Attentats de Paris 2015 : un symptôme franco-français

par J-M B.
samedi 12 décembre 2015

Que le lecteur tolère cette vérité un peu brutale : en janvier, le réflexe général consistant à être Charlie était pour l'essentiel hors sujet. Chacun endossa bien sûr le costume avec sincérité, mais ce costume presque confortable épargnait finalement les questions les plus pénibles et masquait l’enjeu profond de la situation.

Il n'était pas question pour les terroristes, en attaquant Charlie Hebdo, de s'en prendre à la liberté d'expression, ni d'ailleurs le lendemain, avec la prise d'otages dans une épicerie casher, à la communauté juive. Il n'y avait là que prétexte à la haine et à son intention fondamentale : détruire l'autre. Une haine dirigée contre la population française dans son ensemble, sans distinction, comme en atteste ce qu’un des preneurs d’otages déclara aux victimes : « C'est vous qui avez élu vos gouvernements et vos gouvernements ne vous ont jamais caché que vous alliez faire la guerre au Mali ou ailleurs. Premièrement. Deuxièmement, c'est vous qui les financez. Vous payez les taxes et des trucs et vous êtes d'accord ».

Dix mois plus tard, au soir du 13 novembre, ce fut cette même haine, débarrassée cette fois de tout prétexte. Et, au froid constat que tous les attentats de l'ère actuelle, depuis l'affaire Merah en 2012, impliquent de jeunes français issus de l'immigration maghrébine et africaine, il est une question que l’on ne peut éluder : pourquoi, ou comment, ces personnes en sont-elles venues à concevoir une telle haine à l'encontre du pays même où elles sont nées et ont grandi ?

Tout processus de transformation implique une matière première et une force agissant sur celle-ci. La force agissante dans le cas présent est bien connue, on la trouve dans l'islamisme radical réglant ce terrorisme et l'embrigadement dont les tueurs sont devenus les jouets. Mais cette haine, pour autant, doit posséder elle aussi sa matière première.

Les psychologues savent en général que la rencontre thérapeutique peut les amener, au contact de la vie psychique des patients, à éprouver des émotions inhabituelles. Mais ils savent tout autant que ceci ne pourra se produire qu’avec les émotions qui ne leur sont pas totalement étrangères. Seul peut s’animer en eux ce qui déjà couvait. De même, doit-on envisager que cette haine terroriste contre la France s’enracine dans un sentiment qui lui préexiste, un rejet de la France, comme un embryon de haine, que le processus djihadiste a pu ensuite attiser et transformer.

Guidant chacun de ces français devenus terroristes, ce sentiment serait sans rapport strict à la question religieuse, mais tiendrait à ce qui les relie par ailleurs ou, plus précisément, relie l’histoire de leurs familles : un même vécu d’immigration et d’impossible intégration. Nullement le fait d’individu isolés, il serait plutôt le symptôme d’un ressentiment beaucoup plus vaste parcourant une communauté qui, pour ne l’avoir reçue et ne l’avoir elle-même totalement voulue, n’a trouvé sa place ni dans la société ni dans l’identité française. Ainsi éclairée, l’histoire récente insiste à sa manière : des bombes ont finalement explosé au pied du Stade de France, là même où la Marseillaise fut sifflée en 2001, 2007 puis 2008 à l’occasion des matches disputés contre l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Ces sifflets-là n’avaient rien d’isolé, et leur fracas symbolique était énorme.

Sans doute alors peut-on mieux comprendre que, dans certains établissements de zones prioritaires, des élèves aient refusé de respecter la minute de silence après les attentats de janvier. Ces silences étaient aussi des instants de communion autour de l’identité française, voilà ce qu’ils rejetèrent d’abord. Leur réaction parlait d’eux, mais tout autant de leurs parents. Elle disait l’histoire d’un sentiment d’exclusion et de différence ayant grandi depuis deux ou trois générations dans le silence de ces quartiers défavorisés, de ces cités et banlieues formant la frange méprisée du paysage français, au propre comme au figuré. Jusqu’à produire cette matière première de haine, car d’un parent à un enfant, consciemment ou pas, rien ne se transmet mieux qu’une émotion.

C’est ici l’Histoire longue et complexe de l’immigration maghrébine puis africaine qui vient se rappeler à nous, une immigration ayant creusé en plus d’un siècle une fracture sociétale toujours plus grande : d’un bord une population hostile à la masse croissante des arrivants, de l’autre une communauté peu encline à l’assimilation, entre les deux des différences culturelles, religieuses, identitaires, immenses.

L’ennemi aujourd’hui désigné de la France se situe du côté de la Syrie et de l’État islamique, et l’on s’est ému que l’un de ses lieutenants ait réussi à pénétrer nos frontières. Aussi évident soit ce principe d’une menace extérieure, il n’est pourtant que la surface des choses. En deçà, il y a cette vulnérabilité intérieure franco-française, cette cassure identitaire profonde sans laquelle ce terrorisme d’un genre nouveau, puisant ses forces les plus redoutables dans nos propres rangs, n’aurait pu prendre forme.

Ne laissons pas le terrorisme diviser la France, a-t-on dit à l’occasion de la journée nationale d’hommage aux victimes. Mais c’est tout l’inverse qui se joue : la France est déjà divisée et ce terrorisme en est la marque. Il s’agit maintenant, comme il s’agissait en janvier, non d’être Charlie, mais d’essayer d’être Français. Français, non plus au sens de cette fraternité toute prête à l’emploi et qui ne veut plus rien dire, mais en regard de cette cassure, avec le désir de la réduire, quel que soit le bord depuis lequel on accepte enfin de la voir. Nous n’avons pas le choix : tardons encore et son symptôme, sous une forme ou une autre, refera surface.


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