Extérieurement, aujourd’hui, à l’endroit de l’expérimentation, il ne reste qu’une plaque, indiquant tout d’abord qu’il s’agissait de
"la première expérimentation portant sur la stimulation de réservoirs de gaz à faible débit. Une bombe de 29 kilotonnes a explosé sous cette surface à 4 227 feet (1288 m) de profondeur le 10 décembre 1967".... Comment était-on arrivé là et en quoi consistait le projet ? Il était né de la folie de scientifiques, et d’une pratique déjà au départ assez étrange des responsables de la gestion du gaz naturel aux Etats-Unis, qui employaient depuis déjà plusieurs années des réservoirs naturels, dans des cavités rocheuses. Ayant constaté une baisse progressive de la pression dans ces réservoirs souterrains, l’idée saugrenue leur était venue d’en augmenter la pression à grands coups d’explosifs, du TNT. Puis d’avoir une autre idée.
"C’est en 1958 que la compagnie d’El Paso a eu l’idée d’utiliser quelque explosif plus puissant que le TNT ou les pressions hydrauliques pour augmenter la production de gaz. Ils sont entrés en contact avec l’A.E.C. (Energie atomique). Que pensaient les savants atomistes de l’utilisation de l’énergie nucléaire ? La réponse a été que ce projet était exactement dans la ligne du projet Plowshare, mis en oeuvre pour examiner les applications pacifiques de l’énergie atomique," nous dit
Mécanique Populaire. Le TNT avec ce projet, ferait place à une bombe atomique ! A noter qu’on retrouve aujourd’hui El Paso... à forer en offshore, au large
des côtes de Louisiane, dans le Golfe du Mexique... notamment sur la plateforme
Rowan Bob Keller située sur la
West Cameron 75 Project de Ridgewood Energy.,
Le projet Plowshare ("charrue") ? Voilà qui nous dit quelque chose en effet : ah oui, ces fameux délires d’utiliser des bombes atomiques pour des projets civils ! Le creusement d’un port, par exemple, grâce à cinq bombes seulement (deux grosses
et trois petites !), ou même le gigantesque projet du doublement du Canal de Panama dans le Yucatan, à grands coups de bombes atomiques également ! Le premier était le projet Chariot, et devait avoir lieu en Alaska, à
Cape Thompson. Tout était prêt, et surtout la
propagande... assez incroyable : "
à un prix moindre", conclut, ravi, le présentateur ! Au tableau noir, tout est prêt... même
la musique hollywoodienne... et ses effets pompeux. On a même pensé à éditer des petits manuels ("
booklets") aux autochtones pour les rassurer, en Eskimo on suppose : ...
"le poisson dans et autour de Pacifique Proving Grounds n’a pas été rendu radioactif par les essais d’armes nucléaires et ... Il n’y a de danger pour personne à manger ce poisson, car les effets des essais d’armes nucléaires n’ont jamais fait nul part de mal à un peuple, et même les japonais gravement exposés ont tous récupéré de la maladie du rayonnement ... il n’y a pas d’effets secondaires". On peut le dire, c’est complètement mensonger, et l’utilisation des victimes de Nagasaki ou d’Hiroshima un procédé vraiment immonde ! On est bien en pleine propagande ! A Thulé, on le sait, ils feront de même.... le
21 janvier 1968. Aucun danger, aucune bombe d’égarée... : des mensonges.
Cela avait commencé plus tôt avec le projet Gnome, le tir de test pour valider le concept établi dès 1958 mais retardé par la signature d’accords avec l’URSS. Un tir à
Carlsbad, au Nouveau-Mexique, avec l’explosion d’une bombe de 3,1 kilotonnes seulement, dans une zone de mines de potasse, de champs de gaz et de pétrole. Un tir le 10 décembre 1961, sous un dôme de sel, matière censée être récupérée après (contaminée) par injection d’eau et pompage. Un projet complexe, avec creusement vertical à 361 m sous terre et
d’une veine horizontale de 340 m de long,
avec au bout la bombe. Selon les techniciens, la veine aurait dû se refermer d’elle-même lors de l’explosion : elle ne le fera pas, et les gaz chargés de radiations remonteront à l’air libre par le forage : premier essai, premier échec. Pour faire bonne figure on descend quelques semaines après un pauvre ouvrier vêtu de rouge et un photographe pour prendre une photo de la cavité créée. On ne sait pas ce qu’ils sont devenus après, reste la photo
, assez impressionnante.
Avant de s’attaquer à l’Alaska, les ingénieurs US feront sauter tout d’abord une bombe de 104 kilotonnes le 6 juin 1962 à
Yucca Flats, dans le Nevada, pour certifier le projet cette fois avec une plus lourde charge. Hélas, ils semblaient sur ce coup-là avoir été un peu trop présomptueux avec plus de 100 kilotonnes : si les 12 millions de m3 de terre furent bien retournés comme une crêpe, le nuage qui en suivit grimpa bien trop haut, à 12,000 ft (3,7 km d’altitude), et alla se répandre de l’autre côté des montagnes, sur toute la plaine du Mississippi ! "Sedan", le nom de l’explosion, restera dans l’histoire comme un des pires échecs d’explosion dite contrôlée : ce jour là, beaucoup trop de paramètres semblent avoir échappé aux techniciens, notamment la météo et la circulation du nuage radio-actif dégagé ! Les Docteurs Folamour étaient aux commandes ! La vidéo de la bulle de terre soulevée,
du dôme de 90 m de haut formé, et des projections de terre est pourtant restée dans toutes les mémoires. A l’emplacement de la bombe, enfoncée à 194 m de profondeur seulement, subsiste aujourd’hui un gigantesque
cratère de 390 m de diamètre formé par l’explosion, avec en prime le jour de l’expérimentation l’équivalent d’un tremblement de terre de 4,75 sur l’échelle de Richter. Pas de quoi ébranler pour autant la ferveur des savants atomistes US
"la "bombe propre"avait produit si peu de radiations que les savants pouvaient, six mois plus tard, descendre sur un câble dans le cratère sans protection spéciale" indique en légende le magazine. Le même baratin, car c’en est un, que l’on a sorti aux irradiés français partis chercher le lendemain même de l’explosion des poussières radioactives sur les lieux mêmes.
Le second gros morceau du projet Plowshare était le creusement d’un double du canal de Panama car, comme le titre notre MP d’août 1964 (N°219) "avec la dynamite nucléaire, un fossé gigantesque ne pose pas de problèmes" !... l’enthousiasme ambiant était délirant : "la question n’est plus "peut-on le creuser" mais où, et "comment et quand allons-nous le creuser" signe S.Pursglove, une des grandes "signatures" à l’époque de MP. On proposait même de se faire la main avec un projet nommé "Carry-all", qui aurait consisté à tracer à l’explosif nucléaire une route et une voie ferrée à travers les montagnes Bristol de Californie ! Avec 22 charges, faisant 1 730 kilotonnes au total.
Cinq trajets furent examinés : via Tehuantapec (au Mexique) de 201 km, de Greytown à Salinas Bay, de 225 km, au Nicaragua, à San Blas (au Panama - 59 km de long), d’ Atrato à Truando ( en Colombie, pour 164 km) et Sasardi Morti (au Panama) avec 74 km. Pour les plus petits projets, 100 bombes auraient été utilisées et 250 pour les plus longs ! Le projet Saadi-Morti étant crédité de plus de 302 charges nucléaires à faire sauter, pour un total de 170 mégatonnes ! Coût estimé du dernier trajet : 500 millions de dollars de 1964, contre 5 milliards par creusement classique : les américains étaient prêts à contaminer tout le Yucatan pour faire des économies ! "ceci grâce aux progrès réalisés dans le maniement de notre nouvelle pelle : l’atome", conclut le vaillant et enthousiaste journaliste.
Mais, fort heureusement, le projet de nouveau canal ne se fera pas : malgré le travail de fond intense des envoyés de la CIA avec les chefs d’état concernés, malgré les liens tissés avec les dictateurs tenus à bout de bras par l’aide américaine, aucun pays n’acceptera de signer des accords permettant à cette folie de se réaliser. Alors, les américains se retourneront sur eux-mêmes, en imaginant deux projets tout aussi fous : Gasbuggy et Rio Blanco, plus un troisième intermédiaire. Qui seront eux aussi trois échecs lamentables, aux conséquences pires encore que l’explosion ratée de
Sedan.
Mécanique Populaire, organe de la propagande US (encore aujourd’hui, il faut lire
leur dossier sur le WTC pour s’en convaincre !) résumait ainsi le projet :
"il y a déjà longtemps, les géologues ont découvert que la quantité de gaz naturel extraite pouvait augmenter en faisant partir une explosion au fond d’un puits qui commençait à baisser. Cette explosion produit des fractures dans la roche et libère davantage de gaz. La poudre, la dynamite, le TNT, ont servi successivement on a pensé aussi que l’on pourrait produire des failles en envoyant des liquides à haute pression. Dans certains endroits les explosifs ordinaires et les pressions hydrauliques suffisent, mais malheureusement ce n’est pas le cas partout. Mais il y a des roches qui ne se laissent pas briser si facilement.Voilà pourquoi les explosifs nucléaires ont fait leur entrée. Les ingénieurs pensent que l’énorme explosion de Gasbuggy ferait deux choses d’un seul coup elle produirait des fractures plus grandes et plus nombreuses, et elle creuserait une énorme cavité qui servirait de réservoir pour le gaz naturel dégagé de la roche". Dans cette présentation, un mot cloche : c’est le verbe "
penser". Car l’expérience de Gasbuggy, extrêmement dangereuse et risquée, au point de vue environnemental, va tourner au cauchemar, mais ça, je ne l’apprendrai que trente années plus tard. L’atome ne fonctionne pas à notre vitesse, c’est sûr, j’ai de la chance quand même dans ce cas d’avoir eu la réponse en temps...
Il n’empêche, dès 1964, donc, on s’active tout de suite pour le projet, en faisant appel à des pétroliers, ceux de la El Paso Natural Gas Company (qui possède une
superbe histoire, lisible ici et dont la spécialité deviendra les
pipelines), les seuls à être capables de descendre une bombe de cette taille à cette profondeur.
"On a exécuté un vaste travail de préparation en créant le champ d’expériences de 64 hectares de Gasbuggy Park. Après de nombreuses études géologiques, on a percé deux trous préliminaires pour les essais des échantillons de sol tirés de ces trous ont montré à quelle profondeur et dans quel site il convenait de forer le trou définitif. Terminé dernièrement, ce trou de 47 centimètres de diamètre qui traverse une couche de grès imprégné de gaz de 50 mètres, attend sa puissante charge". Un peu moins de 50 cm de diamètre, ce qui donne une idée du degré de miniaturisation des bombes atomiques américaines : les accidents de
Palomares (le 7 janvier 1966) et de Thulé
(le 21 janvier 1968)
le confirmant. Le modèle B-28 transporté dans les deux cas était une
bombe au plutonium, faisant extérieurement 22 pouces (58 cm), pour une longueur variant entre 96 pouces (2,44 m) et 170 pouces (4,32 m), selon qu’elle était munie ou non d’un dispositif de freinage par parachute. A 47 cm de diamètre de forage, c’est la même, démunie de son enveloppe extérieure aérodynamique. Dans les deux cas de crash d’octoréacteurs B-52, on "scrappa" 1750 tonnes de terre et 10 500 tonnes de neige et on n’en parla plus. Pas de radioactivité, officiellement ! Circulez, il n’y a rien à voir !
A
Farmington, tout est prêt donc, en théorie. Tout est déjà écrit avec une précision machiavélique sur les tablettes des ingénieurs :
"Le jour J, l’explosion sera déclenchée par des signaux envoyés par un mécanisme automatique mis en route par des techniciens placés dans un camion à une distance de plus d’un kilomètre du point zéro. Moins d’un millionième de seconde après la détonation, la force gigantesque de l’explosion va vaporiser, fondre et broyer la roche environnante. En un dixième de seconde, une cavité sphérique de 50 à 70 mètres va se former. Les roches vaporisées et fondues vont former une sorte de laitier qui se rassemblera au fond de la cavité, se refroidira et redeviendra solide. La force de l’explosion va briser les roches autour de cette cavité sur une distance de 100 mètres environ de tous côtés. Au cours du refroidissement, quand la pression intérieure diminuera, le plafond va s’effondrer et agrandir la caverne pour en faire une sorte d’énorme cheminée cylindrique de 150 à 200 mètres de haut. Le gaz dégagé des roches fissurées va converger vers cet énorme réservoir. Plus tard, après quelques semaines ou quelques mois, après avoir pris des échantillons, après avoir exécuté de nombreux tests pour mesurer la radio-activité et les autres facteurs importants, on percera un nouveau puits pour atteindre le gaz du réservoir. Au fur et à mesure que ce gaz sera extrait, il en viendra d’autres des roches fissurées pour le remplacer". Superbe scénario. Que j’ai lu tel quel, donc, à 16 ans (l’ouvrage date de 1967, je vous le rappelle !), en y croyant dur comme fer, bien entendu. Mais rien ne marchera comme prévu, mais ça je ne l’apprendrai que bien plus tard vous-ai-je dit....
En me demandant quand même entretemps pourquoi avoir tenté autant le diable. C’était dit dès le début, pourtant : pour de basses considérations d’argent : ça revenait tout simplement moins cher qu’avec du TNT ! "Ce projet est coûteux, mais s’il est coûteux, c’est parce qu’il est le premier de son espèce. Un prototype coûte toujours cher. En fait, l’explosif nucléaire offre un plus gros bang pour le même dollar, c’est un explosif bon marché. Pour produire 250 000 kilocalories avec le TNT, il faut 250 dollars, une très grosse explosion nucléaire (plus importante que Gasbuggy) serait plus économique et donnerait la même quantité d’énergie au prix de 75 cents (3,50 F de l’époque, un demi-euro) seulement ! Une explosion du genre de celle de Gasbuggy reviendra sans doute à l’avenir dans les 350 000 dollars, tout compris". On allait irradier des populations via le gaz domestique pour au final faire des économies de bouts de chandelles !
Le problème, en effet, c’est que ça ne marchera pas du tout comme prévu, ce que nous verrons demain. Ce qui n’empêchera pas les ingénieurs US de recommencer : des essais similaires, il y en aura encore deux autres. Tous aussi catastrophiques !
PS : pour ceux que le numéro intriguerait, l’épisode N°1 de
cette série est ici. J’évoquerai un jour les essais nucléaires français et leurs ratés si j’ai un peu de temps, un jour... un document récent nous ayant amené des informations nouvelles sur le contrôle des explosions françaises...