Au bon vieux temps de la vapeur : les « Trains Bonnet »

par Fergus
lundi 21 mars 2016

Les Auvergnats de Paris avaient naguère leur journal. Ils disposaient également de trains spécialement affrétés à leur intention pour, l’été venu, « descendre au pays » ou « remonter » vers la capitale, les valises chargées de charcuteries et de fromages, et la tête pleine du tintement des sonnailles dans les pâturages...

Au bon bougnat, toile d’André Renoux

Peu à peu, le souvenir du journaliste Louis Bonnet (1856-1913) – fils d’un imprimeur d’Aurillac – s’estompe dans la mémoire collective, et seuls les plus anciens des Auvergnats de la capitale – souvent des cadets de familles paysannes – se souviennent encore du nom de ce personnage autrefois si populaire parmi les « compatriotes » montés à Paris trouver un emploi. Parfois dans la brocante ou la ferraille. Le plus souvent dans une brasserie ou un « café-charbons » tenu par un « bougnat » originaire du même canton. Une popularité due à l’énergie constante et sans réserve que lui, l’intellectuel anticlérical, a consacrée à fédérer les Auvergnats de la capitale, pourtant majoritairement peu cultivés et de tradition catholique solidement ancrée.

Louis Bonnet, c’est en effet le fondateur (en 1886) de la Ligue Auvergnate, elle-même à l’origine de la création de très nombreuses associations culturelles qualifiées d’« Amicales ». Mais Louis Bonnet est avant tout connu pour avoir été le fondateur de l’hebdomadaire L’Auvergnat de Paris. Lancé le 14 juillet 1882, ce journal des « Émigrants du Centre » (sic) est très vite devenu le lien indispensable entre « lou païs » et la communauté auvergnate de la capitale, grâce aux nouvelles collectées dans les communes par les correspondants locaux. L’hebdomadaire ne se limite toutefois pas à cet aspect anecdotique : il comporte également des articles culturels et économiques en relation avec l’Auvergne, de même que des articles à caractère politique, parfois signés dans les premières années de la publication par le Ponot Jules Vallès.

L’Auvergnat de Paris est également devenu au fil du temps, grâce à son service de petites annonces dédiées aux limonadiers et aux restaurateurs, un outil de recrutement incontournable, de même qu’un vecteur tout aussi prisé de cessions de fonds et de baux commerciaux spécialisés. L’aventure a duré jusqu’en 2004 – date d’une première mutation – puis 2009, année où, victime des nouvelles technologies de communication et de la baisse concomitante du nombre d’abonnés, la parution a cessé (cf. L’Auvergnat se meurt..., L’Auvergnat est-il mort ?).

En définitive, le journal a été repris par le groupe de presse Michel Burton Communication (MBC). Il a donc survécu, mais il n’a désormais plus rien à voir avec cet esprit d’origine qui a perduré durant des décennies en établissant un trait d’union incontournable entre Paris et les plus modestes des villages d’Auvergne ou des départements limitrophes*. De nos jours, L’Auvergnat de Paris nouvelle formule n’est plus qu’un outil professionnel parmi d’autres dans le milieu de l’hôtellerie-restauration.

Voyager au son de la cabrette

Si le nom de Louis Bonnet est indissociable de l’histoire de L’Auvergnat de Paris, il est également associé dans la mémoire collective à une initiative ferroviaire de 1904 ayant pour objectif de permettre aux « émigrants » de ne pas se couper de leurs racines auvergnates en facilitant les voyages au pays.

Cette année-là, Louis Bonnet contacte les compagnies ferroviaires Paris-Orléans (PO) et Paris-Lyon-Marseille (PLM) afin de négocier avec elles des tarifs préférentiels sur les lignes qui relient le Massif Central à Paris. Le journaliste se montre si convaincant qu’il obtient l’affrètement de trains pour un tarif aller-et-retour inférieur de 40 % au prix normal du voyage, et la possibilité d’acheminer vers la capitale 30 kg de bagages par passager. Louis Bonnet réussit même à obtenir deux billets gratuits par trajet pour un couple de « cabrettaïres** » spécialement embarqués pour animer le voyage au son des valses et des bourrées !

Le premier « train Bonnet » s’élance de la gare de Bort-les-Orgues le 21 juin 1904. Malgré une interruption durant la Grande Guerre, il y en aura des centaines d’autres jusqu’en 1939. Pour faire face à la demande, Louis Bonnet installe même une billetterie au siège du journal. On y achète des titres de 2e et 3e classe. Les voyageurs ne sont pas trop regardants sur le confort, et cela tombe bien car il n’y en a guère : beaucoup de bois et peu de moleskine ! De quoi se meurtrir les chairs durant le long voyage nocturne entre Paris et l’Auvergne et vice-versa. Par chance, les musiciens sont là, et l’on danse pour agrémenter le parcours, au son des cabrettes ou, parfois, d’un duo cabrette-accordéon tel celui d’Antonin Bouscatel et Charles Péguri, inventeurs en 1905 du « musette » au Café auvergnat du 13 rue de Lappe. 

On danse dans le train, et l’on danse également sur les quais lorsqu’il faut refaire de l’eau ou recharger en charbon le tender de la locomotive. On danse, on saucissonne, on boit du vin, et l’on alterne – le plus souvent en patois – les anecdotes sur la vie parisienne et les histoires grivoises pour passer agréablement le temps avant de reprendre le dur labeur. Pour ceux qui descendent de Paris : donner un coup de main énergique à la parentèle pour faner, moissonner ou tuer le « moussu » (le cochon). Pour ceux qui montent vers la capitale : reprendre les éreintantes tournées de livraison de charbon et les manipulations de barriques.

Incontestablement, les trains Bonnet ont facilité les échanges entre l’Auvergne et Paris. Et cela malgré l’avertissement du poète cantalien Arsène Vermenouze : « Va, tu seras mangé par la ville vorace ! / Miné par les poisons meurtriers de Paris, / Vieux avant l’âge, l’âme et le cerveau taris, / Tu mourras sans laisser des enfants de ta race. » Au terme d’une vie de sacrifices et de travail dur, beaucoup d’Auvergnats « émigrés » ont vendu leur affaire et sont retournés au pays après y avoir fait restaurer la maison familiale ou s’être fait construire une belle villa emblématique de leur réussite.

D’autres ont pris le relais migratoire, faisant dans les années d’après-guerre des Auvergnats les maîtres incontestés de la limonade et des brasseries dans la capitale. Les trains Bonnet avaient alors disparu, et avec eux les musiciens embarqués. Mais l’ambiance était restée conviviale, et dans les wagons qui, depuis Aurillac, Clermont, Saint-Flour ou Rodez, emportaient de nouveaux Auvergnats vers la capitale, c’est à de belles agapes de charcutailles arrosées de piquettes régionales que l’on assistait dans les voitures de la moribonde 3e classe*** ou celles, moins inconfortables, de la 2e classe.

Aux compagnies du PO, du Midi et du PLM avait succédé la SNCF, et Louis Bonnet, enterré au Père-Lachaise, n’en avait rien su, lui qui avait, des décennies plus tôt, pris un aller simple pour un au-delà auquel il ne croyait pas.

 

L’Auvergnat de Paris s’adressait aux lecteurs originaires des départements suivants : Aveyron, Cantal, Corrèze, Haute-Loire, Lot, Lozère et Puy-de-Dôme.

** Un « cabrettaïre » est un joueur de cabrette, une variété de cornemuse – initialement réalisée en peau de chèvre –, très populaire en Auvergne.

*** La 3e classe a été supprimée en 1956.

À lire, pour tous ceux que l’aventure des Auvergnats de la capitale intéresse, l’excellent livre « Quand les Auvergnats partaient conquérir Paris » de Roger Girard, publié par Fayard. 

 

Paris en 1914, angle des rues Sainte-Foy et d’Alexandrie

 


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