Artisans boulangers : chronique d’un désastre annoncé

par Christophe CH
mardi 10 janvier 2023


Ils sont 33 000 sur tout le territoire, les artisans boulangers, commerce de proximité préféré des français. Commerce essentiel, s’il en est, pour reprendre un vocable remis au goût du jour il y a deux ans. Celui dont où que l’on soit, jusque dans nos campagnes les plus reculées et les plus désertifiées, on ne peut se passer. Baguette, pain de campagne, miche, croissant, pain au chocolat : quoi de plus viscéralement français, dans notre imaginaire commun comme dans celui des touristes du monde entier ? Le français, son béret et sa baguette de pain : au delà-du cliché cocardier, la réalité de ces milliers d’artisans qui se lèvent au milieu de la nuit et préparent tandis que la cité dort ce dans quoi nous allons à peine sortis du lit croquer se fond avec notre identité.

 

Une boulangerie sans repreneurs qui ferme dans un petit village perdu, et c’est un malheur pour ses habitants. C’est dire à quel point le drame qui s’abat depuis quelques mois sur la plupart de nos artisans boulangers touche au cœur et en plein cœur, au-delà d’eux-mêmes et de leurs proches, n’importe laquelle, n’importe lequel d’entre nous. On n’imagine pas, on ne peut un instant imaginer qu’il soit simplement possible que, je ne dirais pas la moitié, le tiers, le quart ou même le cinquième, mais le dixième de nos boulangeries risque dans les deux ou trois premiers mois de l’année nouvelle de définitivement fermer rideau. Et pourtant : cet inconcevable-là, cet inimaginable-là, pour non acquis qu’il soit, est pourtant bel et bien possible et d’actualité.

 

Et cette chronique d’un drame prévisible, à écouter les intéressés et leurs porte paroles, on l’a vu aussi implacablement que sûrement se déployer sous nos yeux, en plein jour, au vu et au su de décideurs politiques identifiés. Lesquels décideurs, comptables sournois des enchaînements causaux qui ont conduit à cette possible catastrophe, ont reçu, entendu, compris, tranché, communiqué. Et ont tapé à côté. Et ont donc laissé tomber définitivement les premiers dépôts de bilans. Les premières victimes. Ayant tout perdu. Fonds de commerce. Fonds propres. Métier. Indemnités. Que leurs yeux pour pleurer.

 

Ce qui arrive sous nos yeux à nos artisans boulangers, tout aurait pu, tout aurait dû être évité, depuis des mois, depuis des années. Et ce ne sont pas les tweets et les tables rondes ouvertes à la profession à Bercy par Bruno Lemaire qui y changeront quoi que ce soit. Les gesticulations et les mesures annoncées en catastrophe à deux mois d’un possible naufrage d’envergure ne nous aveugleront pas. Toutes les raisons qui ont conduit à ce que nos boulangers soient au bord du gouffre prennent racine dans leurs propres décisions et dans le cœur même de ce logiciel libéral qui est le leur. Le drame que vivent nos artisans boulangers, et avec eux combien d’autres petits commerces de proximité, n’est rien d’autre qu’une conséquence, une parmi tant d’autres, du monde qu’ils nous ont dessiné.

 

Tous nous ont vanté et ont voté la libéralisation du marché de l’énergie. Tous sont co-responsables du démantèlement du joyau national qu’est EDF au profit d’une concurrence créée à partir de rien, financée sur fonds publics, qui a engrangé des milliards sur le dos d’un monopole public et des citoyens auxquels ce dernier fournissait une énergie à bon marché. Tous ont signé des deux mains l’injonction de l’Union Européenne à casser ce trésor national, à le contraindre de vendre à perte 25 % de sa production au profit de spéculateurs ne produisant rien et n’investissant rien. Et qui depuis se payent sur la bête et nous assèchent. Jusqu’à ces tous derniers mois ils les ont laissé agir en toute impunité. Et ont fait les morts quand de l’intérieur de nos propres institutions quelques rares et courageux lanceurs d’alerte ont tenté d’enrayer leur folle logique.

 

Pendant toutes ces années durant lesquelles ce système proprement mafieux s’est emparé de ce que les visionnaires de l’après guerre avaient patiemment construit pour notre bien à tous, nos dirigeants actuels comme leurs équivalents d’hier ont assisté les doigts de pied en éventail à un rapt vertigineux au profit d’acteurs de la finance bien identifiés, qu’ils ont reçu à leurs tables dans leurs ministères, auxquels ils ont accordé des ponts d’or, pour lesquels ils ont rédigé et fait voté des décrets. Et voilà, 15 ans après l’ouverture du marché de l’énergie à la concurrence, celle-là que les mêmes qui se déguisent aujourd’hui en pompiers nous ont vendue à coups de promesses fallacieuses, voilà qu’ils jouent les amnésiques. Voilà les bonimenteurs d’alors, responsables et coupables de la flambée des prix des factures, celles-là qui d’un boulanger à l’autre sont d’un coup d’un seul multipliées par trois, par quatre, par cinq, par dix, jusqu’à vingt fois. Selon et donc à la tête du fournisseur rapace et du type de contrat souscrit. Et l’on en arrive à ce que des collectivités locales en charge de la gestion de lycées en soient à ne plus allumer le chauffage dans certains bâtiments scolaires et à demander à certaines classes de finir les cours éclairées à la bougie.

 

Pour nos artisans, pris au piège des décisions technocratiques européennes, livrés aux conséquences des diktats allemands et des renoncements lâches de nos propres dirigeants, le drame s’est écrit en quelques mois et en deux actes. Une flambée des matières premières où là encore logiciel libéral et spéculations en bande organisée ont structurellement préparé un terrain miné. Et une seconde lame, comme un coup de grâce, juste dans la foulée, avec la flambée des coûts de l’énergie dus à la spéculation d’acteurs rapaces. Poutine, on l’aura compris, n’aura guère fait qu’accélérer le mouvement. La faute à pas de chance, le fameux bouclier tarifaire produit par nos Diafoirus à calculettes, 80 % de nos boulangers n’y étaient pas éligibles. Trop énergivores, les boulangeries, et donc pas dans les critères.

 

Il semble que la mère Borne, rappelée en urgence le lendemain du réveillon, vienne de s’en apercevoir. Faisant alors état d’un nouveau paquet de mesures existantes, dont visiblement les bénéficiaires n’avaient guère entendu parler. Ce qui en dit long sur la communication verticale de la Dame et de ses services, incapable d’assurer son propre service après vente et contrainte de faire un communiqué de dernière minute pour se faire entendre. A l’heure du tout numérique et des chaînes d’information continue, ça en dit long sur le professionnalisme et sur le sens des priorités du sommet de l’Etat. Hélas, cent fois hélas, ces deux dispositifs accordés à nos artisans en tarif jaune comme à tous les commerces, PME et TPE concernés, ne s'appliqueront guère qu'à 20 % cumulés d’une note qui pour beaucoup a plus que quintuplé : autant dire une cuve d’eau ôtée depuis le ventre du Titanic à quelques heures du naufrage.

 

Nos boulangers pour beaucoup ont déjà dû trancher dans le vif. Pas le temps, vu la trésorerie qui fond comme neige au soleil à la vitesse de la lumière, d’attendre patiemment que Bruno Lemaire chausse sa paire de lunettes pour myopes. Beaucoup ont dû se séparer de tout ou partie de leurs employés et de leurs apprentis. Baisser le rideau de fer en semaine ou le week-end pour cesser de faire gonfler la note en même temps que chauffaient les fours électriques. Augmenter de quelques dizaines de centimes le prix de la baguette. Faire appel à la générosité de la clientèle. Organiser une journée de deuil de la boulangerie en Lorraine il y a plus de deux mois. Appeler à un jour de grève le 23 janvier prochain. S’être rassemblés en collectifs pour tâcher à plusieurs de négocier à la baisse le prix des matières premières. Une course contre la montre avec à l’horizon l’ombre du couperet. Et des allers retours nuls à chier en veux-tu-en-voilà chez Agnès Pannier.

 

Tandis qu’en même temps certains acteurs de la grande distribution proposaient dans leurs hyper des réductions de prix aux rayons boulangerie …

 

Disons-le simplement : nos voisins espagnols, portugais et polonais ont demandé puis obtenu des autorités européennes une dérogation de deux ans en dehors des traités de la honte. Là-bas, rien de tout cela, le prix de l’énergie est désormais fixe, stable, stabilisé, les factures ne s’envolent pas, et personne, comme en Belgique ou en France, ne risque de mettre la clef sous la porte. En Espagne, le gouvernement est même allé jusqu’à supprimer la TVA pour les boulangers. Étrangement, nos chers dirigeants qui adorent d’habitude s’inspirer de leurs collègues européens n’y ont pas trouvé matière à réflexion. Sans doute que la France est un trop petit acteur aux yeux de la Sainte Commission. Ou que Macron, trop occupé en 2022 à déverser des milliards dans les poches de ses amis dirigeants ukrainiens, n’a pu trouver quelques heures dans un agenda surchargé pour s’y pencher.

 

Chez nous, l’hôte de Bercy qui rêvait de casser les rotules de l’économie russe est en train de réussir à empoisonner la moelle épinière de son propre pays. Et à deux mois du trépas, il en est encore à sortir mercure au chrome et lingettes de la trousse de secours. Et se prépare tel le médecin imaginaire à appliquer une saignée.

 

Hier, le petit monarque a reçu en grande pompe certaines figures de la profession aux abois pour déguster la Galette des Rois au Palais. Il leur a promis monts et merveilles. A sorti le chéquier du quoi qu’il en coûte. Et, grand prince en représentation permanente, juré ses grands dieux de sauver de la misère ceux-là mêmes qu’il a contribué à ruiner. Pas pour leurs beaux yeux, pensez-vous : juste pour désamorcer une bombe à quelques jours de sa grande réforme des retraites. Et pour s’en attribuer le mérite.


Lire l'article complet, et les commentaires