Après nous, le déluge

par Jules Elysard
mardi 27 mars 2018

Avec un peu de chance, les gens de ma génération vont échapper à l’effondrement qui vient.

Cette génération qui est entrée dans sa soixantaine, ou va y entrer ou s’apprête à en sortir, est née dans les années cinquante, ou dans leurs environs. Les plus vieux sont nés dans l’immédiate après-guerre, les plus jeunes quand la guerre du Vietnam pointait son nez. C’est la génération qui a grandi dans les univers parallèles de la « guerre froide » et des « trente glorieuses ». C’est pour elle que les journaux français parlèrent abondamment du « conflit des générations ». En 1967, deux Belges, d’une génération un peu plus ancienne qui avait connu la guerre, firent une intervention dans le débat : Raoul Vaneigem publia Le traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations et Jacques Brel donna une nouvelle version des Bonbons :

« Quand père m'agace moi je lui fais zop la
Je traite ma mère de névropathe
Faut dire que père est vachement bath
Alors que mère est un peu snob
Enfin tout ça c'est le conflit des générations

Je viens rechercher mes bonbons
Et tous les samedis soir que j'peux
Germaine, j'écoute pousser mes ch'veux
Je fais glou glou je fais miam miam
Je défile criant : paix au Vietnam
Parce qu'enfin enfin j'ai des opinions.

https://www.youtube.com/watch?v=UEdzVLcmgOw

 

L’année suivante, ce fut celle du joli mois de mai dont la radio gouvernementale prétend aujourd’hui faire un « sujet .

 

Ma génération, c’est celle du baby boom, du twist, du rock’n roll, du plein emploi, de la société de consommation triomphante. C’est donc aussi celle des « trente glorieuses  ».[i]

Mais l’environnement international est alors celui de « la guerre froide » et « l’équilibre de la terreur ». Les USA et l’URSS s’affrontent idéologiquement dans les pays industriellement développés ; idéologiquement et militairement dans le reste du monde (Corée et Vietnam, mais aussi en Afrique où ils prétendent tirer profit de la décolonisation). C’est dans ce cadre que s’est inscrite la « construction européenne » : contre la guerre et pour la prospérité, n’ayons pas peur des mots. Mais déjà, à la fin des années soixante, considérant une jeunesse désœuvrée et parfois chevelue, on pouvait entendre des cons, « caducs ou débutants », affirmer sans ambages : « Ce qu’il leur faut, c’est une bonne guerre »

De Gaulle survécut moins d’un an à la bourrasque de mai et son successeur fraîchement élu opéra un tournant dans la « construction européenne » en y intégrant le Royaume Uni. Et, aujourd’hui, c’est un royaume désuni qui est en train d’en sortir à reculons.

 

Hélas  ! c’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale.

Bernanos (1938)[ii]

Cinquante ans plus tard, on voit comme l’équilibre de la planète a été bouleversé. Le libre échange est la doctrine de ce globe mondialisé, de ce monde globalisé. Le libre échange contemporain se définit lui-même comme la libre circulation des biens, des services et des capitaux. L’Union Européenne ajoute dans son Acte Unique de 1986 une très théorique libre circulation des personnes. On sait ce que ce principe affiché lui coûte déjà électoralement en traitement des migrants et des travailleurs détachés. Mais ce n’est rien à côté de ce que lui coûtera la libre circulation des nuisances, de la pollution et températures extrêmes. L’« anglosphère », fût-ce avec le mur que prétend construire Donald Trump, ne pourra pas non plus arrêter cette circulation-là. Désormais, c’est la fièvre de la planète qui enflamme le genre humain, et pas seulement sa jeunesse. La consommation frénétique est devenue consumation. Plus beaucoup de détournements d’avions en ce début de millénaire : le kérosène brûle pour porter au bout du monde, avant qu’il ne s’effondre, les activistes du commerce, du tourisme et du terrorisme.

L’un des empires s’est écroulé. Le survivant a dû se trouver un nouvel « axe du mal ». A «  l’équilibre de la terreur » a succédé une « terreur de la perte d’équilibre », une fuite en avant pour ne pas tomber. Ce n’est pas seulement, en « Occident », « la terreur des déséquilibrés » que l’on qualifie généralement de « terrorisme », meurtre de masse spectaculaire inspiré par une idéologie souvent « islamique » aujourd’hui, parfois « suprémaciste ».

C’est aussi et surtout la concurrence des Etats « autoritaires » qui en sont dépourvus pour acquérir les armes de destruction massive, sous la surveillance des Etats « démocratiques » qui en sont déjà munis. Il s’agit ici de la suite logique de la théorie de la « destruction mutuelle assurée », qui d’ailleurs en anglais reconnaissait implicitement son caractère de folie (« Mutually Assured Destruction »).

Enfin, c’est la terreur quotidienne et subie sans fard et sans image qui se répand sur la planète au nom de la « croissance économique » et des « équilibres budgétaires ». Les équilibres sociaux, eux, les avantages acquis, sont mis en cause au nom d’une idéologie de la survie, du rendement et de la rentabilité.

En français, le mot « rente », qui est à l’origine des ces deux derniers mots, y est resté longtemps dans le sens de revenu légitime de la propriété. Innovation sémantique : ce mot prend chez les idéologues libéraux le sens d’« avantage indu de salariés protégés ». Pour ces idéologues, si la dette est publique, le profit doit rester privé. La rationalité économique des « process » (de production, de vente, de réduction des coûts, ...) est censée, pour eux, masquer la pulsion de mort qui est à l’œuvre. En cas d’accident industriel, il déplorent un dommage collatéral justifié cependant par le principe de destruction créatrice. Et aux survivants qui n’ont pas (ou si peu) de capital, ces cuistres rappellent combien leur niveau de vie s’est élevé, combien leur espérance de vie a progressé depuis le capitalisme a triomphé.

 

Le vieux monde et ses séquelles

Nous voulons les balancer

Nous devons être cruels

Chanson du CMDO (1968)

https://www.youtube.com/watch?v=avNSZjlF7dE

La chanson se poursuivait par un regrettable « Mort aux flics et aux curés ». Aujourd’hui, le jeune monarque français, qui n’a pas connu mai 68, pourrait assumer un « ponctionnons » ou un « assommons nos retraités ».

Interpellé à Tours par une retraitée, il lui explique tout simplement que l’augmentation de la CSG sur les retraites même modestes, c’est pour baisser de 3 points les cotisations salariales, ceci afin que les salariés puissent payer la retraite de la petite dame.[iii]

http://www.rtl.fr/actu/politique/video-macron-interpelle-par-des-retraites-vous-nous-avez-vraiment-pompes-7792632544

Tout ceci en faisant des moulinets de ses petits poings, comme il en a l’habitude, et en papouillant la petite dame, comme il aime à le faire pour montrer comme qu’il respecte les personnes âgées.

Reconnaissons que c’est une drôle de façon de traiter le « conflit des générations » et la possible montée des vieux aux extrêmes. S’il était logique, ce pourfendeur du « vieux monde », il pourrait oser une déclaration comme : « l’intégration des jeunes exige la désintégration des vieux ». Mais il s’est fait élire sur une réputation de bienveillance supposée. Se peut-il alors qu’il ait mal compris le poème de Baudelaire que son épouse lui avait fait apprendre quand elle était sa maîtresse : « Assommons les pauvres »[iv]  ?

 

« « Après moi le déluge, » disait Louis XV. Ce fut un déluge de sang. »

Emile Cantrel

Certes, Emmanuel Macron a quelque chose du successeur de Louis XIV qui commença son règne sous la qualificatif de « bien aimé ». Mais son classicisme revendiqué ne l’empêche pas de ressembler furieusement à certain de ses contemporains à qui il prétend, parfois, donner des conseils : Donald Trump, Recep Erdogan et Vladimir Poutine.

Evidemment, l’opinion publique occidentale a une mauvaise image de ces trois présidents « incontrôlables » qui pourraient mener le monde à sa perte. Et elle en aurait une excellente des « dirigeants démocrates » qui mènent à corps perdu la « mondialisation heureuse ».

Mais si les trois présidents cités promettent facilement des « déluges de sang », la « mondialisation heureuse », qui se présente souvent comme technologique et digitale, sera naturellement peu démocratique et résolument inégalitaire. Elle sera moins humaniste que transhumaniste. Les ressources naturelles vont se raréfier et la population mondiale devra suivre le même chemin.

L’oligarchie mondiale aura fait sienne cette réflexion : « La pollution et le prolétariat sont aujourd’hui les deux côtés concrets de l’économie politique »[v]. Elle en tirera les conséquences en organisant un massif traitement des déchets, industriels et humains. Car elle espère bien échapper au déluge qu’elle aura provoqué sous le prétexte de poursuivre une croissance infinie. Un génocide est donc en marche, qui ne dit pas son nom, mais dépassera tous ceux du XXème siècle.

 

Quant à ma génération, si comme beaucoup d’autres, elle n’a pas fait la révolution, elle aura vu défiler des illusions et des impostures. Les Français de ma génération auront vu se succéder des présidents : le premier avait l’âge d’être leur grand père. Ils ont attendu 2007 pour en connaître un de leur génération. Le dernier a l’âge d’être leur fils. Certains en sont fiers et voient dans sa jeunesse une promesse de prospérité. Je ne suis pas de ceux-là.

On me dira peut-être que je suis un esprit chagrin, plein d’aigreurs et de passions tristes ; et que c’est en raison de mon âge que j’imagine venir un effondrement qui me délivrera. Bref, c’est ce serait l’angoisse de mort qui serait à l’œuvre tout simplement.

Mais, très tôt déjà, peu après mes vingt ans, je crois que mes réflexions et mon attitude dans la vie étaient empreintes d’un optimisme du cœur et d’un pessimisme de la raison. Raisons pour laquelle je me reconnaissais si aisément dans une Ephémère Jeunesse Marxiste Pessimiste. La « révolution », nous demandions-nous, ne viendra-t-elle pas trop tard , si elle advient, pour sauver l’humanité ?

C’est la question que pourraient se poser aussi aujourd’hui des jeunes de vingt à trente ans, avec une urgence et une acuité plus grande encore. Ils n’ont pas échappé totalement au décervelage qu’ils subissent depuis leur instruction primaire et qu’ils ont poursuivi, pour certains, dans les écoles de commerce. D’autres ne s’intègrent pas et on les envoie dans des formations. D’autres enfin s’intègrent dans la vie active tout en étant persuadés que la planète est foutue. Il leur reste le temps et le loisir de découvrir un Pablo Servigne qui, à peine plus âgés qu’eux, réfléchit déjà aux solutions possibles, aux comportements à adopter, quand l’effondrement sera advenu.

 

[i] Le baby boom, celui-ci s’est poursuivi en France presque jusqu’au premier choc pétrolier et à l’élection de Valéry Giscard. « Trente glorieuses » de croissance démographique, donc, qui semblent suivre la croissance économique. Il n’est pas question de faire ici une analyse de ces courbes. Dès son élection, Valéry Giscard tient une promesse de campagne que portait aussi son concurrent : en juillet 1974, la majorité civile passe de 21 à 18 ans. A-t-il contribué ainsi à la victoire de Mitterrand en 1981 ? Plus tard, des enfants nés après 1970, défileront en 1986 en criant : « 68, c’est vieux, 86, c’est mieux ».

Depuis les années cinquante, on glosait sur la montée des jeunes et, dans les années nonante, on fera un film sur le péril jeune. Dans les années soixante, les vieux avaient connu deux guerres. Ils avaient fait la première et la deuxième, qui avait été moins meurtrière, ils l’appelaient « la dernière ». Certains avaient été résistants et il leur arrivait d’en parler. D’autres avaient collaboré ou profité de la situation. Ils n’en parlaient pas. Tous parlaient de l’occupation et des privations. La génération suivante, nos parents, née dans les années trente, n’avaient connu de la guerre que l’occupation et des privations. A l’exception des hommes qui furent enrôlés dans les « guerres de pacification » que la France lança en Indochine, puis en Algérie. La IVè République pensa se débarrasser de l’Indochine en la léguant aux Etats-Unis. De Gaulle, lui, revenu aux affaires, crut se débarrasser de l’Algérie. Ayant rétabli la paix, il put régner jusqu’en 68.

[ii] Les grands cimetières sous la lune

[iii] « J’vais vous expliquer ... vous avez travaillé toute votre vie pour quoi... si vous regardez le système français tel qu’on l’a, vous avez travaillé toute votre vie pour payer la retraite de vos aînés. Moi, j’ai beaucoup de respect pour les personnes âgées et pour celles et ceux qui sont à la retraite, mais je suis aussi obligé de remettre en marche l’économie de notre pays et donc la CSG on la pas fait pour vous pomper comme vous dites... Non, on l’a fait pour, j’l’ai expliqué dans la campagne, on a baissé de 3 points les cotisations salariales. Donc tous ceux qui travaillent ... ils gagnent plus par le travail...que ça redémarre plus vite pour que... ils puissent vous payer les retraites. Voilà ! Donc .... ça fait jamais plaisir, mais je l’assume. J’vous demande un petit effort pour m’aider à relancer l’économie et les actifs. ».

[iv] « Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche d’arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefteack.

Tout à coup, - ô miracle ! ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ! - je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n’aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d’arbre me battit dru comme plâtre. - Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie. »

[v] Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti : La véritable scission dans l’internationale (1972)

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