ALLEZ VOUS FAIRE MAÎTRES !
par Jacques-Robert SIMON
mercredi 6 juin 2018
Une société qui ne change pas est vouée à l’extinction, mais vers quel idéal nous guide-t-on ? Quels sont les objectifs ? Quelqu’un les connaît-il ou fait-on confiance au hasard et à la nécessité ?
L’examen d’un fort commun stylo à bille permet d’avoir une idée de l’extraordinaire complexité du monde dans lequel on vit. Dans un stylo il faut bien sûr se préoccuper du « colorant » (des phtalocyanines, du noir de carbone, de l’oxyde de fer…), de la nature de la bille (inox ou carbure de tungstène), du plastique (polyéthylène, polyisoprène…) transparent ou non qui l’habille… parmi d’innombrables autres composants. Des milliers, des centaines de milliers de chimistes, de physiciens, d’ingénieurs, d’employés, d’ouvriers sont nécessaires pour concevoir, fabriquer et distribuer un « simple » stylo à bille. Une considérable division du travail est la condition sine qua non d’obtention de tous les objets ou utilités qui peuplent le quotidien de tous, du savon de toilette à l’ordinateur multi-usage.
Une société est dite évoluée à condition qu’une importante répartition du travail, des compétences et des connaissances entre spécialistes puisse se mettre en place. Il se créé ainsi une collectivisation de la société sans même que les fourmis qui la constitue s’en aperçoivent. Dans le même temps, les individus perdent une grande partie de leur autonomie et donc de leur liberté. Les aspects non-matériels tels que le bonheur, la joie de vivre, l’espoir… n’étant pas pondérables, ne sont pas échangeables et ne font donc pas partie du progrès. Seules les quantités importent : la quantité de nourriture, de 4x4 urbains, de résidences secondaires, d’orgasmes, d’employés, de salariés, d’ouvriers… et celui qui a le plus de ces quantités est le mieux inséré dans le tissu social et le plus puissant.
Pour passer d’un système désordonné à un autre plus collectivisé, il faut fournir de l’énergie, à l’image de la nourriture ingérée par tout être humain qui l’utilise pour faire fonctionner les divers organes, glandes, vésicules qui tapissent son corps. Les ressources naturelles (pétrole, uranium, terres rares, acier…) sont les nutriments des sociétés, encore faut-il une férule qui impose un sens de l’ordre. Les lettrés antiques avaient inventés les vie et bonheur éternels dans l’au-delà, ce qui permettait de fournir de l’espoir aux humbles afin qu’ils acceptent la domination subie. Mais Dieu est mort ! Dieu n’est pas mort sous les coups des philosophes, ce sont les marchands qui l’ont terrassé. Les businessmen firent bien mieux que lui : ils permirent à la majorité de consommer à satiété tout ce qui est consommable, tous les produits devenus accessibles grâce aux montagnes d’énergies ou de matières premières tirées de la terre. Une nouvelle hiérarchie associée à l’argent remplaça alors celle qui découlait du ciel, de la République ou de la démocratie. Tous les objets de plaisirs et de passions tristes devinrent communs, à la portée de presque tous, les uns s’y perdant, les autres en tirant partie.
Mais des ressources fossiles, même si elles sont le fruit de millions d’années de collecte photosynthétique, restent limitées. Il fallait encore faire appel au progrès pour trouver autre chose.
Bien sûr on aurait pu trouver un autre moyen que de transformer tous et chacun en vibrions s’agitant d’autant plus qu’ils ne font rien d’utile. Bien sûr que l’on pouvait moins consommer, mieux consommer, mieux répartir le travail entre tous. Bien sûr que les technologies liées à l’énergie solaire sont simples et qu’elles auraient pu être mises en œuvre par tous. Bien sûr que le Sahel et les autres endroits désertiques sont les lieux privilégiés pour ce faire. Mais alors, exit les chefs, les kapos, les maîtres, les führers, les peuples élus : une seule humanité faite d’une mosaïque de cultures seule subsisterait. Mais les rois ne pouvaient pas accepter d’être nus ! Ils eurent une toute autre idée que celle de bon sens !
Ils postulèrent que la multitude doit consommer, consommer si intensément qu’elle ne pense à rien d’autre que consommer, qu’elle doit bâtir des mausolées pour le Dieu-Argent qu’elle n’adorera certes pas mais qu’elle craindra. Ne pouvant plus rien consommer de réel, avec des ressources devenus maigres pour trop de gens comment peut-on faire ? Alors la populace goinfrera du virtuel : des amis virtuels, des relations érotiques virtuelles, des hommes politiques virtuels, des voyages virtuels, des paysages virtuels. Et même des colifichets nouveaux de toutes sortes, des Pepsi à bulles carrées, des voitures autonomes planantes, dérivantes, roulantes, des piscines ascensionnelles de toutes les couleurs, des diplômes d’intellectuels pour réseaux sociaux, des armes de paix pour exterminer les terroristes, des dieux 3D capables de maints miracles : transformer l’eau en Vodka, les paralytiques en robots ou permettant la multiplication des drones lanceurs missiles… Et tant d’autres choses… mais virtuelles. Votre écran, votre casque, votre chambre de projection doit vous plonger dans une réalité augmentée où tout est possible, même et surtout l’impossible. Chacun devient son propre dieu : il créé de la matière, des idées, des concepts en poussant sur un bouton, sur une manette, en clignant des yeux, en murmurant un mot… et l’algorithme s’exécute sans rechigner, sans se révolter, sans même connaître encore ce qu’est la colère.
Les humanoïdes post-modernes ne sortent pratiquement plus de leur niche où on leur apporte leurs aliments en vélo, les tubes directs d’alimentation par voie rectale étant encore en cours d’installation. Toutes les deux heures, une série de pilules du bonheur de différentes couleurs contenant du Fentanyl, de l’Alfentanil du Sufentanil, du Rémifentanil, du Carfentanil (selon le choix et les disponibilités financières) sont dispensées. Ces produits sont fabriqués en énormes quantités par l’industrie chimique pour remplacer le cannabis et l’opium : toute culture terrestre étant devenue impossible. Les humanoïdes étaient heureux : il leur suffisait d’ajuster correctement la dose de produit euphorisant pour connaître un bonheur virtuel proche de l’extase.
Le nouveau dieu 2.0 fit oublier l’Amour et l’argent : il donnait à voir, presque à toucher, tout ce que le Dieu antique ne faisait que promettre… Quelques humains restaient encore, ceux qui dirigeaient le monde sans s’y mêler et quelques autres qui devaient se cacher pour vivre, sans vraiment y réussir, de passion. Bien sûr les philosophes, les artistes et les scientifiques étaient devenus ou redevenus esclaves, mais ils préféraient cette condition à celle de maître.