Appel des intellectuels à la libération de Ioulia Timochenko

par Daniel Salvatore Schiffer
samedi 10 mars 2012

 Le 5 août 2011, Ioulia Timochenko, égérie pro-occidentale de l’historique « révolution orange » en Ukraine, se voyait arbitrairement mise en détention, sur ordre du juge présidant son procès pour un présumé « abus de pouvoir » lorsqu’elle était Première Ministre, par le tribunal de Kiev.

 Ce fait – arrêter une personne en pleine audience alors qu’elle comparaît libre et avant même que tout verdict ne soit prononcé – constitue une grave violation du droit pénal : ce qui, à l’heure où l’Union Européenne tente de propager ses valeurs morales, ne peut que heurter la conscience de tout authentique démocrate.

C’est là une parodie de justice. Elle rappelle, de sinistre mémoire, les méthodes policières sous la dictature stalinienne et se révèle digne, comme telle, des vieux et expéditifs procès de Moscou sous l’ère Vychinski, naguère spécialiste en matière de purges politiques.

De même, la cour d’appel du tribunal de Kiev a-t-elle refusé à plusieurs reprises d’octroyer la liberté conditionnelle à Ioulia Timochenko. Ce fut là une autre et scandaleuse atteinte, en matière de procédure judiciaire, aux droits les plus élémentaires de tout citoyen : une décision inadmissible en même temps qu’un acte révoltant, contraires aux principes de toute législation démocratique.

 Mais le pire, en ce dossier, était encore à venir !

 Le 11 octobre dernier, ce même tribunal de Kiev émettait un verdict condamnant Ioulia Timochenko à sept ans de prison ferme : une sentence aussi inique qu’injuste que celle prononcée là, par le juge Rodion Kireev, contre celle qui se voit ainsi formellement accusée d’avoir outrepassé ses pouvoirs, lorsqu’elle était Premier Ministre d’Ukraine, en signant des contrats gaziers avec la Russie.

Que cet acharnement judiciaire fût, en plus de ressembler à un lynchage politique, une mascarade indigne d’un pays prétendant se rapprocher de l’Union Européenne, de son attachement aux droits de l’homme et de la femme, c’est là ce qu’est par ailleurs venu confirmer une nouvelle inculpation, pour « tentative de détournements de fonds publics » cette fois, dont Ioulia Timochenko fait également l’objet, risquant douze ans de réclusion supplémentaire, depuis le 13 octobre 2011.

Davantage : cette deuxième et suspecte enquête judiciaire a tous les aspects d’une manœuvre aussi malhabile que désespérée, de la part du régime actuel, destinée à vouloir convaincre l’Occident, face au tollé provoqué par la condamnation de l’égérie de la « révolution orange », de ses hypothétiques malversations financières et, partant, du bien fondé de la sentence émise, le 11 octobre dernier, à son encontre.

 Mais, surtout, l’état de santé de Ioulia Timochenko, initialement emprisonnée au centre de détention de Lukianovsky avant que de se voir transférée dans celui de Kharkiv, est aujourd’hui très préoccupant : c’est là ce dont m’avait déjà informé le 22 novembre dernier, dans une lettre privée qui m’était adressée personnellement, Nina Karpachova, présidente de la Commission du Parlement Ukrainien pour les Droits de l’Homme.

 C’est à ce très officiel titre – « Ombudsman » (« Ombudswoman », serait-il plus opportun de dire en ce cas) – que cette femme remarquable qu’est Madame Karpachova, a effectué plusieurs « visites sans sommation », m’a-t-elle précisé, afin d’y vérifier, de visu, si les droits des prisonniers y étaient respectés.

 Aussi est-ce dans sa cellule même que Nina Karpachova a donc rencontré Ioulia Timochenko, qui, aux très objectifs et indubitables dires de cet « Ombudsman », a (je cite là encore) des « problèmes graves de santé ».

 Ainsi, en ces dramatiques conditions de détention, Madame Karpachova a-t-elle aussitôt exigé, de la part des autorités administratives et judiciaires compétentes en la matière, un « examen médical approfondi en dehors de la prison », c’est-à-dire, poursuivait-elle encore dans sa missive, en un « établissement médical spécialisé du Ministère de la Santé ».

 Que l’état de santé de Ioulia Timochenko ne cesse de se détériorer de manière de plus en plus inquiétante, c’est ce qu’à confirmé il y a quelques jours à peine Madame Zuzana Roithova, ex-ministre tchèque de la santé et actuellement députée européenne, qui a tenté de lui rendre visite, sans succès, ce dimanche 26 février 2012.

 Une nouvelle et inacceptable atteinte aux droits les plus élémentaires de tout prisonnier, ainsi que vient de le déclarer Zuzana Roithova elle-même, que cette interdiction qui lui a donc été signifiée par les autorités administratives de ce pénitencier de Kharkiv, lesquelles enfreignent ainsi de la manière la plus flagrante et brutale qui soit toute règle, y compris la fameuse « Convention de Genève », sur le statut comme la protection des prisonniers !

 Car l’Ukraine de l’actuel président Viktor Ianoukovitch, ancien apparatchik de l’ère soviétique, est tout, précisément, sauf un Etat de droit. C’est d’ailleurs là ce que vient d’affirmer Iouri Loutsenko, ex-Ministre de l’Intérieur du gouvernement de Ioulia Timochenko, qui, pas plus tard que ce lundi 27 février 2012, vient également de se voir condamné de manière tout aussi illégitime à quatre ans de prison, pour les mêmes chefs d’inculpation que l’égérie de la révolution orange (« détournements de biens » et « abus de pouvoir »), par les autorités ukrainiennes : un pur et simple « règlement de compte politique » comme ce même Loutsenko a qualifié cette nouvelle farce judiciaire.

 Il est du reste assez incompréhensible, sur le plan éthique, que l’UEFA, dont on ne sait si c’est l’indifférence ou la complicité qui la meut en ce cas, ait confié l’organisation de la prochaine « Coupe d’Europe des Nations de Football », qui doit se dérouler du 8 juin au 1er juillet 2012, à un pays aussi peu respectueux de la démocratie que l’Ukraine (l’autre pays organisateur étant la Pologne), où la finale de cette très médiatique compétition sportive doit avoir lieu dans le stade olympique, flambant neuf, de Kiev. Tout aussi inacceptable s’avère, en la circonstance, cet assourdissant silence, face à ce choix pour le moins discutable, de la part des Etats occidentaux, dont la duplicité, devant pareil scandale, n’est certes pas moins coupable.

Ainsi, en une aussi déplorable situation, où toute équité se voit bafouée par cette magistrature d’un autre âge, cette « Affaire Timochenko » a-t-elle déjà été portée, à l’échelon international, devant les plus hautes sphères diplomatiques et instances juridiques : depuis la Cour Européenne des Droits de l’Homme, institution faisant partie intégrante du Conseil de l’Europe, jusqu’à la Cour Européenne de Justice.

Catherine Ashton, Haute-Représentante de l’Union Européenne pour les Affaires Etrangères, a elle-même déjà déclaré, très opportunément, que le rapprochement entre Bruxelles et Kiev serait compromis dans ce très regrettable cas où Ioulia Timochenko se verrait condamnée sans que ses droits aient été respectés.

Et, de fait : voilà six mois, déjà, que Ioulia Timochenko croupit en prison, mise au secret, seule et malade, amaigrie et affaiblie, souffrant d’atroces maux de dos, à demi-paralysée sur un lit de fortune, victime de mauvais traitements, de vexations en tous genres, d’humiliations à répétitions, d’interminables séances d’interrogatoire, d’infâmes tortures psychologiques, sans le moindre espoir de clémence ni lueur d’avenir. A croire que c’est son élimination pure et simple, physique et mentale, que ces bourreaux à la solde de ses anciens rivaux lui infligent ainsi, petit à petit mais chaque jour un peu plus, de manière aussi cruelle et cynique… avec, au bout de cet horrible tunnel si nous n’intervenons pas à temps pour la sauver de pareil sort, une mort annoncée ! 

Pis : abandonnée de tous, il n’est pas jusqu’à son propre mari qui n’ait dû fuir, afin d’éviter le même genre de représailles, le pays. Il vit aujourd’hui en Tchéquie, où il s’est réfugié, après y avoir obtenu l’asile politique, à Prague, jadis ville d’un autre dissident de haut vol : Vaclav Havel, qui fut, lui, l’artisan, en 1989, au moment même où le « Mur de Berlin » s’écroulait, de la « révolution de velours ». Tout un symbole !

C’est donc un nouveau cri d’alarme que j’adresse ici très solennellement au monde libre et civilisé, aux démocrates de tous les pays et surtout aux autorités politiques et judiciaires d’Ukraine, au regard de ce douloureux, y compris sur un plan plus strictement humain, dossier Timochenko.

 Je suis en outre convaincu que tous ces prestigieux intellectuels, anciens ministres français et actuels députés européens, qui ont signé, il y a quelques mois déjà (le 8 août 2011), un premier appel à la libération de Ioulia Timochenko (laquelle, parfaitement au courant de notre initiative, nous exprime toute sa gratitude à ce sujet) ne seront pas insensibles à ces tragiques événements.

 Mieux : d’autres grands et beaux noms de l’intelligentsia se sont encore ajoutés, entre temps, à cette importante pétition internationale, que nous réitérons donc ici.

Car, comme je l’ai déjà souligné à maintes reprises, le seul tribunal qui vaille, à nos yeux épris d’humanisme, est celui, conformément à ce principe que nous souhaiterions universel, de notre conscience.

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, porte-parole du Comité International contre la Peine de Mort et la Lapidation (« One Law For All »), dont le siège est à Londres.

Signataires :

Elisabeth Badinter, philosophe.

Robert Badinter, juriste et avocat, ancien Ministre français de la Justice (Garde des Sceaux).

Patrick Besson, écrivain, éditorialiste.

Marc Bressant, écrivain, Grand Prix du Roman de l’Académie Française.

Hsiao Chin, artiste-peintre.

Daniel Cohn-Bendit, Co-Président du groupe des Verts/Alliance Libre Européenne au Parlement Européen.

André Comte-Sponville, philosophe.

Jacques De Decker, écrivain, Secrétaire perpétuel de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique.

Anne Delvaux, députée européenne.

Isabelle Durant, Vice-Présidente du Parlement Européen.

Vladimir Fédorovski, écrivain et essayiste d’origine ukrainienne, cofondateur, en 1991, du Mouvement des Réformes Démocratiques de Russie.

Luc Ferry, philosophe, ancien Ministre français de l’Education Nationale.

André Glucksmann, philosophe.

Guy Haarscher, philosophe, professeur à l’Université Libre de Bruxelles et au Collège d’Europe.

Rebecca Harms, Co-Présidente de groupe des Verts/Alliance Libre Européenne au Parlement Européen.

Stéphane Hessel, Ambassadeur de France.

Alexandre Jardin, écrivain.

Jack Lang, Ministre de la Culture du Président François Mitterrand.

Daniel Mesguich, comédien, directeur du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (Paris).

Edgar Morin, sociologue, philosophe.

Dolores Oscari, directrice du Théâtre Poème (Bruxelles).

Gilles Perrault, écrivain, journaliste.

Michelle Perrot, historienne, professeur émérite des universités.

Alain Rey, linguiste, historien.

Michel Rocard, homme d’Etat, Premier Ministre de la France (1988-1991).

Jean-Marie Rouart, écrivain, membre de l’Académie Française.

Elisabeth Roudinesco, historienne, psychanalyste.

Daniel Salvatore Schiffer, philosophe, écrivain, éditorialiste.

Daniel Sluse, directeur de l’Ecole Supérieure de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège (Belgique).

Jacques Sojcher, philosophe, directeur de la revue « Ah ! » (Université Libre de Bruxelles).

Guy Sorman, essayiste.

Annie Sugier, présidente de la Ligue du Droit International des Femmes.

Marc Tarabella, député européen.

Elisabeth Weissman, essayiste, journaliste.

Michel Wieviorka, sociologue (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris).

Yves Charles Zarka, philosophe, directeur de la revue « Cités ».


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