Artemisia Gentileschi : violée, révoltée, géniale !

par Fergus
mercredi 15 juin 2022

Malgré les réticences et les freins culturels, la parité hommes/femmes progresse dans nos sociétés occidentales, et cela jusque dans la très frileuse classe politique. Une reconnaissance des femmes qui a pourtant encore du mal à s’imposer dans les milieux artistiques traditionnels – peinture, musique et sculpture – où, pendant des siècles, elles ont été tenues à l’écart ou réduites à des rôles marginaux. Il y a pourtant eu des exceptions remarquables que l’on redécouvre peu à peu. Parmi ces femmes, trop souvent oubliées du panthéon des arts, la géniale Artemisia...

Sainte-Catherine

Artemisia Gentileschi naît à Rome, dans l’État pontifical, le 8 juillet 1593. Fille du peintre caravagiste toscan Orazio Gentileschi et de Prudenzia Montoni, elle étudie la peinture dans l’atelier de son père en compagnie de ses frères cadets. Exceptionnellement douée, la jeune orpheline – sa mère est décédée lorsqu’elle avait 12 ans – réalise en 1610 un premier tableau, Suzanne et les vieillards, qui la place d’emblée parmi l’élite des peintres de son époque malgré son très jeune âge : 17 ans. Pas question pour autant qu’Artemisia, malgré son talent avéré, puisse entrer aux Beaux-Arts pour parfaire son éducation artistique : l’accès de cette institution est rigoureusement réservé aux garçons. Orazio confie alors sa fille au très talentueux peintre maniériste Agostino Tassi.

Peu après, le 9 mai 1611, survient le drame qui va marquer la vie d’Artemisia de manière indélébile : elle est violée par son précepteur. Sommé d’épouser la jeune fille, Tassi accepte cette union dans un premier temps puis se dérobe. Orazio Gentileschi saisit le tribunal papal malgré le scandale public qui en découle. S’ouvre alors une période difficile pour Artemisia, soumise à une véritable inquisition par les enquêteurs puis, sept mois plus tard, à un humiliant examen gynécologique. Le viol (stupro violente) reconnu, l’agresseur est, au terme d’un long procès, condamné à choisir entre une peine de cinq ans de prison et l’exil des États pontificaux. Il opte pour la prison où, grâce à la protection du pape Innocent X, il ne restera qu’une seule année.

La décapitation d’Holopherne

Quelques mois plus tard, Artemisia accepte d’épouser, sur proposition de son père, le peintre florentin Pierantonio Stiattesi. Ce mariage lui permet de recouvrer dans la société un statut d’honorabilité écorné par la flétrissure et le procès public. Artemisia n’en reste pas moins marquée par les humiliations et oriente son art, à la manière du Caravage – un ami de son père –, vers un réalisme crû et chargé de violence. En témoigne notamment son Judith décapitant Holopherne de 1613, tableau où le visage du général envoyé par Nabuchodonosor en Judée n’est autre que celui de… Tassi. Artemisia reprendra d’ailleurs ce thème en 1621 dans une seconde décapitation saisissante de réalisme (lien) où Holopherne retrouve les traits de Tassi tandis qu’Artemisia se représente elle-même en Judith. 

En 1614, la jeune femme suit son époux à Florence où, deux ans plus tard, elle est la première femme admise à l’Académie des Arts du Dessin. Elle bénéficie dans cette ville de la protection de Cosme II de Médicis qui lui permet d’exercer son art pour en vivre, notamment de portraits de nobles et de riches négociants. Artemisia reste en Toscane jusqu’en 1621 puis décide de revenir s’installer à Rome avec sa fille Prudenzia, seule rescapée des trois enfants auxquels elle a donné naissance à Florence.

Durant les années qui suivent, Artemisia vit à Rome, mais aussi à Naples et à Venise, au gré des commandes qui lui sont passées ou à la recherche de lieux où elle peut exercer son art et en vivre. Parmi les œuvres de cette époque, l’une est due à une initiative du petit-neveu de Michel-Ange qui, insigne honneur, confie à Artemisia la réalisation d’un tableau destiné à décorer le plafond de la salle des peintures de la maison du Maître, le palais Buonarroti. Connue sous l’appellation d’Allégorie de l’Inclination, cette œuvre met en scène une jeune femme nue munie d’une boussole ; d’une grande beauté, le modèle n’est autre qu’Artemisia elle-même.

En 1638, elle accompagne son père à Londres où elle est reçue à la cour de Charles 1er. Malade, Orazio Gentileschi décède l’année suivante. Durant son séjour en Angleterre, Artemisia réalise des peintures murales, des plafonds et de nombreux portraits de femmes de l’aristocratie. C’est également là que, quelques années après son autoportrait en joueuse de luth, elle réalise son célèbre autoportrait en allégorie de l’art. En 1642, elle quitte l’Angleterre alors que le climat social devient de plus en plus tendu. Une sage intuition : peu après son départ éclate la révolution (English Civil War) qui vaudra à Charles 1er d’être décapité.

De retour en Italie, Artemisia s’établit à Naples où elle continue de peindre. Reconnue et respectée, elle dispose dans cette ville d’un grand atelier et peut s’appuyer sur de nombreux assistants de qualité. Elle meurt en 1653, à l’âge de 60 ans.

Un injuste oubli

Volontaire, opiniâtre, courageuse, Artemisia laisse derrière elle une œuvre remarquable, caractérisée par un réalisme en filiation directe de la manière du Caravage et de son propre père qui, rappelons-le, a été un ami du précédent. Au-delà des visages, particulièrement expressifs, le souci du détail est omniprésent dans ses tableaux, à tel point que l’on considère le soyeux de ses étoffes ou l’éclat de ses bijoux comme des références en la matière. Mais ce réalisme est aussi – et surtout – porteur, dans plusieurs œuvres marquantes, de la rébellion des femmes confrontées aux injustices de leur condition. En cela, Artemisia s’est montrée une féministe avant l’heure.

Hélas ! l’Histoire est injuste et les milieux artistiques terriblement misogynes : insidieusement, Artemisia est reléguée dans les greniers poussiéreux de la mémoire, comme le seront plus tard dans notre pays de très grandes artistes comme Adelaïde Labille-Guiard et – à un degré moindre – Elisabeth Vigée-Lebrun. Depuis, les choses ont évolué et les femmes peintres trouvent peu à peu leur place dans le panthéon des arts. Mais certainement pas à l’égal des hommes. C’est ainsi qu’en France Anne Vallayer-Coster, Berthe Morisot, Rosa Bonheur (malgré les expositions qui lui sont actuellement consacrées dans le cadre du bicentenaire de sa naissance) ou Suzanne Valadon, pour ne citer que celles-là parmi les plus grandes, restent dans l’ombre de leurs homologues masculins.

En 1998, le très beau film Artemisia d’ Agnès Merlet avait été nommé pour les Césars de la photographie et des costumes ainsi que pour le Golden Globe du meilleur film étranger. Qui se souvient aujourd’hui de ce film et de son sujet ? Bien peu de monde, hélas ! C’est pourquoi il était important de rendre hommage à cette grande figure de la peinture mais aussi de la condition féminine que fut Artemisia. Avec une pensée particulière pour le roman que lui a consacré Alexandra Lapierre et la biographie de Susan Vreeland. Deux livres très différents, la première ayant axé son propos sur la rivalité artistique entre Orazio et sa fille tandis que la seconde s’intéressait avant tout au point de vue féministe.

Artemisia, première femme peintre de premier plan de l’Histoire de l’Art. Une vie à (re)découvrir !

Vidéos :

Artemisia (bande-annonce), film d’Agnès Merlet

Artemisia Gentileschi, court-métrage de Marta Bifano

Bibliographie :

Artemisia, par Alexandra Lapierre, ed. Robert Laffont

La Passion d’Artemisia, par Susan Vreeland, ed. L’Archipel

Autres articles sur la peinture :

Pont-Aven : 30 ans de Hang’Art

Georges de La Tour : la « rixe des musiciens »

William Hogarth et le « Marriage-A-la-Mode »

Boronali ou le triomphe de l’ânerie dans la peinture

Lavinia Fontana : un somptueux portrait de famille

Courbet et « Le retour de la conférence »

Sofonisba Anguissola : « La partie d’échecs »

Élisabeth Vigée-Lebrun : un hommage mérité !

Quand Van Meegeren peignait des Vermeer

Injustement oubliée : Lavinia Fontana

Audubon : ornithologue de talent, peintre de génie

Mademoiselle Capet (Gabrielle Capet)

Catharina van Hemessen, la pionnière oubliée

Adelaïde (Adélaïde Labille-Guiard)

Sofonisba (Sofonisba Anguissola)


Lire l'article complet, et les commentaires