Antisémite, Pierre Péan ? L’apparence et le paradoxe
par Paul Villach
mardi 10 février 2009
L’entretien qui a tourné court le 6 février 2009 entre Daniel Schneidermann et Pierre Péan offre un cas intéressant de « relation d’information ». Ce dernier avait été invité sur le plateau d’ "Arrêt sur image" pour y parler de son livre, "Le monde de K." Or, accusé implicitement par allusion d’antisémitisme, Pierre Péan a préféré couper court à toute discussion et s’en aller. Pouvait-il faire autrement ?
Pierre Péan accusé d’antisémitisme
Deux jours plutôt, M. Bernard Kouchner, à qui Pierre Péan reproche dans son livre des manquements à « l’éthique et à la morale républicaine », avait contre-attaqué à l’Assemblée nationale en lançant une vraie « bombe » : il avait dénoncé un « livre, fait d’amalgames et d’insinuations », qui contenait « un certain nombre de passages et d’expressions très précises qui (n’étaient) pas là par hasard et qui (l’accusaient) de personnifier la contre-idée de la France, c’est-à-dire l’anti-France, « le cosmopolitisme ». » Et, avait-il demandé avec gravité, « l’accusation de cosmopolitisme, en des temps difficiles, mesdames et messieurs les députés, cela ne vous rappelle rien ? Moi si ».
L’allusion dans ce contexte était transparente. D. Schneidermann a donc commencé l’entretien en demandant à Pierre Péan pourquoi il avait employé le mot de « cosmopolitisme » dont il ne pouvait pas ignorer qu’il était une des injures favorites de l’antisémitisme, à la fin du XIXème siècle et dans la moitié du XXème, pour dénoncer « la finance cosmopolite, les banquiers cosmopolites, la ploutocratie cosmopolite », l’adjectif étant alors synonyme de juif. Pierre Péan a paru accablé ; il a nié farouchement avoir jamais été animé par pareil sentiment. Et devant l’incrédulité de son interlocuteur, il est parti.
Avoir les apparences contre soi
La contre-attaque du ministre est efficace. La distribution manichéenne des rôles a été inversée. D’accusé, il est devenu accusateur et les griefs dont il fait l’objet sont oubliés. Pierre Péan est désormais soupçonné d’antisémitisme pour avoir employé un terme, « cosmopolitisme », qui, affecté à une personne de culture juive, renvoie aux années d’antisémitisme échevelé, puisqu’il déniait au juif une nationalité française au profit d’une appartenance transnationale. N’est-ce pas ce qui avait convaincu en partie nombre d’anti-Dreyfusards de la culpabilité d’Alfred Dreyfus ? Sa culture juive, selon eux, le désignait comme un traître vraisemblable.
Les arguments de D. Schneidermann paraissent avoir du poids.
1- En premier lieu, Pierre Péan est une personne cultivée, un écrivain, « journaliste chevronné » qui s’est distingué par un ouvrage sur la jeunesse de François Mitterrand nourri des confidences de l’intéressé, « Une jeunesse française, 1934-1947 » : il ne peut donc pas ignorer le sens du mot « cosmopolitisme » appliqué à une personne de culture juive, puisqu’il a travaillé sur la période où ce terme désignait à la vindicte publique la communauté juive assimilée par amalgame à ses membres travaillant dans la banque et la finance.
2- Les mots, en second lieu, reçoivent au cours de l’Histoire une charge culturelle selon les circonstances où ils ont été employés. Pierre Péan le sait bien. Personne ne peut, par exemple, ignorer que le mot « collaborateur » s’est chargé d’un sens péjoratif, depuis la Seconde Guerre mondiale qui, encore aujourd’hui dans un contexte donné, impute à l’adversaire le crime de trahison de son pays.
3- D’où, en troisième lieu, la stupéfaction légitime de D. Schneidermann de voir que Pierre Péan ait pris aussi légèrement le risque de donner des verges pour se faire battre. Tant d’indiscernement est-il crédible, sans avoir été inspiré par l’antisémitisme ?
Un paradoxe qui l’innocenterait
Or, c’est peut-être, justement, ce paradoxe qui tendrait à innocenter Pierre Péan du grief d’antisémitisme qui lui est fait. Il y a bien contradiction apparente : oui, c’est invraisemblable qu’il ait pu employer un tel mot chargé de poudre sans prévoir un instant qu’il allait donner à son adversaire, M. Kouchner, un leurre de diversion en or pour le dispenser de s’expliquer sur les griefs divers qui étaient formulés. Un journaliste aussi aguerri que Pierre Péan ne pouvait ignorer que l’accusation d’antisémitisme qu’il encourait avec ce mot, était « une bombe atomique » qui allait pulvériser l’accueil de son ouvrage. On ne parlerait plus que de Péan l’antisémite. Tout serait dit sur la malveillance coupable de son ouvrage. M. Kouchner serait lavé de tout soupçon sans autre explication.
Il faut donc choisir pour résoudre cette contradiction apparente : soit Pierre Péan est un antisémite et en plus un parfait imbécile pour avoir donné volontairement des armes à l’adversaire et ruiner le crédit de son ouvrage en toute connaissance de cause, soit il reste le journaliste intelligent que l’on connaît et pour qui l’acception du mot « cosmopolitisme » n’est pas restée historiquement datée, mais a reçu une charge culturelle nouvelle par temps de mondialisation et d’entreprises transnationales de toutes origines qui ne concernent nullement la communauté juive, et il ne peut être soupçonné d’antisémitisme.
On comprend mal, en tout cas, la conduite de Daniel Schneidermann. Que, sous le coup de l’émotion, les réponses plus bafouillées que construites de Pierre Péan, ne l’aient pas convaincu, c’est son droit. Qu’il ait estimé devoir réserver son jugement, pourquoi pas ? : « J’en sais rien ! Je conclus pas ! » a-t-il répondu à Pierre Péan qui lui demandait s’il déduisait que cette « imprudence » était, selon lui, « révélatrice ». Mais avait-il le droit de jouer au confesseur ? « Je ne suis pas dans le secret de votre âme », a-t-il osé lui répéter avec une onction cardinalice, au lieu de s’interroger sur le paradoxe d’une telle naïveté susceptible de lever le doute. On comprend, en revanche, que cette prétention inquisitoriale ait outré Pierre Péan et qu’il ait préféré s’en aller. On ne discute pas avec quelqu’un qui entend sonder les reins et les cœurs mais qui s’en tient à l’apparence sans s’interroger sur le paradoxe qu’elle peut contenir.
Paul Villach