Après Diên Biên Phu, De Gaulle recommande l’envoi du contingent en Indochine
par Michel J. Cuny
lundi 17 août 2015
La guerre de Corée se sera terminée par les accords du 27 juillet 1953 sans avoir pu déboucher sur la Troisième guerre mondiale. Charles de Gaulle ne peut que le déplorer. C’est ce qu’il confie, le 10 mars 1954, au seul journaliste véritablement accrédité auprès de lui pour tout le temps de sa carrière politique, Jean-Raymond Tournoux :
« La guerre aurait pu éclater en Corée, au moment de l’affaire MacArthur, mais les Américains ne sont pas des guerriers. Ils n’ont pas fait la guerre. À défaut, on se rabat sur le maccarthisme !... Si l’Amérique, en 1951, avait écouté MacArthur, elle eût gagné la guerre en Asie. Elle était seule à disposer de bombes atomiques. » (Le feu et la cendre, page 118)
Occasion qui ne reviendrait plus… Nostalgie… Faute politique majeure de Truman ? Héroïsme malheureux du brave MacArthur (qui proposait…) ? À la fin de l’année précédente, De Gaulle l’avait affirmé auprès du même Jean-Raymond Tournoux :
« Moralement, ce sont les Soviets qui avancent, ou, plus exactement, c’est le système communiste qui avance dans les esprits. » (page 109)
Propos qui résonnent plus que bizarrement en 2015… D’ailleurs, De Gaulle n’hésite pas à prophétiser la suite :
« De dix ans en dix ans, le communisme a avancé de manière effrayante. Il va avancer en Europe. Je vois qu’il avance chez nous, en France, non point par le nombre des gens qui votent communiste : il n’y a plus un grand nombre de communistes en chiffre, mais le communisme gagne en cohésion, en poids. Ce sont ses capacités qui s’accroissent. Les communistes sont les seuls résolus. » (page 109)
Progression morale et organisationnelle : suprême danger auquel, d’abord, il aurait fallu opposer la force militaire, voire (MacArthur, tu m’entends ?) la force nucléaire ? De Gaulle ne l’a pas encore dit. Mais revenons à l’entretien du 10 mars 1954 :
« Lorsqu’on est un colosse, on fait la guerre, ou bien on s’assoit dans son fauteuil pour fumer sa pipe et regarder la télévision. C’est ce que font les Américains. » (page 119)
Sauf MacArthur.
Quant à De Gaulle, il a, pour sa part, tout essayé : l’Indochine dès septembre 1945. On s’y bat encore, mais la chute de Diên Biên Phu est pour dans deux mois…, et surtout les grands hurlements devant les 30.000 chars, 20.000 avions et 175 divisions qui étaient déjà en route pour l’étape longue de 158 kilomètres qui devait les conduire sur le Rhin, puis les suivantes : Paris, Rome et les Pyrénées… Rien de plus assuré.
Mais le soufflé est assez vite retombé. Et maintenant, De Gaulle peut bien confier à Jean-Raymond Tournoux que c’était rien que du pipeau :
« Les Russes, eux aussi, ne veulent pas faire la guerre. Cela est clair comme la lumière du jour. D’ailleurs, ils n’ont jamais voulu faire la guerre. On leur a fait la guerre. Malenkov ne veut pas la guerre. Si la Russie, en 1946, 1947, 1948, avait voulu nous envahir, elle eût occupé l’Europe jusqu’à Brest avant que nous ayons eu le temps de dire Ouf. Le Pacte atlantique n’existait pas. » (page 119)
Désormais, il existe. Mais ni la volonté guerrière de l’URSS, ni celle des USA. Impossible d’organiser le grand match grâce auquel De Gaulle aurait pu remettre la main sur l’État français, et pour le prix politique que lui-même aurait fixé. Et voilà que notre grand homme déprime (suite de l’entretien du 10 mars 1954) :
« L’affaire d’Indochine est virtuellement terminée. Il reste à trouver le procédé dans la forme. Mais l’affaire est terminée. Il est entendu que la France ne gardera pas l’Indochine, qu’elle ne la possèdera plus. » (page 120)
Effectivement, le 7 mai 1954, Diên Biên Phu tombait. Aux yeux du monde ‒ et en conséquence de la décision prise par Charles de Gaulle en septembre 1945, et accompagnée par lui jusqu’au dernier instant -, la France renoue, sur un autre terrain, avec l’humiliation de 1940.
À moins que… Et c’est ici que s’annonce la politique militaire qui devait fleurir au temps de la guerre d’Algérie : le contingent ! Envoyer le contingent en Indochine ! La voilà, la bonne idée.
En effet, selon Jean‒Raymond Tournoux, nous tenons là un nouvel exemple de l’implication du citoyen de Colombey-les-Deux-Églises dans les affaires militaires du pays jusqu’en cette année 1954 :
« Nommé commandant en chef et haut-commissaire en Indochine, le général Ély, chef d’état-major général des forces armées, s’entretient avec de Gaulle, qui approuve le projet d’envoyer, sans délai, en Extrême-Orient, trois divisions formées de jeunes soldats du contingent. Ces effectifs lui semblent même insuffisants : il parle de quatre divisions. » (page 126)
Quant au général Ély, il a rendu compte des propos du général de Gaulle en ces termes :
« J’ai ramené la France en Indochine, mais ce n’est pas moi qui ai remis la main sur Hanoi. Il aurait fallu laisser Hô Chi Minh et Bao Dai en tête à tête après nous être solidement assis sur la Cochinchine. Et puis attendre… » (page 126)
Bao Dai… porté à bout de bras par la France, bien entendu.
Quant à la situation en ce 9 mai 1954, lendemain de la chute de Diên Biên Phu :
« Aujourd’hui je prélèverais quatre divisions en Allemagne. Je les installerais en Cochinchine, au Laos, au Cambodge, et puis je traiterais avec Hô Chi Minh. Je les laisserais faire leurs élections comme ils voudraient. On verrait bien. Et si les Américains se plaignaient du départ de nos divisions, je les inviterais à nous remplacer en Allemagne. » (page 126)
Et encore un petit coup de pouce à la présence américaine en Europe et sur la zone d’occupation française… Alors, cette guerre, ils la font ?...