Attentats de Bruxelles : comme d’habitude

par Paul Arbair
samedi 26 mars 2016

Les terroristes islamistes ont à nouveau frappé en Europe, cette fois-ci à Bruxelles. Comme après les attentats commis en France en 2015, les sociétés européennes sont confrontées à leur grande vulnérabilité face aux réseaux djihadistes. Comme après les précédents attentats, on fait preuve de défiance et on promet de rester unis face à ceux qui s’attaquent à notre « vivre ensemble ». Comme après les précédents attentats, on fait vœu de ne rien céder, de ne rien changer, ou le moins possible. Comme après les précédents attentats, on va lentement se remettre à penser à autre chose. Comme après les précédents attentats, comme d’habitude…

Comme d’habitude, la stupeur. La violence et la sauvagerie des attentats perpétrés à l’aéroport de Bruxelles et dans une station de métro du quartier européen le matin du 22 mars 2016 nous laissent une fois de plus sidérés. 31 morts et plus de 300 blessés. Des vies fauchées ou brisées, des hommes, des femmes et des enfants traumatisés, des familles inconsolables. Des scènes d’horreur qui s’incrustent à jamais dans l’inconscient de ceux et celles qui les ont vécues ou en ont été témoins. L’angoisse et la peur qui saisissent une ville qui n’avait jusqu’ici pas encore été frappée et qui vivait, comme tant d’autres villes européennes, dans une douce illusion de sécurité.

Comme d’habitude, l’incompréhension. Comment des être humains peuvent-ils faire cela au 21ème siècle ? Pour quelle cause et dans quel but ? Qu’est-ce qui les amène à haïr autant ? Visaient-ils Bruxelles, cette ville qui n’en est pas une mais où tant des nationalités cohabitent dans un joyeux « bazar » et sans trop de souci apparent ? Visaient-ils la Belgique, ce pays qui n’en est pas vraiment un mais qui sait cultiver la liberté et l’autodérision comme aucun autre ? Visaient-ils l’Union européenne, cet ensemble baroque et de moins en moins bien assorti de démocraties qui ont de plus en plus de mal à s’accorder sur le sens de leur œuvre commune. Souhaitaient-ils punir les Bruxellois pour leur tolérance, les Belges pour leur bonne humeur débonnaire, les Européens pour leur politique au Moyen-Orient ? Pensaient-ils vraiment pouvoir y changer quelque chose ? Et puis, qu’espéraient-ils pour eux-mêmes ? Ces gens sont-ils fous au point de croire qu’Allah va leur ouvrir en grand les portes du paradis et leur donner en plus à chacun 72 vierges en récompense de leur « martyre » ? Sont-ils à ce point sexuellement frustrés et réprimés ici bas qu’ils s’imaginent le paradis comme un grand lupanar, et leur Dieu comme un proxénète céleste leur intimant de tuer le plus possible d’infidèles, de mécréants et de « croisés » pour gagner le droit de déflorer des dizaines de femelles « pures » et soumises ?

Comme d’habitude, la colère. La colère face à tant de bêtise crasse, face à la violence aveugle et à la barbarie qui s’impose dans nos vies. La colère aussi face à l’incapacité manifeste des autorités à empêcher ce nouveau massacre. Pourquoi donc, quelques jours avant les attentats, les responsables politiques et sécuritaires belges et européens se félicitaient-ils aussi béatement de la prise de Salah Abdeslam, logisticien des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, en fuite depuis lors et promu au rang d’ennemi public numéro un ? Pourquoi donc présentaient-ils sa capture comme une grande réussite qui démontrait l’efficacité du travail des services de renseignement, alors même que l’homme avait semble-t-il pu rester pendant des mois caché au cœur de Bruxelles, allant et venant et communiquant avec des proches et des complices sans être inquiété ? Ne sont-ce pas ces mêmes complices qui sont passés à l’action quatre jours plus tard, la même cellule djihadiste qui a frappé Bruxelles après Paris ? A quoi donc a servi, depuis l’absurde « lockdown » de la capitale belge en novembre dernier, le déploiement massif de policiers et de militaires dans la ville ? N’était-il pas censé protéger des lieux aussi emblématiques, des cibles aussi évidentes que l’aéroport ou le métro ? Comment le membre du commando terroriste qui avait semble-t-il été arrêté en Turquie puis expulsé vers la Belgique il y a plusieurs mois a-t-il pu si facilement échapper à la surveillance des services de sécurité ? Et pourquoi donc la démission des ministres de l'Intérieur et de la Justice est-elle refusée sitôt présentée ? Est-il interdit, au Royaume de Belgique, de vouloir assumer ses responsabilités ? La colère encore, face à la somme d’incompétence et de lâcheté politique qui ont fait de la région bruxelloise – et de la commune de Molenbeek en particulier – une plaque tournante et une base arrière des islamistes radicaux et des réseaux terroristes en Europe. Croyait-on vraiment que ces réseaux n’agiraient jamais sur le sol belge ? Au nom de quoi ces coupables accommodements ont-ils été pendant si longtemps acceptés ?

Comme d’habitude, la défiance. Les terroristes peuvent semer la mort parmi nous, mais ils ne peuvent détruire notre mode de vie ni nous intimider. « Même pas peur », « Not Afraid », répète-t-on à nouveau dans la rue mais surtout sur les réseaux dits « sociaux ». On va continuer de vivre comme avant, « on lâche rien » comme on dit de nos jours. On hésite bien sûr à reprendre le métro et on appréhende de retourner à l’aéroport, mais cela passera sans doute. En attendant, on allume des bougies sur les places publiques, on poste des images et des mots de défiance sur Internet, on fait acte de « résistance » sur Facebook ou sur Twitter. Ca ne sert probablement à rien mais ça ne coûte pas grand chose, et puis nos « amis » virtuels « likent » ces messages consensuels et ça permet de se sentir un peu mieux à bon compte.

Comme d’habitude, l’indignation. Indignation face à ceux que l’on soupçonne de vouloir exploiter ces attaques à des fins politiques, qui osent voir dans ce nouveau drame une confirmation de leurs thèses, ou qui veulent faire porter la suspicion sur l’ensemble de la communauté musulmane. « Pas d’amalgame », répète-t-on sur tous les tons, tout ceci n’a « rien à voir avec l’Islam ». Certes, les djihadistes prétendent agir au nom d’Allah et ont pour seul point commun, malgré leurs profils très divers, la religion musulmane. Mais les musulmans ne sont-ils pas les principales victimes du terrorisme à travers le monde ? N’y avait-il pas des musulmans parmi les victimes des bombes à Paris comme à Bruxelles ? Ces terroristes ne peuvent pas être de vrais musulmans, se dit-on, ce sont seulement des fous qui n’ont pas de nationalité ni de religion. D’ailleurs, mon ami ou mon voisin musulman est quelqu’un d’adorable et de parfaitement pacifique. Et puis ma femme de ménage musulmane, la nounou de mes enfants, la gardienne de l’immeuble, le chauffeur du car de ramassage scolaire ou le professeur de sport, musulmans également, sont tous aussi sincèrement atterrés que moi de ce qui s’est passé – comme la très grande majorité des musulmans d’Europe, croit-on savoir. Les musulmans n’ont pas plus à se justifier des agissements des terroristes djihadistes que les catholiques n’ont à répondre des turpitudes des prêtres pédophiles, veut-on croire. Ce que les terroristes veulent détruire c’est notre supposé « vivre ensemble », et il est donc essentiel de prétendre rester unis, même si l’on sait que plus personne n’est dupe de nos hypocrisies.

Comme d’habitude, les experts et les spécialistes en tous genres se pressent dans les médias pour nous expliquer le sens de ce qui nous arrive. Certains nous disent que ces attaques terroristes résultent de l’incapacité des occidentaux à mettre fin à l’effroyable guerre civile qui sévit en Syrie, qui a permis à « Daesh » de s’étendre telle une vilaine tumeur sur un corps pourrissant. Beaucoup expliquent que Daesh n’est pas un « état islamique », qu’il n’est même pas un groupuscule islamiste, mais plutôt une secte apocalyptique autodestructrice qui usurpe et instrumentalise la religion, une aberration de l’Histoire vouée à finir dans ses poubelles. D’ailleurs, les djihadistes sont déjà en repli en Syrie et en Iraq, et les plans pour « en finir avec Daesh » – en cinq points, six peut-être – pullulent dans les journaux et la magazines. Une fois Daesh vaincu, les réseaux djihadistes perdront leur base arrière et leur capacité d’action, et la menace terroriste refluera sans doute. Attention cependant, nous dit-on, des milliers de militants sont déjà présents en Europe, de nombreuses cellules prêtes à frapper, qui sont capables d’agir de façon autonome et sans attendre d’ordre ou même de véritable support en provenance du « Califat ». D’après de nombreux services de renseignement européens, les réseaux terroristes ont d’ailleurs profité du flot de réfugiés qui submerge le continent depuis des mois pour « infiltrer » un certain nombre de combattants. Pourquoi donc s’en seraient-ils privés ? Ne mènent-ils pas une guerre « sainte » dont on peut penser que la fin justifie, à leurs yeux, tous les moyens ? D’autres experts nous rappellent cependant que le terrorisme est l’arme du pauvre, et qu’il n’est qu’une réponse finalement peu surprenante à l’interventionnisme et à la volonté de domination des occidentaux, au colonialisme, à l’exploitation des ressources des pays du Sud par ceux du Nord, mais aussi aux discriminations et au racisme qui persistent dans les sociétés européennes. D’ailleurs, la plupart des terroristes qui frappent l’Europe sont nés et ont grandi en Europe, et ils ont bien souvent la nationalité des pays qu’ils attaquent. Ils ont bénéficié des largesses des « Etats providence » européens, et pourtant ils ne souhaitent manifestement pas s’intégrer à la société dans laquelle ils vivent mais plutôt la désintégrer. Pour s’attaquer au problème, nous disent les experts, il est essentiel de mieux prendre en compte les demandes légitimes de nos concitoyens musulmans, de leur faire une meilleure place au sein de nos sociétés. Il faut donc prévoir des subventions et investissements publics supplémentaires dans nos quartiers, et de nouvelles réglementations visant à contraindre nos sociétés récalcitrantes à mieux intégrer leurs minorités. Il faut aussi d’urgence investir dans le développement d’une industrie de la « déradicalisation », qui viendra compléter les travaux de notre déjà ancienne industrie de l’intégration – et obtiendra, on l’espère, de meilleurs résultats. Alors peut-être pourrons-nous tous « vivre ensemble » dans la paix et l’amour, Inch’ Allah.

Comme d’habitude, les politiques tentent de paraître maîtriser la situation. En Belgique comme en France précédemment, on appelle à la responsabilité, à l’unité nationale et au rassemblement. Rapidement on organise une réunion ministérielle européenne qui va décider de nouvelles « mesures » destinées à renforcer la coopération policière au sein de l’Union. Et en Belgique et au delà, on renforce encore un peu un arsenal sécuritaire qui n’a jusqu’ici pas empêché les terroristes de frapper. La Belgique ne semble pas – pas encore en tout cas – vouloir mettre en œuvre une législation d’exception semblable à l’état d’urgence instauré en France depuis quatre mois et qui en en cours de « constitutionnalisation », mais déjà les nationalistes flamands, qui dominent l’exécutif régional flamand et participent au gouvernement fédéral, appellent à plus de sévérité. Comme en France l’année dernière, l’unité et le rassemblement semblent précaires, et la surenchère sécuritaire probable. Le terrorisme, sous toutes les latitudes, est un poison lent qui aboutit toujours, presque inévitablement, à déplacer le curseur établi entre liberté et sécurité. Les Belges, comme les autres, consentiront probablement à une réduction de leurs libertés publiques au profit d’un hypothétique surcroit de sécurité, qui n’empêchera pas le terrorisme de frapper à nouveau mais permettra aux politiques de prétendre « agir » et faire preuve de « leadership ».

Comme d’habitude, enfin, on finira par penser à autre chose, par reprendre le cours de nos vies tout comme on reprendra l’avion ou le métro. On recommencera à poster sur Facebook des photos de nos enfants, de nos vacances ou de nos repas, au milieu d’un tas de « selfies » plus ou moins réussis. On recommencera à twitter des petites phrases insignifiantes et inutiles, vouées à un oubli quasi immédiat. On s’endormira en pensant que l’on peut reprendre une vie « normale ».

Comme d’habitude.

Comme d'habitude et jusqu’à la prochaine fois.


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