Au Bon Appart’. Dîners. Soupers. Vins fins. Vices Privés, vertus publiques ou les Agapes de Janus

par Renaud Bouchard
mercredi 7 avril 2021

« Ah ! mes frères, oserons-nous renouveler les naïfs transports des premiers chrétiens ? Retrouverons-nous la ferveur des agapes, où, loin des froides perversités du siècle, tous les membres de la communauté, hommes et femmes, garçons et filles, possédés par un immense amour, en proie à l’Esprit, se précipitaient dans les bras les uns des autres, et confondant leurs baisers… » 

Jules Romains, Les Copains, 1922, (réédition Le Livre de Poche, pages 161-162)

(AFP, "Dîners clandestins à Paris : une enquête ouverte après la diffusion d’un reportage accablant", Le Monde, 2021)

 

“Les vices privés font la vertu publique”

Bernard Mandeville. La Fable aux abeilles[i] (1705)

 

L'égoïsme, on le sait, pousse à agir, tandis que la morale invite à la léthargie. C'est donc la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d'une société, selon le théoricien philosophe et économiste néerlandais qui a inspiré Adam Smith.

Voilà désormais que le propriétaire (un talentueux collectionneur passionné d’art napoléonien) de l’ancien hôtel particulier des Montmorency-Luxembourg sis au numéro 36 de la rue Vivienne dans le IIe arrondissement de Paris édifié au XVIIIe siècle, se trouve au centre d’une de ces affaires politiques comme il en naît de temps à autres dans ces périodes politiquement troublées que connaît la France où tout semble partir en quenouille.

L’affaire est d’importance. Alors que le bon peuple est fermement incité à remettre sa muselière et à ne pas trop s’éloigner de sa niche, muni d’une attestation « bidon » tout en étant prié d’attendre la piqûre salvatrice du vaccin qui conditionnera (peut-être) sa future liberté pour lui permettre de « revivre comme avant », les rumeurs enflent.

Indiscrétions et indignations alliées au souci de faire l’actualité révèlent en effet que l’inacceptable se serait produit dans ce lieu magnifique.[ii]

On raconte en effet avec force vidéos et photos à l’appui que des dîners parisiens aussi luxueux que clandestins, s’affranchissant des interdictions édictées pour freiner la propagation du Covid-19, auraient lieu dans des endroits discrets, auxquels participeraient des personnalités politiques.

Peut-être au sein du « Palais Vivienne », précisément.

On rapporte même très officiellement que le procureur de la République de Paris a ouvert une enquête après la diffusion d’un reportage de la chaîne de télévision M6 sur de telles agapes.

 

II- L’autre face triste et réelle du Janus Bifrons

 

Pendant ce temps, quelque part en France, sur une plage, un couple et leur enfant ont eux aussi été photographiés, pris dans la nasse d’un groupe d’une dizaine de gendarmes dont l’un est même posté en sentinelle avec un fusil d’assaut.

Sans doute pour prévenir une rébellion ou empêcher la famille en infraction de quitter la scène du crime, se soustraire à l’autorité, s’égayer dans la nature et fuir tels des pigeons apeurés.

Ce sont des gens, une petite famille comme il en existe des millions, des gens sans prétention aucune dont la tenue balnéaire est à leur image : simple, à l’image de celle de centaines de milliers de familles qui, comme celle-ci, auraient sans doute et certainement elles aussi aimé pouvoir goûter la chaleur et le vent d’une liberté retrouvée sous un chaud soleil de printemps.

Vices privés et vertus publiques ? Il est des évidences dont il ne faut pas s’étonner qu’elles puissent susciter commentaires, sarcasmes, indignation et colère.

Menu : 400€ Menu : 10€
Amende : 0€ Amende : 400€ pic.twitter.com/xlOZfRD61k

— 🦏 Babar le Rhinocéros 🦏 (@Babar_le_Rhino) April 5, 2021

 

III- Amnésie en attente de « révélations » et plus, si nécessité

 

Cette histoire qui pourrait politiquement dégénérer m’a immédiatement rappelé la scène d’anthologie du film de J-P. Melville intitulé Le Deuxième Souffle[iii] dans laquelle Paul Meurice (le Commissaire Blot) reconstitue en présence de témoins l’échange de coups de feu survenu dans un restaurant préalablement déserté de tous ses occupants avant l’arrivée imminente de la police.

 

Le superbe monologue est sans pareil.

Il ne s’est rien passé.

Personne n’a rien vu du déroulé des événements.

En parfait professionnel qui a très bien compris qu’il ne recueillerait aucune information tangible, Paul Meurisse se met à parler :

 

« Approchez-vous, vous autres ! Je n’appelle pas les clients, je suppose que ce soir il n’y en avait pas. Messieurs, les reliefs des repas par petites tables que vous apercevez ici ne sont pas des signes de précipitation. Certains s’en allèrent aux hors-d’œuvre, les autres juste avant les entremets. Rien dans tout cela que de très normal. Disons que la reine d’Angleterre faisait du stop avenue Kléber, ça valait le déplacement. Pour le reste, Messieurs, voici Alban. Il n’a absolument rien vu !(…) Alban serait à peu près incapable de nous dire s’il s’agissait d’un homme seul ou d’une tribu de Touaregs. N’est-ce pas, Alban ? »

 

Là aussi, comme au « palais Vivienne », la mémoire fait défaut, l’amnésie est générale, personne n’a rien vu et d’ailleurs plus personne ne se connaît.

 

La foule attend désormais la réponse aux trois questions qui la préoccupent désormais :

 

- « Des « ministres » ont-ils participé à ces « agapes » ?

- « Si tel est le cas, démissionneront-ils ou seront-ils démissionnés et sanctionnés pour leur manquement à la discipline collective » ?

- « Le gouvernement va-t-il vaciller ? »

 

L’attente est insoutenable.

 

Quant à la petite famille précitée qui découvre la face cachée des vertus publiques et des vices privés, souhaitons qu’elle ne soit pas injustement piquée au portefeuille par la fable des abeilles pour avoir simplement voulu profiter quelques heures d’une plage ensoleillée.

Après un an d'enfermement.

 

 

[i] Bernard Mandeville. La Fable des abeilles, The Fable of the Bees : or, Private Vices, Publick Benefits.

Ce texte rédigé en anglais est une fable politique de Bernard Mandeville, parue en 1714 (Tome I) et en 1729 (Tome II).

Publiée dans un premier temps en 1705 sous la forme d’un poème intitulé « La Ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gens », The Grumbling Hive, or Knaves Turn’d Honest en anglais, la première version, peu remarquée, fut rééditée en 1714, atteignant la célébrité pour son attaque supposée des vertus chrétiennes.

 

[ii] Le Palais Vivienne : https://www.passtolocal.paris/fra/exp/125/visite-napoleon-paris-collection et

https://www.historia.fr/histoire-vivante/le-palais-vivienne-un-lieu-%C3%A0-d%C3%A9couvrir-%C3%A0-paris

 

[iii] Jean-Pierre Melville. Le Deuxième Souffle (1966) Paul Meurisse (Blot). José Giovanni

https://youtu.be/MoqUC9qAzKQ?t=41

 


Lire l'article complet, et les commentaires