Qui n'a pas déjà échoué, au fil des clics, sur la Désencyclopédie, version dopée au second degré de Wikipédia ? Le site dispose d'une page "bien savoir se droguer" sur laquelle on apprendra par exemple qu'il convient de consommer du cannabis si l'on est "ministre, fan de Bob Marley, arbitre de curling ou lycéen". Mais aussi que la cocaïne est "l'apanage des grands auteurs contemporains" transportant ses amateurs dans "le monde merveilleux de la mégalomanie et l'autosuffisance", quand l'héroïne "te permettra de devenir un expert en injections intraveineuses et t'ouvrira les voies du monde de la médecine pour la plus grande joie de tes parents".
Premier résultat sur Google search pour les mots clé "apprendre à se droguer", "savoir se droguer" et "comment bien se droguer", le site bénéficie d'une excellente visibilité pour qui cherche à glaner des informations sur la façon dont se défoncer "proprement". Le caractère ouvertement loufoque de la page renseigne pourtant assez vite sur ses prétentions : si vous êtes là pour une tranche de rire, ok, sinon, il vous faudra aller voir ailleurs.
Ailleurs, ce sont par exemple les forums propulsés par le site JeuxVidéo.com, eux-aussi très bien référencés. Là, des internautes gravitant autour de la communauté des gamers s'échangent des tuyaux. MycoseDeClodo, étudiant, un peu poète comme en témoigne son pseudo, a "entendu parler d'une substance qui débloquait l'accès à certaines zones mémoire du cerveau pendant quelques heures, permettant d'apprendre durablement des choses au premier coup d'oeil".
Il voudrait connaître le nom de ce produit miracle. Hilarité de certains membres du forum, qui le soupçonnent d'avoir trop regardé
Limitless. D'autres prennent son problème au sérieux et lui suggèrent la cocaïne ou les amphétamines. Certains, enfin, connaissent le nom de la drogue qu'il recherche, et l'invitent à poursuivre la conversation en MP. Mystère et boule de gomme...
Sur JeuxVidéo.com, aucun encadrement. Les internautes, souvent jeunes et inexpérimentés,
racontent un peu tout et n'importe quoi au fil des topics consacrés à la drogue. Au risque qu'un lecteur les prenne au sérieux. Pas de modération, du moins en apparence. Liberté d'expression : totale. Potentiel de désinformation : maximum.
Dans un autre registre, le web pullule de sites proposant d'apprendre, de façon ludique, à
"se droguer sans argent" ou "légalement". Ici encore, les avis proviennent le plus souvent d'amateurs aux connaissances limitées, dont les conseils peuvent s'avérer dangereux.
Plus sérieux, le site PsychoActif est tenu par une équipe d'usagers ou d'anciens usagers. Il a pour vocation d'informer les toxicomanes sur les pratiques réductrices de risques, mais aussi de constituer une vitrine à même de renseigner pouvoirs publics et corps médical sur les usages réels qui sont faits des substances psychoactives. L'intention est bonne.
On regrettera cependant qu'encore une fois la prééminence soit accordée aux avis donnés par les consommateurs, à défaut de ceux prodigués par les professionnels de la santé. Le site, s'adressant à un public ciblé de toxicomanes et possédant toutes les apparences de la bonne foi, est en cela d'autant plus dangereux que les internautes qui s'y rendent prennent comme argent comptant les recommandations qu'ils y lisent. Même quand elles prônent des déviances de consommation ahurissantes, comme
l'injection intraveineuse de cocaïne ou son "basage", c'est à dire sa transformation en forme fumable à l'aide d'ammoniac ou de bicarbonate de soude. Féroce.
Dans la même veine,
le site ASUD, du nom de l'association éponyme (Auto-Support des Usagers de Drogues) a pour optique de prodiguer aux usagers, via une tripotée de fiches techniques et de forums, des conseils de réduction des risques. Bien ficelé, agréable à consulter, il constitue une mine d'informations souvent pertinentes. La partie forum est encadrée, laissant peu de place aux conseils foireux. On pourra toujours regretter que les interventions de médecins n'y soient pas plus régulières, mais globalement ça va, ça va.
Le problème se trouve ailleurs. Le problème c'est que si le site comprend une section décroche/sevrage/abstinence, l'impression dominante qui s'en dégage est qu'il n'invite au fond que très peu à emprunter la voie de la guérison, mais seulement à consommer de façon plus safe.
ASUD cristallise à lui tout seul la foule d'incohérences qui caractérisent l'Etat dans sa politique anti-drogue. Empêtré dans une logique répressive, ce dernier considère d'un côté les usagers comme des délinquants qu'il n'hésite pas à poursuivre. Pour, d'un autre côté, les envisager comme des patients, comme en témoigne
une décision de l'ANSM, retenant le site d'ASUD parmi les projets d'
"associations de patients" ouverts aux subventions.
ASUD, une association de patients ? Oui, mais des patients qu'il faut veiller à laisser entre eux et, partant, à ne pas trop mettre en contact avec un personnel médical considéré comme anxiogène. Des malades qu'on cherche moins à soigner qu'à préserver du pire, en leur donnant des conseils pour se "défoncer propre". Incompréhensible.
Si le site ASUD représente un espace de dialogue et d'information sain, la participation de l'Etat à son financement fait difficilement sens. En voulant donner le change à tout le monde, l'Etat témoigne de son manque de ligne directrice et de tranchant sur le sujet de la toxicomanie. A être à la fois considérés comme des délinquants et des patients, les usagers ne sont plus vraiment ni l'un ni l'autre : si la loi prohibe l'usage de stupéfiants, dans les faits, cet usage ne donne que rarement lieu à des condamnations ; par ailleurs, pourquoi appeler patients des gens qu'on n'aiguille pas vers un parcours de soins ?
Ni tout à fait malades, ni tout à fait délinquants, les usagers sont relégués dans une zone grise sans retour, un triangle des Bermudes où aucune réponse satisfaisante à leurs maux ne leur parvient. Et pour cause, comment venir en aide à des naufragés qui n'apparaissent même pas clairement sur les écrans radars ?