ASTRID : on vient de tuer un fantôme

par JMBerniolles
mercredi 2 octobre 2019

 

C'est article a été publié sur le site Europeanscientist.com Il a été écrit au nom de tous les ingénieurs et techniciens, dont des partenaires étrangers, qui ont permis à la France de maîtriser, à un moment, cette technologie futuriste, à l'époque et même aujourd'hui, et de placer notre pays à la pointe mondiale dans le domaine. 

L'arrêt officiel du projet ASTRID réjouit naturellement la mouvance anti nucléaire, néanmoins il a, comme d'autres sujets d'importance pour la France et son peuple, été relégué à l'arrière plan par la propagande sur le Climat, ou plus exactement sur l'Urgence climatique. Celle-ci est un mantra créé de toute pièce pour le monde fictif que les médias officiels construisent afin de détourner les gens des vraies questions que pose le monde qui les entoure,

Il y a pourtant beaucoup de choses qui concernent notre pays et notre avenir que cette affaire révèle. C'est ce que ce texte développe.

 

Le développement des réacteurs nucléaires rapides au sodium en France

Les études et les projets sur la filière des réacteurs nucléaires à neutrons rapides refroidis par le sodium ont été initiées au tout début des années 60. C’était un projet global très ambitieux parce que la plupart des choses, concernant la conception et la réalisation d’un réacteur de ce type, étaient à développer, à mettre au point, à imaginer même. Il y avait beaucoup d’éléments de base à maîtriser, notamment le combustible, dont l’idée, un oxyde mixte U-PuO2 constitué d’une poudre frittée, gainée par de l’acier inoxydable austénitique, avait été ramenée des USA par George Vendryes le responsable à l’origine du lancement de ce vaste programme au CEA, la technologie sodium, l’effet de l’irradiation par des neutrons rapides énergétiques sur l’acier de gainage, les cuves.... et à développer, notamment les calculs pour la neutronique, la Thermohydraulique sodium, la mécanique des composants et de structures, et des données à acquérir, sur les sections efficaces par exemple. On en était également au début du développement de grands code de calcul conçus pour tourner sur les gros ordinateurs de l’époque, lancés au départ pour des applications militaires, dans les domaines cités précédemment, neutronique, Thermohydraulique, mécanique, puis plus tard pour les études de sûreté.

Le programme “rapides” s’est déroulé en trois étapes principales constituées de phases d’études et de développements conclues par la réalisation d’un réacteur nucléaire. Le premier réacteur a été Rapsodie dont le coeur d’une puissance thermique de 20 MWth a ensuite été porté à 40 MWth sous l’appellation de Fortissimo. Il a divergé en 1967. Ses objectifs principaux étaient de tester le combustible et la technologie sodium.

Il est important de noter qu’au tout début des années 70 un projet pour la construction d’un réacteur nucléaire jumeau de Fortissimo en Inde a été engagé avec une équipe de projet mixte comprenant des ingénieurs français et indiens sous la direction d’un ingénieur indien. Cette équipe de projet s’est rapidement installée à Madras (aujourd’hui Chennai). Sous le nom de FBTR ce réacteur prototype n’a divergé qu’en 1985 à la suite de nombreux problèmes. Le fait qu’un pays émergent ait pu considérer (le programme “rapides” n’est pas abandonné en Inde) que les études sur la filière “rapide” pouvait lui permettre d’avoir une ouverture vers le plus haut niveau en sciences et technologie et lui offrir la possibilité de mettre en valeur le minerai de Thorium qui est en abondance dans ce pays, est à souligner. Pour obtenir du combustible nucléaire fissile à partir du Thorium, l’Uranium 233, l’idée est de placer le Thorium dans une couverture entourant le cœur rapide. Le cycle Thorium est naturellement beaucoup mieux exploité dans des réacteurs nucléaires à sels fondus, intégrés dans la perspective de la IV ème génération de réacteurs nucléaires électrogènes, mais ceux-ci sont encore à développer. On remarquera que le programme indien qui a donc été lancé dans une coopération étroite avec les ingénieurs français, n’a nullement été impacté par l’arrêt brutal de Super Phénix, ni par le rejet du monde politique, en France, de cette technologie nucléaire. C’est aussi le cas de la Russie qui est ainsi devenue le leader mondial en la matière.

Le démantèlement de Rapsodie a été entrepris dans les années 90. Il y a eu malheureusement un décès et des blessés à la suite d’une explosion d’hydrogène lors du nettoyage d’une tuyauterie sodium.

La deuxième étape du programme français sur les “rapides” à sodium menée en coopération avec l’Euratom et l’EDF a conduit à un prototype électrogène d’une puissance électrique de 250 MWe, Phénix. Ce réacteur “rapide” a été couplé au réseau électrique en 1974 et il a fonctionné à puissance nominale la grande majorité du temps. Quelques problèmes ont marqué sa vie et ont conduit à des arrêts assez longs. Ces problèmes de nature accidentelle souvent, - feu de sodium secondaire au niveau d’un échangeur intermédiaire, problème de fuite au niveau de la boite eau des GV (problème qui aurait pu être sérieux en occasionnant une réaction explosive, montrant combien les GV constituent un point très sensible sur cette filière) ... -, ont été maîtrisés de manière satisfaisante, hors la mystérieuse et unique occurrence de l’introduction d’une réactivité négative dans le cœur qui n’a pas été complètement interprétée. Sa vie a été prolongée jusqu’à 2010 afin de l’utiliser comme source d’irradiation de neutrons rapides pour faire des tests d’élimination de transuraniens et de produits de fission à vie longue en les introduisant dans du combustible. Méthode d’élimination qualifiée d’homogène. Les résultats de ces tests ont été satisfaisants mais partiels.

La troisième étape de développement et d’études était extrêmement ambitieuse. Son but était de lancer un prototype industriel de réacteur “rapide” au sodium d’une puissance électrique de 1200 MWe. C’était un saut sans doute trop ambitieux puisque l’on estimait qu’une puissance électrique de l’ordre de 600/800 MWe permettait de rencontrer tous les problèmes, scientifiques et technologiques, liés aux grands réacteurs de ce type, - cœur, structures, composants, ...-. C’était précisément le puissance de BN600 le projet soviétique à l’époque, et la puissance retenue pour ASTRID. Pour lequel la question du budget était tendue. En dehors de sa technologie d’avant garde, un autre point remarquable de Super Phénix était que son accident maximum, très hypothétique, devait être contenu dans le dimensionnement, au plus près du cœur.

Cette histoire montre combien le développement d’une technologie nucléaire avancée jusqu’au stade industriel est une longue aventure de plusieurs dizaines d’années. C’est naturellement aussi valable pour les réacteurs nucléaires à sels fondus. Ce sont à la fois des études dans des installations et labos dédiés sur les technologies, - sodium, combustible, composants, manutention,..-, et des développements pour les études de Thermohydraulique, de Neutronique, de Mécanique, puis de Sûreté, notamment au niveau du développement de codes de calcul. A ce propos il ne faut pas oublier qu’au début des années 60 on en était à l’aube de l’utilisation des grosses unités centrales d’ordinateur. Il était aussi nécessaire d’acquérir des données de base dans divers domaines, - sections efficaces pour la Neutronique.., tenue du combustible et de matériaux sous irradiation..-. Tout cela oblige à procéder par étapes dans une construction de moyens, de techniques et de connaissances.

Enfin il est nécessaire d’insister sur le fait que tout cela repose, in fine, sur les capacité de l’Industrie de fabriquer et de traiter des matériaux très spéciaux, de réaliser de soudures complexes... tout en respectant des règles de construction très strictes.

Ce très long temps de développement a un inconvénient majeur du fait que lorsque le stade industriel est atteint les équipes des études initiales, celles qui possèdent le savoir faire non écrit, sont soit à la retraite, soit malheureusement disparues. C’est encore plus vrai pour la fusion contrôlée thermonucléaire.

 

Les surgénérateurs

 

La surgénération de combustible dans un réacteur nucléaire, soit à partir de l’Uranium naturel ou du Thorium, est la caractéristique principale de ce qui a été défini comme la quatrième génération de réacteurs nucléaires électrogènes. Les “rapides” au sodium répondent naturellement à ce critère. Ils peuvent générer du Pu 239, 241.. mais aussi de l’Uranium 233 à partir de Thorium disposé dans une couverture comme dans le projet indien.

Les réacteurs à sels fondus fonctionnant sur un cycle de régénération Thorium/U233 en utilisant des flux de neutrons thermalisés, sont aussi de cette nouvelle génération.

Il est nécessaire de rappeler les grands avantages que procurent les “rapides” au sodium :

* D’abord une capacité à ‘brûler’ l’Uranium naturel de 60 à 80 fois plus que dans un réacteur classique à eau pressurisée ou bouillante.

* Un meilleur rendement, 40%, sur la production électrique par rapport aux REP. Qui pourrait être augmenté avec des rapides à gaz, envisagés dès le début mais posant de gros problèmes technologiques et éventuellement de sûreté si l’on envisage des cycles directs ...

* Une auto élimination d’actinides et de produits de fission par fission ou transmutation.

* Une évaluation retenue officiellement a montré que la centrale Super Phénix rejetait de l’ordre de 40 fois moins d’éléments radioactifs qu’une centrale PWR existante.

* La flexibilité et la réactivité de son cœur neutronique permettraient à une centrale du type Super Phénix, si on le désirait, de suivre le réseau électrique. C’est à dire de répondre aux variations instantanées de la demande d’électricité sur le réseau.

* Enfin comme on l’a vu plus haut, le dimensionnement de Super Phénix avait été conçu pour contenir l’accident grave maximum, très hypothétique, de perte de refroidissement sans chutes de barres de contrôle de la puissance neutronique.

Cet accident qui amène immédiatement à une excursion de puissance due à une réactivité prompte (qui s’éteint d’elle-même à un moment à la suite d’un effet physique sur les sections efficaces de fission) a été étudié théoriquement et dans des installations nucléaires à la pointe mondiale pendant des années. Les phases accidentelles qui sont nombreuses et complexes, avec notamment une deuxième excursion nucléaire, ont été difficilement maîtrisées et conduisent à l’évaluation d’une puissance maximum relâchée dans l’accident en MégaJoules. L’évaluation de 800 MégaJoules estimée de manière primaire au début du projet est dépassée. Un ordre de grandeur de 1500 MégaJoules serait plus réaliste.

L’abandon et le sabotage de Super Phénix

D’un point de vue comptable simple le désastre lié l’arrêt de Super Phénix a été évalué par une commission parlementaire dans les années 90. Au total la France avait engagée 60 milliards de francs (9 milliards d’euros à réévaluer) pour les études et réalisations sur la filière rapide. De plus des aides extérieures sont à ajouter de la part de l’Euratom et surtout de l’Allemagne et de l’Italie pour Super Phénix. Il faut aussi tenir compte du manque à gagner sur les MWh et le coût d’un démantèlement, plusieurs milliards d’euros engagés sans capitalisation. Le seul fait d’avoir engagé le projet ASTRID en 2006 est une reconnaissance du non sens de cet abandon.

Quand Super Phénix a été arrêté en 1997, il venait de fonctionner une année à pleine puissance. Le fonctionnement de Super Phénix n’a pas seulement été stoppé, des dommages irréversibles ont été volontairement infligés à ses cuves primaires de manière à interdire toute reprise du réacteur. C’est un autre aveu du fait que l’intérêt potentiel de cette technologie était bien connu des responsables politiques auteurs de ce crime contre la science, contre leur propre pays, contre les français en tant que consommateurs d’électricité, de citoyens et de contribuables.

Dans le courant du XX ème siècle la France s’est assurée une place de choix dans le contexte mondial. Les efforts déployés dans le domaine du nucléaire, où des savants français avaient figuré parmi les pionniers, lui avaient procuré une place de leader mondial sur les réacteurs électronucléaires. Avec des choix intelligents comme celui des PWR plutôt que des BWR, dont on a pu saisir les problèmes en cas d’accident grave à Fukushima Daiichi. Schématiquement, bien que la réalité soit plus complexe, au niveau de l’accident grave c’est TMI versus Fukushima Daiichi.

Bien qu’il y ait encore de graves foyers de guerre dans le monde, les guerres se sont déplacées sur le terrain de la haute technologie et de l’économie.

Si l’on considère le déclin économique de la France on peut le lier, à la racine, avec l’abandon de Super Phénix ainsi qu’au quasi moratoire sur l’électronucléaire de Civaux, centrale nucléaire mise en service en 1991, et l’année 2006 où le projet de l’EPR de Flamanville, ainsi que le principe d’un projet de réacteur rapide au sodium prototype, ASTRID, ont été lancés. On constate maintenant que cela a eu des effets très néfastes au niveau de l’industrie nucléaire nationale, malgré des contrats pour l’étranger.

Il est à retenir qu’en France, cette affaire Super Phénix marque la première grande intrusion de la Politique, et ses aspects de démagogie, dans un grand domaine scientifique et technique.

ASTRID

Le projet ASTRID d’un réacteur “rapide” à sodium d’une puissance électrique de 600 MWe a donc été lancé, avec un gros problème de financement, dans le contexte décrit plus haut de pertes de connaissances et de savoir faire, ainsi que de compétences au niveau industriel.

 Beaucoup d’installations nucléaires et autres, ainsi que des réacteurs nucléaires d’expérimentation, pour les études de sûreté notamment, avaient été fermés.

Ainsi on ne dispose plus aujourd’hui de source de flux d’irradiation en neutrons rapides pour des études décisives. Le réacteur Jules Horowitz qui devait permettre des irradiations avec neutrons rapides (objectif irréaliste par ailleurs) a mis des années à simplement sortir de terre. Il a pourtant un rôle important et unique en France dans la fabrication de sources radioactives pour les applications médicales.

Dans ce contexte terrible et déprimant le projet ASTRID pouvait difficilement être autre chose qu’un projet papier. C’était en quelque sorte un fantôme, une fiction dans laquelle on maintenait des équipes d’études pour garder sous perfusion une vocation nucléaire dans un organisme que l’on oriente, dans un volontarisme politique mal fondé sur le plan scientifique et technique, vers d’autres énergies.

C’est donc un fantôme dont les premières orientations et premiers dessins avaient le tort de trop rappeler Super Phénix, qui vient d’être tué. En France, nous avons la particularité insensée d’avoir placé notre Industrie sous la tutelle d’un ministère de l’ “écologie”. C’est certainement la raison de cet abandon officiel.

Mais est-ce si facile de tuer un fantôme qui a une âme ?

 


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