Le cas Alain Finkielkraut, donc.

Jean Birnbaum, plus près de nous, dans « Le Monde des Livres » du 23 octobre 2013, ne fut guère plus tendre, à raison, dans la critique qu'il consacra à la récente Identité malheureuse  : « Alain Finkielkraut joue avec le feu » titrait-elle, tout en y spécifiant que la « posture » adoptée là par Finkielkraut - posture, prit-il la peine de souligner, « synonyme d'un échec » - allait dans le même sens que celui de la « double décadence » (la « grande déculturation » provoquée par l'école et le « grand remplacement » causé par l'immigration) stigmatisée par Renaud Camus, dont les affligeantes accointances avec le Front National ne font plus de mystère.

Eric Aeschimann, trois jours après, dans « Le Nouvel Observateur » du 26 octobre 2013, renchérissait, à propos de l'auteur de cette Identité malheureuse, de manière non moins opportune : « Lui qui a vitupéré à juste titre l'aveuglement coupable des intellectuels marxistes ne voit pas que la passion identitaire est tout aussi dangereuse pour la pensée que la pulsion totalitaire. » L'effet de Boomerang a dû faire mal là à Finkielkraut !

Jean-Marie Durand, deux semaines plus tard, pouvait donc conclure, dans une chronique des « Inrock » parue le 6 novembre 2013, par ces mots résumant parfaitement bien, hélas, la situation : « Finkielkraut vomit son époque à défaut de la comprendre. » Synthèse, dans sa concision, magistrale de limpidité tout autant que de vérité !

 

LE DEBAT AUTOUR DE LA GUERRE EN EX-YOUGOSLAVIE

Tout ceci étant dit, reste toutefois une question majeure. Pourquoi ces illustres observateurs de la vie intellectuelle française ont-ils donc attendu si longtemps pour apercevoir, sinon les dérives fascisantes, du moins cette tentation totalitaire en œuvre, depuis longtemps déjà, chez Alain Finkielkraut ?

Ce déplorable travers, je l'avais exhumé dès 1995, il y a près de vingt ans déjà, alors que la guerre en ex-Yougoslavie faisait rage, dans un de mes propres essais, Les Intellos ou la dérive d'une caste – de Dreyfus à Sarajevo (Ed. L'âge d'Homme), puis, en 1998, dans un autre de mes livres, Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l'intelligentsia du XXe siècle (Ed. Du Rocher).

Car c’est à un même genre, sinon d’outrances, du moins d'approximations, voire de contre-vérités, auquel Alain Finkielkraut s’adonna lorsqu’il en vint, dans un essai intitulé Comment peut-on être Croate ?, paru en 1992 (chez Gallimard), à minimiser, sinon à justifier (tout en stigmatisant, certes à juste titre, l’extrémisme serbe), le nationalisme croate. Et, plus précisément encore, les vues d’extrême droite, antisémites et révisionnistes, de Franjo Tudjman, alors Président de la Croatie, en ses tristement célèbres Déroutes de la vérité historique (1989).

Ainsi, à qui lui demandait, très opportunément, ce qu’il pensait de ceux qui lui « reprochent de soutenir, en la personne du président croate, un judéophobe », Finkielkraut, empruntant là des arguments propres à un certain type de révisionnisme, répondit-il en ces termes, particulièrement choquants, paradoxalement, pour la conscience juive en ce qu’elle a de plus sacré : « La Croatie a pour président un homme qui prétend que l’holocauste des Juifs n’a pas existé, dit-on (…). Où Franjo Tudjman aurait-il formulé semblable allégation ? Dans son livre au titre faurissonnien : Déroute de la vérité historique. A-t-on lu ce livre ? Non. (…). Tudjman remet-il en cause la réalité de l’extermination des Juifs ? Non, il se livre à un examen critique des différentes sources relatives au nombre de victimes ; s’appuyant, entre autres, sur le témoignage d’Anton Ciliga (…), il écrit que jusqu’en 1944 l’administration interne du camp oustachi de Jasenovac était aux mains de détenus juifs au comportement souvent terrible. »2. Finkielkraut, au comble de la mauvaise foi, conclut, tout aussi dangereusement : « (…) son livre est aussi une mise en garde contre le danger de toute manipulation du chiffre des victimes. »3. Car « si donc Tudjman invite à recompter les morts, ce n’est pas pour excuser les massacres dont s’est rendu coupable le régime de Pavelic, c’est pour arrêter l’enchaînement de la violence et casser cette logique victimaire qui pousse les Serbes à justifier leur hégémonisme actuel par leur souffrance passée. »4, a-t-il encore l’impudence d’affirmer, dédouanant Tudjman de tout reproche !

Charpente de sophismes par trop grossiers, bien évidemment, que cette argumentation employée ici par Alain Finkielkraut, auteur d’une Mémoire vaine malheureusement ici bien vaine en effet, lorsque l’on sait que ce même Franjo Tudjman, après avoir pratiqué à l’encontre des civils serbes le pire des nettoyages ethniques (août 1995, en Krajina), alla jusqu’à proposer, en mars 1996, que les bourreaux de la Seconde Guerre mondiale (les oustachis croates d’Ante Pavelic) soient eux aussi ensevelis, en signe de réconciliation au sein des peuples balkaniques, dans l’enceinte du camp de concentration de Jasenovac : aux côtés, donc, de leurs victimes (sept cent mille Serbes, Juifs et Tziganes), comme si, pour sceller l’entente enfin retrouvée entre Israéliens et Allemands, l’on dût forcément enterrer côte à côte, au cœur même d’Auschwitz, juifs et nazis !

C'est ainsi donc que Finkielkraut se fit, en ces années-là, le chantre de ce type de révisionnisme : comparant l’incomparable, il en arriva à signer, dans Le Monde du 15 décembre 1993, un texte intitulé, pensant y dénoncer la nature des camps serbes en les assimilant aux camps nazis, L’Injonction de Buchenwald.

Aussi est-ce Max Gallo, membre précisément de l'Académie Française, qui, résumant l’état de confusion idéologique dans laquelle avait sombré là à son insu une grande partie de l’intelligentsia française, eut la meilleure des formules lorsqu’il parla, en un texte publié dans Le Monde du 15 janvier 1993, de Capitulation de la Raison  : « Pour combattre l’effroyable bêtise de la guerre, faut-il renoncer à l’exercice de la raison et de la lucidité ? Est-ce endiguer la barbarie ou au contraire en préparer l’extension que d’abandonner toute rigueur dans l’analyse et dans la référence historique ? Comment, devant certains propos, exclure le soupçon qu’on les tient pour regagner ou conserver un peu de légitimité politique, ou sa part de notoriété ? », s’y interrogeait-il.

Gallo, plus affiné encore sur le plan conceptuel, approfondissait son examen critique : « Ces questions s’imposent (...) lorsqu’on découvre sur les murs de Paris d’immenses portraits d’Hitler. Une première ! Lorsque, de surenchère en surenchère, on affirme que Sarajevo c’est le ‘ghetto de Varsovie’ (…) Ont-ils mesuré, ceux qui pour convaincre et susciter la passion vengeresse utilisent de tels rapprochements, qu’ils se font les fourriers du révisionnisme historique ? ».

Guidé par le seul souci de satisfaire aux normes de l’objectivité des faits, Gallo concluait enfin par ces mots que tout intellectuel digne de ce nom se devrait de méditer : « Car si (…) l’ignominieuse purification ethnique c’est la solution finale, si les intolérables camps de concentration serbes (et autres) équivalent à ceux d’Auschwitz et de Treblinka, alors la Shoah est un événement de l’histoire parmi d’autres. Et ainsi, sous couvert de dénoncer le mal, on l’a banalisé. »

Conclusion ? Alain Finkielkraut ou la mémoire vaine, en effet ! Pis : la défaite de la pensée, pour paraphraser le titre - autre effet boomerang - de son livre le plus fameux !

De cela, aussi, Finkielkraut, être certes intelligent, rendra un jour compte, lorsque les projecteurs se seront éteints et que la raison aura retrouvé ses lumières, devant l’Histoire ! Autant dire que l'Académie Française se devrait d'y réfléchir à deux fois, si elle ne veut pas se discréditer, avant d'élire au sein de ses pairs semblable représentant de la pensée la plus rétrograde, au sens littéral du terme.

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

 

* Philosophe, auteur de « Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur).

1 Laurent Joffrin, Les néoréacs, dans Le Nouvel Observateur (Paris), 1er décembre 2005, n° 2143.

2 Alain Finkielkraut, Comment peut-on être Croate ?, Gallimard, Paris, 1992, p. 47-48.

3 Ibid., p. 48.

4 Ibid., p. 49-50.

 


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