Antispécisme et éthique animale

par Pierre F
lundi 10 octobre 2016

Aujourd’hui, notre rapport à l’animal change, se fait plus intime, en même temps que des disciplines comme l’éthologie étudient au plus près le comportement de ceux-ci. Les antispécistes, plus radicaux, proposent une bonne fois pour toute d’abolir la frontière homme / animal et de ne voir qu’une grande communauté des êtres vivants. Mais d’abord : qu’est-ce qu’un animal ?

A cette question, apparemment simple, peuvent être données 2 réponses : un métazoaire disent les scientifiques, un certain type d’être vivant, hasarde l’homme ordinaire. Bien sûr « certain type » est flou et c’est justement le rôle du scientifique que de définir avec précision ce « certain type. » A qui se poserait la question de ce qu’est un métazoaire c’est un eucaryote hétérotrophe, et nous voilà bien avancé.

 

Lorsque l’on dit « animal », c’est l’image d’un sympathique mammifère terrestre qui nous vient en tête, le plus souvent un animal avec qui nous sommes en contact, qu’il soit domestique ou d’élevage. Ou alors certains animaux sauvages particulièrement populaires.

On peut, par exemple, penser à un éléphant mais on comprend bien que « trompe » ou « grandes oreilles » ne sont pas des caractéristiques partagées par tous les animaux ; si donc on retire tous les caractères propres à chaque espèce et l’on ne conserve que ceux qui sont partagés par toutes, il ne reste guère qu’eucaryote hétérotrophe. On se rend compte alors que la frontière avec le monde végétal est plus poreuse qu’on aurait cru.

 

Eucaryote désigne un organisme vivant dont les cellules ont un noyau, ce qui ne distingue pas l’animal des plantes, et hétérotrophe, qui se nourrit de substance organique qu’il n’est pas capable de synthétiser lui-même ; ce 2nd point nous distingue plus radicalement du monde végétal il est vrai, mais tous les eucaryotes hétérotrophes ne sont pourtant pas des animaux ; les champignons, par exemple, sont des eucaryotes hétérotrophes. On ajoutera alors qu’ils sont mobiles, c’est un mieux, mais là aussi, ce caractère n’est pas propre à tous les animaux - même s’il est évident que l’hétérotrophie et la mobilité sont étroitement liées, que l’une et l’autre se sont entrainées mutuellement dans l’histoire de l’évolution.

 

En fait, pour étonnant que ça puisse paraitre les scientifiques peinent à donner une définition vraiment rigoureuse de ce qu’est un animal.

 

La raison à cela est simple : c’est que le terme « animal », au sens étymologique, renvoie à un concept qui échappe à la science ou plutôt qui n’est pas de son ressort. Il faut dire que l’Homme a inventé le concept d’ « animal » avant que la science ne vienne faire le point avec ses microscopes. 

Le mot d’ailleurs viendra peut-être à disparaitre définitivement du langage scientifique pour ne rester accroché qu’au langage usuel.

 

Savez-vous que d’un point de vue scientifique les reptiles et les poissons n’existent pas ? La classification phylogénétique actuelle a rencardé ces 2 catégories au langage courant, et il est tout à fait envisageable que la catégorie « animal » devienne à son tour désuète. Mais peu importe, il faut se demander quels ont été les critères qui ont permis et qui permettent encore, au profane, de voir un être vivant et dire : c’est un animal.

 

Animal, en latin, renvoie à « air, souffle, âme. » Un animal donc, est un organisme animé, parcouru d’un souffle de vie ; je laisse à chacun, en fonction de ses croyances, le soin de nommer ce « souffle ». L’essentiel est qu’on prête aux animaux un certain souffle qu’on dénie aux plantes.

En effet, si la vie semble végéter chez les plantes – c’est bien le cas de le dire – au contraire elle parait s’épanouir chez les animaux. Je crois, pour ma part, que le comportement de la vie, l’impression d’autonomie est ce qui, foncièrement, nous fait reconnaitre un animal. Il suffit de regarder un escargot, par exemple, cet animal qui nous est si éloigné, observer sa lente reptation, sa manière d’étendre ou rétracter ses antennes, pour se laisser surprendre et envahir par le sentiment que chez lui la vie semble avoir gagné une forme d’autonomie. Dire que toutes ses attitudes s’expliquent par le contact avec son environnement n’efface nullement cette impression. Et si nous sommes dupes, peu importe.

 L’animal, c’est donc la vie plus la mobilité, ou si on veut l’épanouissement de la vie. C’est une définition qui n’est nullement scientifique, j’en conviens - et à nouveau pour les scientifiques il n’y a de toute façon que des métazoaires - mais qui cerne un peu mieux ce que le sens commun reconnait dans l’animalité, sans pour autant céder aux théories animistes.

Il y a donc d’un côté une définition scientifique, délicate, qui s’en tient à la délimitation de caractères biologiques communs à toutes les espèces, et de l’autre, non pas vraiment une définition mais un certain regard porté sur des organismes vivants en fonction de leur comportement.

 

Ce long préambule m’amène à m’interroger sur la question du spécisme, plus exactement de l’antispécisme, et de mettre à jour quelques-uns des nombreux obstacles à laquelle cette nouvelle éthique est confrontée.

Il semble en effet que l’antispécisme fasse un aller-retour permanent entre ce que la science dit de l’animal et ce que l’opinion commune considère.

Tout d’abord si je me permets de parler de « nouvelle éthique » c’est que l’antispécisme, qui a près de 40 ans, est un work in progress, il s’affine parallèlement aux études qui sont faites sur le comportement animal.

 

Effectivement si on se place à l’échelle du vivant, on ne comprend pas pourquoi les antispécistes accorderaient un traitement de faveur aux métazoaires plus qu’à n’importe quel autre organisme vivant : on ne le comprend pas à moins de s’en remettre à cette conception de l’animal qui fait de lui un être à part dans le règne du Vivant. Il faut donc d’abord isoler l’animal du Vivant – où il occupe par ailleurs une place assez réduite – comme l’Homme s’était lui-même isolé du règne animal, et fonder cette séparation, dire en quoi elle est légitime.

 

En éthologie, on appelle nociception, la capacité de souffrir, et sentience, la capacité, de manière plus générale, à ressentir. Pour les antispécistes, les animaux sont donc des êtres sensibles capables d’éprouver une certaine variété d’émotions et de ressentis. On se souvient d’ailleurs que c’est fort de la conviction que l’animal est, par nature, un être sensible qu’une pétition avait demandé une modification du code civil. On peut considérer qu’il s’agit là du fondement de l’éthique antispéciste. 

L’accent a donc été déplacé de la notion de mort - qui s’étend nécessairement à tout le vivant - à celle de la souffrance. Et c’est effectivement celle-ci que les défenseurs de la cause animale ont mis en avant quand il y eut, par exemple, les polémiques sur les abattoirs. « Pas de mort sans souffrance » clament-ils.

 

Y a-t-il, de fait, une forme de spécisme au sein même de l’antispécisme, qui consisterait à distinguer les espèces sensibles des espèces non-sensibles ?

C’est là qu’est le piège : les animaux ressentent et donc il faut les considérer différemment des autres organismes vivants, mais la science, de son côté, ne considère nullement que la sensibilité soit un caractère qui définisse l’animalité : pour elle ça n’est qu’une faculté qui s’est greffée parmi bien d’autres dans le processus de l’évolution. Si la science dit qu’une anémone est un animal, l’antispéciste en conclue qu’elle est sensible.

L’antispéciste étend les caractères que le sens commun prête aux animaux à toute la nomenclature scientifique, qu’elle soit taxinomique ou cladistique. 

 

En fait, cette question est âprement débattue chez les antispécistes eux-mêmes : certains sont favorables à introduire des critères spécistes – on dit alors « différentialiste », « spéciste » ayant été forgé comme un repoussoir – d’autres y sont totalement opposés. Lesquels des 2 sont les plus cohérents, c’est dur à déterminer, on reprochera aux 1ers la contradiction évidente de se dire antispéciste mais d’user de critères discriminatoires, aux 2nds, de tracer une incompréhensible frontière entre le règne animal et le reste du vivant.

Je m’avançais, plus haut, à dire qu’on reconnait dans les animaux, avant tout, l’épanouissement de la vie. C’est, il me semble, ce critère plus qu’un autre, le plus déterminant - raison pour laquelle les partisans de l’antispécisme le plus strict n’ont pas tout à fait tort en refusant de distinguer animaux sensibles et insensibles. Quand, par inattention, on marche sur un escargot, la culpabilité que l’on peut éprouver ne vient pas de ce qu’on ait pu l’avoir fait souffrir mais bien de l’avoir tué. Donner la mort là où la vie s’était épanouie, voilà sans doute la clé de voute du problème.

 

Mais reconnaissons-le, c’est bien, au départ, certains animaux que l’antispéciste entendait défendre. Car l’antispécisme, paradoxalement, se fonde d’abord sur une thèse anthropocentriste : on milite pour le bien-être des animaux avant tout parce qu’ils nous ressemblent.

Toutes les qualités que les antispécistes tiennent pour étant les plus à même de plaider en faveur des animaux sont aussi celles que, non seulement l’Homme tient en la plus haute estime, mais aussi celles pour lesquelles il s’est considéré – et se considère parfois encore – comme une espèce exceptionnelle. C’est en découvrant que nous ne sommes pas si uniques que l’antispéciste demande à reconsidérer le rapport qu’on entretient avec certains animaux : ceux qui nous ressemblent le plus. Les animaux d’élevage font, comme nous, partie de la grande famille des « souffrants », tel est, au fond, le message.

 

On peut lister tous les caractères partagés de l’Homme et de l’Animal, en faire autant de critères de la cause animale, et descendre la chaîne des similitudes jusqu’au point où ne partagera guère que le fait d’être des eucaryotes hétérotrophes mobiles.

 

Finalement, s’il y a une éthique animale à fonder, elle ne peut être que spéciste. Peut-être parce que dire « animal » c’est déjà être spéciste, c’est accorder à certains êtres vivants une qualité qui les distingue des autres et leur donne droit à une considération différente.

 

L’animalité, au fond, n’est peut-être que la part d’humanité de ceux-là qui ne sont pas nous.


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