Amérique insondable

par Nicole Cheverney
mardi 28 février 2023

 

Il est insolite de constater à quel point, presque un siècle et demi de cavalcade hollywoodienne à la gloire des États-Unis, ait pu créer de béatitude envers les admirateurs inconditionnels des USA. A leur décharge, c’est un sentiment que j'ai moi-même éprouvé pendant une très angélique période où je pensais que l'American Dream était ce que l'Humanité devait, dans son devenir, adopter et copier en tous lieux et moments, persuadée que j'étais, de la grandeur incommensurable de cette nation. J'avais 20 ans.

Dès l'abord des côtes américaines, comme une sensation de débarquement comparable à celui de « l'Île de Cythère, » île d'amour, mais où les requins rôdent. C’est tout le sortilège de Manhattan, lorsque votre regard s’élève de plus en plus haut, vers le sommet allégorique des immenses gratte-ciel qui comme les haricots géants du conte pour enfants, chatouillent les astres. Éperdue d'admiration, d'étonnement, vous n'en pouvez plus de vous perdre en contemplation exclamatives ! Et bien plus encore devant la Statue de la Liberté, toute glauque de son vert humide des embruns du Potomac et de l'Atlantique, digne d'un Praxitèle, avec une petite larme d'émotion et de cocorico refoulé... Bartholdi1 était français ! Alors, tout votre être est envahi d'une sorte d' euphorie qui vous étreint. Avez-vous débarqué sur une quelconque ville terrienne ? Non, détrompez-vous. Mais sur une autre planète, un continent à part, le mirage... Et si vous croyez débarquer Ici, et n'en rien ressentir, alors il faut vous poser des questions sur vos capacités émotionnelles ! et en même temps d'une immense incapacité de vous départir de ce complexe d’Européen, face à ce que vous prenez pour le summum de la réussite humaine, pour de la grandeur, pour le dépassement du soi, du moi dans un grand élan de surmoi !

La Statue de la Liberté de Bartholdi

J'étais totalement aveuglée par cette Nation que ne ne voyais pas, à l'époque, comme l'Empire économique conquérant par excellence, et non plus qu'il était construit sur du sable.

Je voyais l’Amérique depuis mon inexpérience, comme la Nation de l'espoir des opprimés des siècles précédents chassés de la vieille Europe et des quatre coins de la terre, par les famines, guerres et dictatures. Aveugle… Je ne voyais rien du pays des Vieux Jo ! Des esclaves noirs dans les champs de cotonniers, femmes, hommes et enfants, tous pareils, avec leur chapeau de paille, leur visage moite, leur front en sueur, et leurs doigts en sang, tirer du cœur de la bogue à piquants, les fleurs de coton si douces une fois récoltées, sous la férule des grands propriétaires qui s’enrichissaient de la sueur du « nègre ». Or, on ne construit rien de durable sur le sable... Et s'il est mouvant, l'on s'y enfonce jusqu'à en mourir. Et toujours bardée de mes illusions, je louais la Providence qu'il pût exister sur terre, un endroit aussi prodigieux où mêmes les acteurs et les actrices qui gravitaient sur le Grand Écran étaient beaux, courageux, propres, élégants et magnifiques, entreprenants, aventureux, j'exultais lorsqu'ils gagnaient, je pleurais lorsqu'ils perdaient... Et s'ils étaient laids, sales, et méchants, ils n'en étaient pas moins fascinants. Nous étions dans l' Héros-tisme le plus total : Années soixante-dix, où le dollar était encore puissant et où nous nous considérions, nous les Européens comme les obligés de cette jeune Nation au passé récent mais déjà si chargé ! Évidemment, vu sous cet angle, tout paraissait évanescent, fluide et facile, la conscience humaine s'en accommodait comme seuls, rêves et illusions de jeunesse savent s’accommoder de légendes et d'hypothèses extraordinaires.

 

Vers la fin du XVIIIe siècle, cette nouvelle et grande Nation, dès que le personnage de Washington fût devenu incontournable rendit bouche-bées, les monarques européens déclinants. C'est ce qui se passa pour Louis XVI, qui, dans sa grande naïveté et ses goûts prononcés pour la Géographie et les terres lointaines, s'empressa de puiser largement dans le trésor royal pour armer les bateaux de guerre et donner à ces conquérants du Nouveau-Monde, les moyens matériels et militaires de bouter l'Anglais hors d'Amérique. Il le fit sur les conseils du Général Lafayette – certainement pour faire marronner les Anglais, héréditaires et farouches adversaires de son grand-père Louis XV – et d’y fonder une Nation avec une Constitution, un drapeau, proclamer après une guerre dite d'indépendance qu'une Nation était née. Après bien entendu, que les conquérants en question, plus soudards que soldats aient affamé et tué les peuplades autochtones, premiers habitants de ce continent, et que plus tard, les triomphants Yankees après la guerre de cessession, les eussent parqués dans les réserves étendues mais fermées.

Mais à 20 ans, devant un gratte-ciel miroitant où naviguent les nuages, on ne pense pas plus loin que le bout de la cinquième avenue et ses taxis jaunes, l'on n'entend plus que le son lancinant des sirènes de voitures de police, l'on est happé par le bruit de fond de la ville gigantesque, l'on se repaît sans s'en lasser du spectacle d'une ville étrangère et hallucinante.

Le type de l'Américain moyen et de l'Américain du Lumpenprolétariat, je l'avais devant moi et cela suffisait à mon bonheur touristique. C’étaient les seventies. N’allez pas chercher plus loin. Après avoir vu Bullit, tout ce que je cherchais sur cette terre paradoxale, c'étaient aussi les émotions fortes que j'avais ressenties devant les prouesses du magnifique Steeve Mac Queen flanqué de la très belle Jacqueline Bisset. Pour moi, ils incarnaient l'Amérique, le siècle, le mouvement, l'action, la jeunesse et tout le reste. Puis, les années aidant, j’ouvrais enfin les yeux sur mon rêve envolé.

 

Le moindre des paradoxes des États-Unis, c'est de se proclamer chantre de la Democracy et des Libertés, et pourtant tout faire pour que personne ne puisse profiter de cette si belle idée de Démocratie et de Liberté, aventureusement mise au bout d'un drapeau étoilé qui flotte sur toutes les marmites mondiales, comme un rappel à l'ordre ! Parce que la conception états-unienne de la Democraty et la conception très particulière des Américains de la Liberté, non plus cela ne s'improvise pas, et surtout pas à travers la vision des Européens, des Africains, des Asiatiques, des Océaniens et des Sud-américains La Démocratie à l'Américaine, c'est tout un complexe de supériorité que doit intégrer mentalement et institutionnellement le reste du monde ! Pensez donc, si nous étions supposés en retard par rapport aux grandes avancées « démocratiques » de cette « nouvelle planète ».

Mais une fois le mirage dissipé, que découvre-t-on par-delà le Potomak ? Que la Démocratie n'est qu'un vain mot, qui en masque un autre, puis un autre, elle se cache du peuple, elle lui échappe constamment, elle qui n'existe que pour rester entre les mains de la Grande Bourgeoisie américaine, à la fois héritière des puritains de Boston et des grands argentiers de Wall Street.

Quant à la Démocratie selon la vision endogène américaine, les USA n'ont eu pour étayer les fondations d'une Nation, qu'un Washington, un Jefferson parmi les « grands hommes » marquants. C'est très peu, (bien que d'autres figures se lèveront comme celle de l'inoubliable Martin Luther King, circonscrite dans un combat d'une autre nature) que de fonder une Nation éminemment capitaliste. Les Américains, du fait de leur courte histoire, deux siècles c'est infinitésimal dans le temps long, n'ont pas eu de fondateur capable de se démarquer totalement de leurs anciens maîtres, les Anglais. L’Angleterre terre de l’usure. Ils ont tout bonnement adopté leurs lois, leurs code de pensée et leur mentalité où se mélange l’attrait obsessionnel de l’argent facile et cette omniprésence du sentiment religieux. Une drôle d’association typique du monde anglo-saxon dont l’Amérique n’est que son prolongement tel un cordon ombilical reliant la mère et le bébé. Mais un bébé sous étroite surveillance, puisque le coeur nucléaire de l’argent-roi se trouve être non pas à Washington selon toutes apparences, mais bel et bien au cœur même de la City de Londres, cœur des transactions au niveau mondial. Ce que Napoléon, bien placé pour le savoir avait parfaitement compris, vis à vis du remuant voisin anglais qu’il tenta de combattre, en vain !

La grande Amérique n’a jamais dépassé le stade de l’adolescence pré-pubère. La Constitution américaine a été rédigée en 1787, sous la présidence de G. Washington. Alexis de Tocqueville, grand observateur de l'Amérique du Nord, écrit à ce sujet :

«  Les treize colonies qui secouèrent simultanément le joug de l'Angleterre à la fin du siècle avaient, comme je l'ai déjà dit, la même religion, la même langue, les mêmes mœurs, presque les mêmes lois... ».

Il y a donc deux façons bien distinctes de voir l'Amérique, la première : une civilisation placée sous l'angle de l’hubris, c'est l'Amérique de la « grandeur », une vision totalement débarrassée de l'Histoire, une sorte de délivrance messianique où un Goethe aurait pu comparer la vieille Europe à des « ruines en basalte » et l'Amérique, délivrée du poids ancestral de l'histoire européenne continentale. Pour l'Amérique naissante et jusqu'à la première moitié du XXe siècle, les autres continents ne comptent pas dans les tractations internationales, considérées à la fois par les Anglais et leur avorton l’Amérique, comme des colonies, des territoires sous mandats, des condominium, des protectorats. Le reste du monde ne doit absolument pas se révéler comme indépendant de toute ingérence occidentale, il se doit d'être le servant de ces deux puissances territoriales, militaires et maritimes, l’Angleterre et l’Amérique, cheminant main dans la main.

L'Amérique du Sud, l'Afrique, l'Asie Mineure, l'Asie orientale, l’Océanie, la grande Chine ou le vieux Japon n'ont qu'à s'incliner humblement devant eux, il en va de la survie même des grands principes de cette Démocratie à faux-nez, masquant les contradictions et les principes mêmes des pères fondateurs. L'écrivain Walt Whitman dit ceci de très éclairant sur la mentalité même des Américains : «  Est-ce que je me contredis ? Très bien, je me contredis (je suis grand, je contiens les multitudes ». Et l'Amérique obsédée par le désir d'ajouter toujours plus d'étoiles à son drapeau, porte en elle la « foi pure de son destin messianique » qu'elle s'est attribuée, forte de la religiosité des peuples qui la composent, soudé par l'idée d' un destin biblique, que tout WASP2 puise dans les textes - « Maître, nous n'avons pas connu des siècles, des castes, des héroïsmes et des légendes, pour nous arrêter dans cette terre d'aujourd'hui ». Autrement dit, les immensités allant du Canada en passant par les Appalaches, jusqu'au delà du Mississippi ne leur suffisent pas, la mission divine que s'octroient les États-Unis d'Amérique, répond à un réel besoin pressant d'élargir leurs conquêtes économiques. Ce sentiment à la fois conquérant et de stabilité territoriale, pour ces anciens européens ou originaires d’autres continents, ces émigrés qui convergent vers ce grand pays, est partagé par la population américaine et donne naissance petit à petit à une sorte de nationalisme exacerbé que les drapeaux des fêtes de la Fédération, les innombrables odes à la nation, consolident en chacun d'eux comme pour les dédouaner entièrement de toutes les exactions passées, présentes et à venir.

 

La seconde vision ? Plus qu'une vision ! Un constat sévère, intransigeant, mais qui ne peut naître qu'après avoir fait le tour de toutes les facettes de ce territoire réellement insondable, et dieu sait si cela est compliqué, devant ce paradoxal pays livré aux pires lubies humaines ou au contraire une richesse insoupçonnable d’individus se côtoyant sans jamais se rencontrer vraiment. Le pire côtoie le meilleur. Une fois, débridé de sa neutralité d'observateur, alors vient le temps de décréter sa cote d'amour ou de désamour envers l'Amérique, ce concentré/mosaïque réellement fascinant mais toujours tenu par le lien ténu des religions qui elles aussi forgent chaque mentalité des ethnies présentes sur le territoire. C'est le mariage de la déraison et de la sagesse, c'est le mariage de la passion et de la froideur du calcul, le mariage du feu et de la glace, un peu comme des plaques tectoniques se rencontrent et créent le séisme. Rien n'est clair, ni défini, ni définitif dans ce pays figé dans une édification législative venues à la fois des textes juridiques de la Constitution américaine et des textes gravés dans le marbre spirituel du protestantisme : la bible, fortement influencés par les ancêtres anglais. Il n'y a pas de sentiment profane dans cette Nation. La séparation des pouvoirs religieux et laïques, n'existe pas. Elle se fonde sur une règle toute simple, tout ce qui fait la vie de l'Amérique passe par le serment entre le Ciel et la Terre, l'homme, sa foi, ses croyances et ses superstitions. L'Amérique est puritaine. Parce qu'elle se voudrait pure ! Pourtant elle s'expose publiquement comme une nation libre de toutes les audaces, de toutes les transcendances, de toutes les errances en s’exonérant de tous principes et de toute morale, de toute entrave. Et de ces errances, elle se proclame, Nation de Liberté ! Mais la pire image que cette nation paradoxale véhicule dans son giron, c'est celle de la réussite individuelle à tous prix.

 

Parce que si bien des femmes et des hommes nés ou fraîchement débarqués dans ce pays s'enrichissent avec facilité par maintes méthodes allant du travail acharné au trafic éhonté, peu, en réalité arrivent à triompher de la pauvreté endémique qui mine ce pays. Non ! Ce pays n'est absolument pas un pays riche, (sinon pour une extrême minorité d’Oligarques), ni un pays facile à vivre, ni un pays généreux. Et il l'est d'autant moins que depuis le début du troisième millénaire, la politique qui sévit à Washington a réduit considérablement les libertés individuelles ou collectives. Et la Democracy, a encore changé de peau, en offrant au monde extérieur une mue surprenante, belliqueuse, intrusive.

 

Tout comme les Romains construisirent des voies de circulation et en firent le symbole de leur étalement géographique, avec des ponts, des arènes, des aqueducs, parmi les symboles inattendus de l'Amérique : les routes ! En mauvais état et qui se détériorent avec le temps. Il faut dire que la route, pour les Américains, c'est l'artère vitale, celle par où toute l'Amérique passe et conduit son destin. Le chômeur ? Son mobile-home d'une ville à l'autre, sa caravane d'un État à l'autre, (comme les tortues transportent leurs carapaces sur le dos), pour chercher un job mal rémunéré, et attendre et voir venir depuis l'horizon poussiéreux de ces nouvelles villes composées de milliers d’habitats de fortune, l'heure du prochain départ et recommencer le périple routier où certains y passent toute une vie.

La route mythique où les Hell’s Angels enfourchent leurs motos sous le soleil écrasant dans un enfer de métal, gazoline et pétarades, exhiber leurs tatouages, leur hargne à vaincre la route et leur hargne tout court de la société. Tout peut devenir mythique dans ce pays. Le cinéma, les entreprises, la Mafia qui s'importe et s'exporte, Walls Street, l'antre du Capitalisme, l’avorton de la City à Londres, l’avorton de l’Usure.

Tout est fait, construit comme un jeu de miroirs qui renvoie sempiternellement aux États-uniens, l'image démultipliée de leur société exceptionnelle de cruauté sociale et d’inhumanité crasse, comme le démontre le spectacle affligeant et révoltant des grandes métropoles telle Philadelphie où toute une population noire, hispanique, blanche, livrée à elle-même, abandonnée par les pouvoirs publics, proie des mafias, se perdant définitivement dans la consommation de substances telles le Fentanyl, la fameuse « drogue zombie », où leur seul horizon est le petit bout d’asphalte que leur regard fixe, sous l’emprise de ces substances tueuses à court terme. Toute une partie de l’humanité se trouve outragée dans ce pays, courant au point final de leur existence éphémère vers le trou, la fosse, comme une course contre la montre en devançant le destin. Ce qui prend aux tripes, c’est le sentiment d’abandon de ces gens proches de la mort, que les institutions considèrent comme des déchets humains pour lesquels il n’est pas question de faire un seul effort pour les sortir du trou où ils s’enfoncent inexorablement.

Nous assistons à une guerre sociale dont le degré de cruauté prend la forme la plus épouvantable de l’indifférence envers autrui, puisque ce pays, cette nation hétérogène ne sait naviguer qu’entre le sordide et l’à peu près acceptable. Et derrière tout cela, la goinfrerie consumériste de l’américain moyen qui ne voit qu’à travers le large écran de la publicité criarde et vulgaire qui a envahi tout l’espace vital des Américains, jusque dans les toilettes où même le bruit de la chasse n’évacuera même pas le son infernal des crieurs publics ventant tel ou tel produit de consommation, des heures durant. La publicité y règne en maîtresse absolue, sur les âmes, sur les cœurs, dans les esprits, sur les corps, sur les mœurs, sur les habitudes alimentaires, en effaçant tout réflexe d’auto-défense chez l’individu qui prendrait soudainement conscience qu’il a une dignité à préserver. L’Américain s’auto-flagelle...

 

 

1Bartholdi : sculpteur français du XIXeme siècle.

2WASP : citoyens américains d’origine anglo-saxonne.

 


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