Après le droit de vote et le droit de grève … : le droit de pleurer ?

par Marcel MONIN
samedi 14 décembre 2019

Après le droit de vote et le droit de grève … : le droit de pleurer ?

(réflexion sur les droits des gens modestes en démocratie).

 

Lors de la Révolution française de 1789, les bourgeois entendirent prendre les rênes du pouvoir (1). Ils se servirent certes de la « populace » pour mettre à mal les titulaires en place du pouvoir. Mais ils se gardèrent de donner des droits à ladite populace. Qui, de par son nombre et sa situation matérielle, pouvait contrarier l’exercice du pouvoir par et pour lesdits bourgeois. Par exemple, en s’en prenant d’une manière ou d’une autre au porte monnaie de ces derniers.

Donc, à l’époque :

Pas de droit de vote pour les pauvres (constitution de 1791) ! 

Interdiction faite à ces derniers de se syndiquer et de faire grève ! ( loi « Le Chapelier » du 14 juin 1791 ). 

 

I. le droit de vote.

A.

On finit par comprendre que l’on pouvait donner le droit de vote aux pauvres. Il suffisait de faire des découpages et de choisir des modes de scrutins adéquats (et de prendre quelques précautions institutionnelles, comme l’institution d’une chambre haute conservatrice). (v. nos articles sur Agoravox). 

Et de manipuler la « populace » inculte et réputée stupide : « donnons-leur le droit de vote, ils voteront comme on leur dira » ( de Tocqueville au cours des débats de 1848 sur l’instauration du suffrage « universel ») .

NB. Depuis Tocqueville, des chaînes de télévision et de nombreux titres de la presse écrite, ont souvent réussi, en utilisant mécaniquement les techniques de manipulation progressivement découvertes et expérimentées (v. sur internet), à orienter le vote.

 

B.

On a également compris que l’on pouvait théoriser (2) le suffrage devenu universel d’une manière telle que les enjeux et ses résultats concrets soient camouflés. ( Il permet en effet paradoxalement sous un certain rapport, et évidemment avec la mise en œuvre de recettes bien étudiées, à la minorité -économique-, d’avoir la majorité -politique- dans les instances décisionnelles de l’Etat).

a) L’élection est tenue pour la pierre angulaire de la démocratie et est réputée conférer aux élus une « légitimité … démocratique » (3).

b) Les élus sont censés pouvoir ( =avoir le droit de) faire ce qu’ils veulent ( avec la théorie du caractère représentatif du mandat). Egalement « légitimement ». La critique de leur action par les battus ou les victimes de ladite action étant réputée être illégitime. 

Au regard des résultats, tout a bien fonctionné : De multiples études montrent en effet que les inégalités économiques sont reproduites par les institutions politiques (4). Voire même, si l’on s’appuie sur les chiffres de l’évolution de la concentration de la richesse entre quelques mains, sont amplifiées à l’heure actuelle.

 

II. Le droit de grève. 

On a également compris, plus tard, qu’en donnant le droit de se syndiquer et celui de faire grève sous certaines conditions (loi Ollivier du 25 mai 1864) et en constitutionnalisant ce dernier en 1946 on installait des soupapes de sécurité (5). Permettant au système, en réalité … « pipé » ( v. ci-dessus), de fonctionner sans risque majeur pour lui et pour ceux qui le géraient.

a) En effet, l’usage du droit de grève n’a aucun effet juridique, contrairement au droit et à l’usage du droit de décider (6). 

C’est d’ailleurs, pour prendre l'exemple le plus récent, que ce les gouvernants ont rappelé à l'occasion du lancement de leur projet de gestion des retraites par des fonds de pension. Ils ont annoncé qu’ils feront cette réforme quoi qu’il arrive. En rappelant leur « légitimité » « démocratique » à faire ce qu’ils veulent. Puis ils ont invité les représentants syndicaux à participer à des discussions ; au nom du bon fonctionnement de la démocratie (sic). Lesquels représentants syndicaux , sont, sous un certain rapport, plus ou moins "contraints" à y participer, sauf à en appeler à l’insurrection. 

b) Et puis le droit de grève, dont l’usage a été raboté par de nombreuses lois (v. sur internet) été organisé comme un droit « payant » (les journées de grève ne sont pas payées). Qui nécessite qu’on ait les moyens de se l’offrir … Pas longtemps.

c) Avec le développement des médias, et notamment de la télévision, la légitimité de l’usage du droit de grève est systématiquement mis en cause de manière plus ou moins explicite : exploitation des désagréments (7) subis par les usagers des services publics paralysés, ou argument tiré du coût réel ou supposé de la grève pour le chiffre d’affaire des commerçants, ou pour la richesse nationale (etc) ….

Ce qui fait que le droit de grève (ou ce qu’il en reste après les restrictions et conditions dont il a été progressivement assorti) n’est tolérable pour les gouvernants -et par ceux qui profitent ou ne sont pas gênés par la politique de ces derniers-, que … s’il n’est pas utilisé.

Mais ce faisant, cette sorte d'impudence des gouvernants (v. l’exemple récent ci-dessus) empêche la soupape de sécurité de jouer son rôle.

 

Droit de vote reproduisant les inégalités, droit de grève de plus en plus gelé : le fonctionnement de la démocratie ne laisserait-il alors, dans les faits, aux gens modestes que le droit de … pleurer ?

 

A moins que les dures conséquences de la mise en œuvre des nouvelles conceptions des rapports sociaux (libre jeu de la loi du plus fort garanti par les dirigeants) pour de larges couches de la population… qui « bougent », amènent nos sociétés s’interroger sur le fonctionnement réel de la démocratie, et à envisager une possible révision, un jour prochain ou lointain : 

a) des règles sur la désignation des dirigeants, et

b) des règles sur les procédures de contrôle et de sanction de l’action de ces derniers.

 

Marcel-M. MONIN

Constitutionnaliste.

(1) (1 a) … en profitant de la loi électorale arrêtée pour la convocation des Etats généraux qui, plus équitablement qu’antérieurement, donnait au Tiers Etat autant de sièges qu’en avaient la noblesse et le clergé réunis.          (1 b) Imaginons ce qui pourrait se passer si l’on transposait cette règle équitable à la France d’aujourd’hui, et si les sièges de députés étaient ventilés sur la base des réalités socio-économiques (concrètement, les 10 % des plus riches disposant de 10 % des sièges à l’Assemblée nationale, etc …)

(2) Il n'est pas nouveau que l’on mette sur pied une théorie pour camoufler ce qui n’est pas admissible pour une partie de la population. Les rédacteurs de la constitution de 1791 fabriquèrent le principe de l’électorat « fonction » et celui de la souveraineté « nationale » pour « justifier » que les pauvres ne pouvaient pas avoir le droit de vote. Et ces théories … marchent. Au moins un certain temps, avant que des penseurs en mettent le bien fondé en question, et tant que l’état des rapports de forces le permet.

(3) Quand en Afrique les élections sont truquées, mais se sont déroulées sans tueries, (et installent au pouvoir des personnalités n’ayant pas en tête de contrarier les intérêts extérieurs) on parle de « progrès de la démocratie ». Quand, dans nos pays, des élus n’ont pas respecté le code électoral (par exemple le plafond des dépenses électorales, pour couvrir les frais générés par la mise en oeuvre des techniques visant à convaincre les électeurs) ces derniers perdent rarement leur poste. Et, quand ils sont (faiblement) inquiétés, ils le sont après que l’élection a produit ses effets.

(4) Les études de P. Bourdieu et J.-C. Passeron ( « les héritiers » , « la reproduction » …) ont montré, par l’exploitation de statistiques, que l’école (au sens large) reproduisait elle aussi les inégalités sociales … sous une forme scolaire.

(5) Comme les « restaurants du cœur » et les œuvres caritatives amortissent ou annihilent les réactions que « devraient » logiquement engendrer les conséquences sociales de certains choix économico-financiers des dirigeants.

(6) On notera au passage que les détenteurs du pouvoir économique et financier sont organisés pour que le droit de décider ne leur échappe pas. Ce qui n’est pas le cas de ceux qui usent du droit de grève, qui se limitent à réagir a posteriori et de manière ponctuelle, sans disposer des moyens nécessaires à la mise en place d'une "contre stratégie".

(7) Lors des grèves du mois de décembre 2019, un argument a été développé dans certains milieux politiques (par ex. au sein du R.N.) : il faudrait que la CGT (qui pour les partis de droite – « extrême » ou traditionnelle, incarne « l’ennemi » à l’état pur) suspende la grève des transports pendant la période des fêtes de Noël. Cet argument est astucieux : les spécialistes du syndicalisme savent en effet que lorsqu’un mouvement de grève est arrêté, il est très difficile (voire impossible) de le faire re - démarrer.


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