Au-delà du cogito : la trinitude de l’Etre

par Taverne
mercredi 10 juillet 2019

Au sommet de la pyramide, nous avons « être » (l’expérimentation du cogito). A l’étage intermédiaire, se trouve l’expérience non moins fondatrice (et préalable) du miroir : « je réfléchis donc j’existe. » Enfin, à la base même de ma pyramide, je place l’expérience de la vie même : « ça ressent donc ça vit ». J’ai ôté le « je » parce que la conscience de vivre se fait sans la présence à ce stade du sujet réflexif. Le sujet n’a pas encore la conscience de lui-même.

Il est possible de viser la plénitude dans chacune de ces trois dimensions : être, exister, vivre. La coordination de ces dimensions est ce que j’appelle la Trinitude. La Trinitude (j’exclus le mot de « trinité » pour ne pas offenser les chrétiens et pour rester dans le champ strictement philosophique et non religieux).

En revanche, il ne m’apparaît pas possible d’accéder aux trois plénitudes simultanément. En tout état de cause, voyons comment il est possible de décrire objectivement ces trois dimensions de la Trinitude.

1 - Etre (dimension n°1)

Champ : la pensée construite (incluant le doute méthodique), l’imagination, la volonté (je pense donc je puis), l’Idéal (le Beau, l’Amour, Dieu).

Aspirations : la liberté et l’engagement sont des aspirations profondes de l’être. Elles peuvent sembler contradictoires voire opposées au premier abord contradictoires puisque l’engagement limite notre liberté et crée la notion de devoir, mais elles ne le sont pas en fait.

Moyens : on peut les résumer en cette formule : « Je pense donc je puis. »

Je puis imaginer : Le cogito serait sans utilité s’il n’était associé à l’idée que, puisque je suis alors je pense et, puisque je pense alors je peux penser librement. L’action d’imaginer est l’un des moyens pour être libre ; c’est prendre son autonomie par rapport à la réalité.

Je puis vouloir. C’est aspect-là est fortement exprimé par Descartes dans son Discours de la méthode dans lequel il use fréquemment des mots tels que « résolument ».

Je puis contempler la beauté et l’idéal. Je puis rêver sur commande.

1°) Les expériences naturelles et spontanées de notre conscience

Expérience du rêve : cette expérience est à l’origine de la méthode cartésienne du doute radical et méthodique. Cette expérience du faux vécu comme vrai provoque l’étape suivante qu’est le doute. Le rêve est incontournable : on ne peut pas s’empêcher complètement de rêver (le sommeil en phase paradoxale). Cela montre que le rêve est une nécessité vitale.

Expérience du doute : le doute est un phénomène naturel de la conscience. Chassez ce naturel, il reviendra au galop. Tôt ou tard, nous devons regarder le doute en face et le traiter car si on le nie et qu’on l’enfouit, ce sera pire : il va s’insinuer et finira par pourrir notre façon d’appréhender le monde qui nous entoure. L’expérience du doute est la conséquence de l’expérience du rêve, on se demande ce qui est vrai dans ce que nous percevons. Elle précède l’étape suivante qui est le doute volontaire et raisonné.

2°) Les expériences réflexives et volontaires de la pensée

Trois philosophes ont marqué de leur empreinte ces trois étapes : Socrate et le précepte de Delphes, René Descartes, Friedrich Nietzsche.

Expérience du cogito  : je pense (donc) je suis. C’est l’expérience de la preuve de l’être pensant : pour accomplir cette expérience, Descartes escamote les deux autres dimensions (les perceptions du champ « vivre » et du corps, les opinions du champ « exister » liées à l’éducation, à l’habitude et à la doxa).

Expérience d’être soi-même : par opposition à ce que l’on donne à voir aux autres ou à soi, on recherche son Soi authentique. « Connais-toi toi-même » (effort).

Expérience du devenir : l’être pensant comprend que ce qu’il est aujourd’hui ne correspond plus exactement à qui il fut hier ni à ce qu’il sera demain. Il veut transcender le temps (ou le dépasser) par la permanence et l’unité : « deviens ce que tu es ».

3°) Les expériences de dépassement de notre être 

Tout le monde a vécu ces expériences–là et je ne m’attarderai donc pas. Le Beau et l’Amour dépassent les contours de notre être. Ils nous dépassent. Notre être est happé par quelque chose de plus grand que lui tout seul. Cela vaut aussi pour l’angoisse.

Expérience du Beau

Expérience de l’amour

Expérience de l’angoisse : L’anéantissement est le grand ennemi de l’être et il est cause de l’angoisse. L’angoisse menace notre être car elle est prise de conscience que notre être est vulnérable.

Conclusion 

Etre soi-même est un défi permanent car on ne sait pas avec certitude ce que signifie « être soi-même. Cela exige une vigilance permanente et la nécessité renouvelée d’être à l’écoute de son for intérieur. Il faut véritablement « être » pour ne pas se faire « avoir ».

2 - Exister (dimension n°2)

Champ : la vie familiale et sociale, l’affirmation de soi, l’individuation, la personnalité, l’échange, le langage, les symboles, les valeurs, l’argent…

Aspirations : la reconnaissance, la différenciation, la confiance, le paraître, besoin de croire (la foi), la croyance, le refus et l’opposition, la quête de sens et le besoin corolaire de suivre (guides) et d’obéir car pour bien exister, il faut pouvoir bénéficier d’une bonne éducation. Besoin de récompense et de punition.

Moyens : « je crois donc j’existe » (la confiance)

« Naviguer à l’estime » et se constituer une « pensée par provision » étaient les outils mis en avant par Descartes pour exister sans risque sans trop de risques de s’écarter de la vérité. D’une façon plus générale, cela s’appelle la confiance. La confiance revient à estimer dans les deux sens du terme : on estime la situation (on évalue), on porte une certaine estime à soi, aux autres, et l’on attribue une certaine valeur aux choses que l’on désire.

Les expériences ici sont à la fois fondatrices de l’être en tant qu’existant et moyens de se mettre en scène.

1°) L’expérience de type « lien »

Expérience de la confiance primaire : le petit enfant a un fort besoin de cette confiance primaire. Les pédiatres savent combien elle est déterminante pour le devenir de la personne. Confiance et lien sont deux idées qui vont ensemble.

2°) L’expérience de type « relation »

Expérience du miroir : c’est le « stade du miroir » en psychanalyse. L’enfant comprend qu’il est quelque chose de distinct de sa maman et des autres personnes. Il se voit tel qu’il apparaît aux autres.

Expérience de la honte : le sentiment de sa dignité est brusquement et profondément ébranlé par le moment de honte. Le sentiment de fierté permet de dépasser ces moments violents. Sinon, le désir de mort sociale (on se dérobe aux regards et aux miroirs) ou de mort tout court risque (suicide, héroïsme) de prendre le dessus.

Expérience de l’injustice : on a besoin de croire que ce l’on fait a un sens, est utile, que ce que l’on fait est juste.

Expérience du rire et de la dérision : le sens (le sérieux) se prend une baffe dans la figure. Cela déclenche un rire incontrôlable, par une forme de libération. Le rire est une socialisation (un apprentissage de l’être humain sociable).

Expérience du jeu : le jeu attribue un rôle. Il permet de se mesurer, de se comparer, de gagner une récompense. Il résume la vie sociale.

3°) L’expérience de type « rapport »

Le rapport est le fait de côtoyer par la conscience des choses qui nous dépassent ; l’infini, la mort, Dieu…

Expérience de la mort (des autres) : « être ou ne pas être ». Hamlet se dit qu’il pourrait tout aussi bien ne plus exister.

Expérience de l’absurde : notre existence-a-t-elle un sens ? C’est lorsqu’on s’interrompt et que l’on fait une pause que l’on en vient à se demander si ce que l’on fait a un sens que cette conscience se fait. A quoi bon continuer ? Est-ce la bonne direction ? Qu’est-ce qui vaut la peine ?

Expérience du danger : elle peut aller jusqu’à mettre volontairement son existence en jeu. Il s’agit ici de peur et non plus de l’angoisse existentielle vu au point 1 qui est dédié à l’être.

Conclusion : mieux vaut exister moins pour exister vrai. Le jeu social est un mensonge.

3 – Vivre (dimension n°3)

Champ : le plaisir, la douleur, l’amour, les autres sensations.

Si la douleur est aussi une preuve de vie (quand je crois rêver, je me pince), c’est le plaisir et l’amour qui font la qualité de la vie. Vivre comporte une dimension qualitative. C’est pourquoi, sans exclure totalement la douleur, j’en réduis le rôle dans l’expérience de vivre. Je ne suis donc pas l’idée de Nietzsche selon laquelle « Vivre c'est souffrir. Survivre c'est trouver du sens à cette souffrance  ».

Aspirations : l’expansion, le plaisir.

La douleur n’est pas une aspiration naturelle de l’être vivant. Ce dernier la fuit autant que cela est possible. Expérimentation de l’amour sous toutes ses formes : affection familiale, amicale, sentiment amoureux, foi religieuse, humanisme...Beaucoup reprochent au verbe « aimer » d’exprimer trop de choses (j’aime les glaces, j’aime ma femme). Je trouve, au contraire, que cela n’est pas le résultat du hasard et que cela doit nous montrer que le langage a choisi de désigner par le même vocable toutes formes d’amour. C’est la capacité générale à aimer les choses (à jouir de la vie) et les êtres (les autres ainsi que soi-même).

Moyens : l’expérience par l’épreuve physique : je ressens donc je vis. Mais, je préfère « j’aime donc je vis ».

C’est une dimension que Descartes avait écartée. Pour lui, le corps n’est que l’accessoire de l’esprit, c’est la monture qu’il faut entretenir comme telle !

1°) Les expériences naturelles et subies

Expérience de la sensation :

Expérience de la douleur comme mal 

Expérience de la douleur comme nécessité d’obéir : l’obéissance s’acquiert par la douleur à l’état de nature. L’être vivant se prend une décharge désagréable à chaque fois qu’il déroge aux règles : c’est la douleur. S’il veut survivre, il doit prendre cela en compte et donc obéir aux lois dont la violation est sanctionnée par la douleur. Hors de l’état naturel, dans la vie sociale, l’enfant apprend la douleur soi par lui-même soit par la punition. Le caractère peut se rebeller devant cette idée d’obéissance, l’esprit (qui se veut libre) peut nier jusqu’à la nécessité d’obéir.

Expérience de l’ennui 

Expérience de l’inquiétude : l’aspiration à la quiétude est troublée par les menaces extérieures mais aussi par les changements qui s’opèrent en nous et nous bouleversent. L’inquiétude se différencie de l’angoisse et de la peur. Un oiseau est constamment inquiet et tourne sans cesse sa tête dans tous les sens. Un roi anglais shakespearien aussi est inquiet et se demande s’il va pouvoir conserver son trône et sa vie (« inquiète est la tête qui porte la couronne »).

Expérience du besoin de mort : le corps a besoin de mourir. L’esprit peut se révolter contre cette idée (déni).

2°) Les expériences liées à « volonté de puissance »

Elles sont des aspirations fortes.

Domaine du Jouir :  

Expérience du plaisir : elle apparaît très tôt, y compris chez le tout-petit, mais elle change d’objet en fonction des passages des différents « stades ».

Expérience du déplaisir :

Domaine de la Présence au monde :

Expérience de la présence au monde : il s’agit d’une conscience active, et non seulement subie, car elle accompagne le projet de l’être vivant : celui de s’étendre et, à défaut, de survivre. Elle peut se faire sans conscience élaborée (on exclut alors le pronom « je » de la formule).

Domaine de la Volonté de puissance

Expérience du grandissement : tout est expansion, l’univers, le temps. La vie n’échappe pas à cette loi et c’est ainsi que tout ce qui vit aspire à s’étendre.

Expérience de la possession

Expérience de la domination

Arrivé à ce point de réfelxion, le philosophe ne peut pas se réjouir dans un tri triomphant du type « Eurêka ! » ni évoquer un grand pas pour l’Humanité. Car son travail est long et modeste. Tout juste peut-il se satisfaire d‘avoir procuré à ses lecteurs un outil qui permet de mettre un peu d’ordre dans la pensée. Ce n’est pas une grande voie éclairée, c’est un chemin faiblement éclairé mais bien pavé pour progresser en évitant les embûches. Rien de plus. Mène-til lion ce chemin ? Comme beaucoup de chemins, on ne sait pas par avance, on sait une fois qu'on l'a parcouru. C'est un prolongement du chemin du cogito mais ce n'est qu'un commencement.

 


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