Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse

par Robin Guilloux
mardi 6 septembre 2016

Alain Finkielkraut, L'identité malheureuse, Gallimard, collection Folio, Stock 2013

Alain Finkiekraut est né à Paris en 1949. Il est notamment l'auteur de La sagesse de l'amour, La défaite de la pensée, La mémoire vaine et Un coeur intelligent. Professeur émérite, Alain Finkielkraut a enseigné la philosophie à l'Ecole polytechnique. Il donne des conférences et produit depuis 1985 l'émission "Répliques" sur France Culture.

Tables des matières :

Avant-propos. Le changement n'est plus ce qu'il était - Laîques contre laïques - Mixité française - Le vertige de la désidentification - La leçon de Lévi-Strauss - "Une chose belle, précieuse, fragile et périssable..." - La guerre des respects - Le régime exsangue et le processus inexorable - Bibliographie

« L’immigration qui contribue et contribuera toujours davantage au peuplement du Vieux Monde renvoie les nations européennes et l'Europe elle-même à la question de leur identité. Les individus cosmopolites que nous étions spontanément font, sous le choc de l’altérité, la découverte de leur être. Découverte précieuse, découverte périlleuse : il nous faut combattre la tentation ethnocentrique de persécuter les différences et de nous ériger en modèle idéal, sans pour autant succomber à la tentation pénitentielle de nous déprendre de nous-mêmes pour expier nos fautes. La bonne conscience nous est interdite mais il y a des limites à la mauvaise conscience. Notre héritage, qui ne fait certes pas de nous des êtres supérieurs, mérite d’être préservé, entretenu et transmis aussi bien aux autochtones qu’aux nouveaux arrivants. Reste à savoir, dans un monde qui remplace l’art de lire par l’interconnexion permanente et qui proscrit l’élitisme culturel au nom de l’égalité, s’il est encore possible d’hériter et de transmettre. »

Notes de lecture :

Le changement n'est plus ce qu'il était :

A.F. évoque son parcours personnel, ses études en khâgne au Lycée Henri IV et la préparation du concours d'entrée à Normale sup. au moment où éclatent les événements de Mai 68.

La jeunesse se battait alors, explique-t-il, pour le "changement" ("Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi !"). Le problème aujourd'hui, c'est que le changement n'est plus voulu, mais subi. Il évoque également les idéaux de Mai 68, notamment la contestation de la "société de consommation" et se demande ce qu'il en reste.

Laïques contre laïques :

A.F. rappelle les circonstances et les retombées de l'affaire des collégiennes voilées de Creil en octobre 1989 et pose la question de la possibilité de préserver la laïcité comme condition du "vivre ensemble" dans un environnement multiculturel où les défenseurs de la Loi "de progrès" de 1905 sont paradoxalement perçus aujourd'hui comme "réactionnaires".

Il rappelle que la réussite de l'intégration suppose une double volonté : celle des habitants du pays d'accueil et de ses institutions, mais aussi celle des immigrés eux-mêmes (apprendre la langue française, respecter les lois de la République...)

A.F. avance l'idée que la justification quantitative de l'émigration par le déficit démographique (le "grand remplacement") ne tient pas suffisamment compte de la dimension qualitative et culturelle du problème.

La deuxième partie du chapitre analyse les raisons pour lesquelles l'Ecole de la République a cessé d'être ce qu'elle était jusque dans les années 60, du temps où l'auteur faisait ses études primaires (né en 1950, c'est également mon cas) et explique le contexte culturel et sociologique qui a rendu possible l'affaire du voile.

Se référant tour à tour à Pascal, à Alain et à Péguy, il montre ce qui a changé : l'Ecole n'est plus ce lieu privilégié, à l'abri de l'agitation du monde, où règne ce que Pascal appelle "l'ordre spirituel", par opposition à l'ordre de la chair et à l'ordre de la charité, ni un sanctuaire protégé consacré au culte des savants, des philosophes et des artistes que célébrait Charles Péguy, ni le lieu où l'on était, selon Alain, invité à laisser ses particularités culturelles, religieuses et familiales à la porte.

Mixité française

A.F. se demande pourquoi la question du voile a suscité tant de passions en France, contrairement aux Etats-Unis et à la plupart des autres pays d'Europe Le problème, selon lui, vient d'une conception spécifiquement française de la féminité et de la relation entre les hommes et les femmes : la "galanterie", tradition qui n'a pas été totalement effacée par le féminisme.

A partir du film La journée de la jupe, A.F. s'interroge sur la nature misogyne et machiste de la culture des banlieues, sur l'interdiction faite à la femme d'être belle, bien habillée, séduisante, de montrer ses cheveux (le hijab), voire son visage (la burqa) et ce refus de toute relation fondée sur la tendresse et les sentiments au nom d'une conception "intégriste" de la masculinité.

Cette conception de la féminité est doublement préoccupante dans la mesure où elle entre en contradiction avec une donnée culturelle fondamentale du pays d'accueil et où elle exalte une masculinité caricaturale fondée sur la domination et la violence.

Le vertige de la désidentification

Le thème de "l'identité nationale" provient du romantisme, lui-même issu de la Révolution française et de la philosophie des Lumières. Avant la Révolution, les Français ne s'identifient pas à la nation, mais à l'Ordre auquel ils appartiennent. Avant d'être français et même d'être un homme ou une femme, chaque individu est un "sujet", membre d'un "état" : paysan, artisan, bourgeois, aristocrate, prêtre régulier ou séculier, etc.

Avec la Révolution, les idées des Lumières s'incarnent dans la concept de "droits de l'homme" et de "souveraineté du peuple". Il n'y a plus d'aristocrates, de bourgeois, de paysans, mais des "Français", il n'y a plus de "sujets", mais des "citoyens" libres et égaux.

Contre les excès de la Révolution française et le retour à une forme accentuée de despotisme, un certain nombre de penseurs comme Edmund Burke en Angleterre, Joseph de Maistre en France, une partie du mouvement romantique, Maurice Barrès...) refusent l'idée d'un homme abstrait et prônent des valeurs d'enracinement et de fidèlité au passé.

Traumatisée par les leçons de l'Histoire : l'affaire Dreyfus, la première guerre mondiale, l'Occupation, le régime de Vichy, la persécution des Juifs... l'opinion publique a appris à se méfier du nationalisme.

Avec la décolonisation, l'immigration fondée sur le regroupement familial, la construction de l'Union européenne, la disparition des frontières et de la monnaie nationale nous assistons aujourd'hui à une "déconstruction" vertigineuse de la notion d'identité nationale, au point que personne ne sait plus très bien aujourd'hui ce que signifie "être Français" et "être Européen", sinon "se déprendre de soi". 

La leçon de Claude Lévi-Strauss

A.F. montre que ce mouvement de balancier entre affirmation identitaire (au risque de la négation de l'autre) et ouverture à l'autre (au risque de la perte de soi), se traduit dans les deux discours prononcés à l'UNESCO, à quelques années d'intervalle, par Claude Lévi-Strauss : le premier ("Race et Histoire") dans lequel Lévi-Strauss fustige le racisme et l'ethnocentrisme et proclame l'égalité des cultures humaines, le second ("Race et Culture") dans lequel il explique que le racisme ne consiste pas forcément à refuser pour soi-même le métissage culturel et à tenir à une certaine manière de vivre et de voir le monde.

"Avec ses platanes et ses marronniers, ses paysages et son histoire, son génie propre et ses emprunts, sa langue, ses oeuvres et ses échanges, la modalité française de la civilisation européenne dessine un monde. Et ce monde se propose aussi bien aux autochtones qu'aux nouveaux arrivants. Pour ne pas reconduire les horreurs du passé et pour relever le défi contemporain du vivre-ensemble, on voudrait aujourd'hui effacer la proposition identitaire. Lévi-Strauss nous enseigne, à l'inverse, qu'elle doit être maintenue fermement et transmise sans honte." (p. 130)

Une chose belle, précieuse, fragile et périssable

"Prise en tenaille entre les remontrances des autres démocraties occidentales et la véhémence sans frontière des féministes radicales qui poussent la désérotisation des corps jusqu'à transformer leurs gorges dénudées en panneaux de propagande (les Femen), La France défend encore, face au défi du voile islamique, la relation spécifique qu'elle a instaurée entre les hommes et les femmes. Mais la France pourra-t-elle rester longtemps une patrie féminine si elle n'est plus une grande patrie littéraire ? Or, elle a fait sienne la grande loi moderne formulée, dans les années soixante du XXème siècle, par Pierre Eliott Trudeau, le premier dirigeant multiculturaliste de l'Etat canadien : "Il faut avancer avec la caravane humaine ou crever dans le désert du temps." La France avance donc, elle accélère même et, au nom de la Diversité qu'elle place aussi haut désormais que les trois grands vocables de la devise républicaine (Liberté, Egalité, Fraternité), elle se désencombre de ses morts, elle abandonne son vieux jargon, elle sacrifie sans hésiter le meilleur de son être à la révolution technologique et à la lutte contre les discriminations. Cette liquidation quasi générale remet à l'ordre du jour "le sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable" que Simone Weil appelait patriotisme de compassion : "On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au moins dans le temps et dans l'espace. Ou bien on peut l'aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut être détruite, et dont le prix est d'autant plus sensible. Lévi-Strauss, quand il écrivait "Race et culture", était étreint par ce second amour." (p.159-160)

La guerre des respects

"Il n'y a pas de blessure du moi aujourd'hui qui ne crie justice et qui ne demande réparation. La société démocratique exige la reconnaissance de tous par tous. Elle espère, par la satisfaction de cette exigence, conjurer les maléfices de l'intersubjectivité et résoudre le problème humain. Au lieu de cela, elle flatte les susceptibilités ombrageuses, elle entretient le narcissisme vindicatif des grandes et des petites différences, elle prend, dans la guerre des respects, le parti catastrophique de combattre toute restriction de l'estime de soi-même." (p. 201)

Le régime exsangue et le processus inexorable

"Je disais en commençant que le changement n'est plus de que nous faisons mais ce ui nous arrive, et que ce qui nous arrive, en France et dans une Europe devenue malgré elle continent d'immigration, c'est la crise du vivre ensemble. Et puis, je me suis aperçu en cours de route, que nous sommes impliqués dans ce qui nous arrive. Nous ne le voulons pas, mais nous y mettons du nôtre. Nous sonnons du tocsin et nous orchestrons le désastre. Nous prônons la paix et nous alimentons les haines. Nous nous inquiétons de la montée des incivilités et nous disqualifions l'aidos (la pudeur, le respect). Nous dénonçons les méfaits du nihilisme et, habités par la passion égalitaire, nous menons le combat contre les discriminations jusqu'au point où tout finit par se valoir...."

"Tout est-il joué ? Oui, si la vigilance que le passé impose continue de nous mettre hors d'état de percevoir l'irréductible nouveauté de la réalité présente. Non, si nous mettons enfin nos montres à l'heure, si nous choisissons de faire face et si nous n'abandonnons pas, sans coup férir, l'idée et la pratique de la démocratie au processus qui porte le même nom. Le temps presse." (p. 205)


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