Aux origines de la Révolution française de 1789. Volet N° 1 : les Physiocrates

par Nicole Cheverney
lundi 22 décembre 2014

L’ultra-libéralisme est né à Versailles.

C'est dans un contexte pré-révolutionnaire qu'un soir, au cours de causeries impromptues, dans un appartement du château de Versailles, situé juste sous celui de madame de Pompadour, que naquit un mouvement de pensée, une doctrine économique qui va complètement modeler, façonner la Révolution française et jeter les bases du capitalisme du XIXe siècle : le mouvement PHYSIOCRATE.

Louis XIV, le roi-soleil, avait pendant son long règne considérablement alourdi le système fiscal et son arrière-petit-fils Louis XV avait continué dans ce sens. Jusqu'au XVIIe siècle, la France avait été prospère du point de vue rural. Mais, considérablement affaiblie par la guerre de sept ans, elle vit son agriculture paralysée et les friches de multiplier. Un contemporain de Louis XV note et déplore : « La nature retourne à son état sauvage ». La condition paysanne se dégrade dans le royaume, les collecteurs d'impôts sont sans pitié. Ajoutés à cela, des hivers de plus en plus rigoureux avec de fortes gelées aux cours des deux années consécutives 1760-1761. Vignes et blés gèlent sur pied, réduisant la population à la famine ? Devant ce désastre économique qui inquiète toutefois le roi et ses ministres, des premières mesures seront prises par le gouvernement. Des intendants du roi seront chargés de distribuer des semences pour ré-ensemencer le sol, (blé, seigle, sorgho, etc...). La construction d'un réseau de routes supplémentaire est organisée et commencent à voir le jour, des sociétés d'agronomie qui distribueront maints conseils aux paysans. Ceux-ci s’obstinent à utiliser des outils archaïques et pratiquent des méthodes dépassées de labour. On créé des concours pour stimuler le monde paysan (les ancêtres des comices agricoles). Pour couronner le tout, devant l'indigence et les pertes matérielles considérables de cette période de « vaches maigres », il est demandé aux préposés des impôts de faire preuve d'humanité et de modération dans les collectes auprès des populations touchées, recommandations qui ne sont pas toujours suivies d'effet.

En 1774, 60 % de la population rurale française appartient encore au servage. Malgré tout, les conditions d'un développement économique commencent à voir le jour et les vieilles méthodes de culture et de production, petit à petit abandonnées. Le nombre de propriétaires terriens moyens augmente en même temps que l'accroissement de la production et la naissance d'une classe sociale rurale aisée un peu partout dans le royaume. Automatiquement même si le nombre de terres arables à la disposition de ces paysans moyens très demandeurs de propriétés supplémentaires s’accroît, la condition du serf, elle, perdure et constitue le gros de la main-d’œuvre rurale.

Depuis le début du XVIIIe siècle, l'industrialisation lente du pays est amorcée, elle continue à se développer. Marseille par exemple compte 35 fabriques de savon pour mille manouvriers. Lyon importe des machines à carder d'Angleterre, pour ses soieries, entre 1750 et 1770 et la navette va définitivement détrôner le rouet. Les populations paysannes dans le royaume sont prolifiques et l'on fait beaucoup d'enfants, (la mortalité infantile extrêmement élevée). Aussi, la misère paysanne ira alimenter les industries naissantes et prospères, où « des concentrations capitalistes et de grande envergure contrôlent à peu près tous les domaines de la métallurgie, des mines, des textiles ».

Les industriels français sont inventifs et ont le « génie de l'application », mais contrairement à l'Angleterre, ils manquent de capitaux frais pour développer encore plus leurs industries et leurs commerces. Il leur faut des finances toujours plus importantes pour le développement mécanique. On pense aux soyeux lyonnais, notamment. Plusieurs inventions de génie viennent se mettre au service de l'industrie française. Mais on continue à circuler à cheval (la machine à vapeur de Cugnot n'a pas eu de succès), on roule en carrosse ou on emprunte les canaux dont le réseau important permet la circulation des hommes et des marchandises. Le service des postes est perfectionné et à partir de 1760, il s'étend sur tout le royaume. Cependant le commerce est entravé par une kyrielle de douanes et d'octrois entre les Provinces françaises.

Il y a également un commerce lucratif, très légal et parfaitement immoral qui va permettre l'enrichissement d'une multitude d'individus, issus de toutes les classes sociales, la traite négrière, le commerce du sucre, entre la France et les Indes Occidentales. Mondialement la production de l'or et de l'argent bat son plein et profite pleinement à des hommes d'affaires bien installés sur leur commerce de métaux précieux qu'ils vendent à des tarifs prohibitifs lorsque le prix de la matière première et la façon de l'exploiter par une main d’œuvre quasi gratuite ne leur coûtent rien.

Les fortunes augmentant à l'aune de ces conditions économiques au beau fixe, une classe moyenne se développe rapidement. Louis XV, dont le trésor royal diminue devient dépendant de ses banquiers. On retiendra le nom de Paris-Duverney qui en véritable acrobate financier faisait la pluie et le bau temps à la cour de Versailles.

Ce que l'on peut retenir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que le pouvoir du roi est affaibli par les intrigues de toutes sortes et qui permet à des hommes de l'industrie, du commerce et de la finance d'asseoir leur pouvoir et leur autorité en la matière ?

Des pans entiers de richesses s'envolent des mains des aristocrates propriétaires terriens pour échouer dans les leurs. A ce propos, Voltaire en 1755 soulignera que grâce à ce, les écarts entre les classes sociales diminuent. Fait-il allusion aux classes rurales et ouvrières défavorisées ? Non ! Il s'intéresse surtout aux classes moyennes, dont il fait partie, à la Bourgeoisie, cette nouvelle classe, ces nouveaux riches qui grignotent de plus en plus, jusqu'à l'affaiblissement général de l'aristocratie de sang, les « grands », comme on les nomme au XVIIIe siècle. Et qui se laissent bercer d'illusions et déposséder petit à petit dans les fastes de Versailles et l'amollissement moral et intellectuel de toute une cour qui gravite pompeusement autour de Louis XV qui entretient ce climat comme le fit si bien son arrière-grand-père, mais pas pour les mêmes raisons. De cette brillance frivole de la cour, la gourmande bourgeoisie du XVIIIe siècle va tirer profit. Elle se met à imiter l’aristocratie de sang, elle se fait construire à son tour des petits palais, de belles demeures, et patronne et plastronne. Elle se cultive, elle se veut également protectrice des Arts et des Lettres, elle progresse...

Elle n'a peut-être pas le savoir-vivre et le raffinement poussés à l'extrême de l'Aristocratie de sang, mais elle tente de se ranger à son niveau, la roture se veut l'égale de l'aristocratie.

Or, il lui reste un écueil évident pour elle à surmonter. Pour qui de cette bourgeoisie veut faire carrière dans les hautes-fonctions administratives, militaires ou de robe, seuls le blason et l'arbre généalogique sont de rigueur. Ces nominations, ces charges sont héréditaires et réservées exclusivement aux aristocrates de sang. Or, le bourgeois même talentueux est parfaitement ignoré. Cela lui donne des aigreurs. Alors, il flirte !

Avec quoi, avec qui ?

Les idées nouvelles !

Das ce Paris flamboyant en surface et noir en ses profondeurs, il règne une effervescence des esprits. Et les plus remarquables du siècle. Rousseau dira de Paris que c'est la ville au monde où les fortunes sont les plus inégales, où la richesse ostentatoire et la pénurie effroyable se côtoient. Paris compte 600 000 habitants sur 22 millions dans tout le royaume. Tout se rencontre, se mêle et se croise dans cette immense ville, des milieux les plus distingués aux plus sordides et dépravés.

LES PHYSIOCRATES.

Depuis le XVIIe siècle, l'économie française contrôlée par les réglementations que Colbert avait mises en place, les commerçants et les facteurs d'industries pestaient contre ces restrictions et notamment contre les corporations très organisées en dedans et en dehors, soumettant les Bourgeois à un ordre économique très réglementé. Cet ordre, il fallait donc le remettre en question et ce sont des hommes tels que Gournay, du Pont, Quesnay, le père de Mirabeau, qui affirmeront ces dispositions « contre-nature » et des entraves insupportables au commerce, donc pas indispensables. Car ils prétendent étonner le monde par leur esprit d'innovation et de leurs capacité d’innovations.Le mot « physiocrate » vient de « physis » (nature) et de kratein (gouverner). L'homme doit rester libre d'inventer, de fabriquer et de commercer selon la nature de ses instincts, car l'instinct premier de l'homme c'est de commercer. C'est ainsi que pensent ces hommes du XVIIIe siècle. Il faut « laisser faire » martèle Gournay.

Jean-Vincent de Gournay peut-être considéré comme le premier « physiocrate » en exprimant clairement la pensée de ce mouvement économique qui donnera naissance au libéralisme, avec inscrit dans ses gênes : l’ultra-libéralisme d'aujourd'hui.

Considérant comme étouffantes ces réglementations royales, en s'appuyant sur les « Brief Observations concerning Trade and Interest », de Sir Josiah Child (écrit en 1668), Gournay les traduit en 1754. Or, avec l'ouvrage de l'Irlandais Richard Cantillon, paru autour de 1734, ou « comment organiser l'étude des ressources, production et distribution de biens », Cantillon dit : « La terre est la source où le matériel et la richesse sont extraits  », mais « Le travail de l'homme est la forme qui produit cette richesse  ».

C'est une définition révolutionnaire pour l'époque.

Qui était Gournay ?

Un homme d'affaires qui commerce avec l'Angleterre, l'Allemagne et l'Espagne. Intendant de commerce en 1751, il parcourt la France en tournées d'inspection. Son élève, qui deviendra le célèbre Turgot, ministre de Louis XVI, résumera ses thèses après sa mort en 1759.

Pour lui, Gournay pensait qu'il était grand temps d'alléger les lois qui régissaient l'économie, le commerce, sinon de les supprimer. Chaque individu savait mieux que le Gouvernement comment s'y prendre pour augmenter le rendement du travail. Et chacun devait rester libre de suivre son bon instinct des affaires, il s'ensuivrait une augmentation de la production des biens par la force du travail. Et que l’État seul, ne devait pas se substituer au maître ou facteur d'industrie, que son rôle devait être contenu pour n'être que le protecteur de la propriété, d'encourager la production en quantité et en qualité, et en distribuant les récompenses et distinctions.

Qui était Quesnay ?

François Quesnay rajoute à cette nouvelle théorie économique, la Raison. C'est un dogmatique et très sûr de lui. Il participe à l'Encyclopédie de Diderot, en y ajoutant des écrits sur les « Fermes » et les « Graines ». Pour lui, les petites exploitations ne sont pas en mesure d'utiliser avec profit les meilleurs méthodes de production, il prône de vastes plantations dirigées par des « entrepreneurs ».Il demande l'affranchissement des taxes douanières sur le transport des produits agricoles et de toutes les restrictions dont ils sont frappés.

Le manifeste fondamental des physiocrates.

En 1758, Quesnay le fait imprimer à Versailles, mais sous le contrôle du roi. Il créé de toutes pièces, une série de classes sociales nouvelles :

1/ La classe productive : fermiers, mineurs, pêcheurs.

2/ La classe disponible des gens à disposition : militaires et administrations royales.

3/ La classe stérile : les artisans et commerçants.

Il revient sur le système des Impôts. Il est pour un impôts unique, perçu sur le profit annuel net de chaque parcelle. Système plus juste et scientifique.

Or, à l'étude, le système Quesnay pèche par la sous-estimation du travail de l'industrie et du commerce, soit de la plus-value, et du domaine de l'Art, des arts en général au vu des nombreuses manufactures royales.

A l'époque, il fait l'effet d'une « révélation lumineuse », selon les termes de Mirabeau, un de ses disciples avec le « Tableau Économique » de Quesnay, qu'il considérera comme une des plus nobles inventions de l'histoire.

Gagné par ses idées, Mirabeau rédigera son livre « l'Amitié des hommes, ou traité de la population ». Six volumes où se verront développer l'esprit des Lumières, et préparer les esprits à la révolution françaises de 1789.

Lemercier de la Rivière est aussi un des disciples de Quesnay, il rédige à son tour : « l'Ordre Naturel et essentiel des sociétés politiques ». Adam Smith, l'Anglais, le consacrera comme « le plus clair et le meilleur exposé systématique de la doctrine ».

Le mot est lâché : Doctrine !

Les rapports économiques seront soumis dès lors à des Lois analogues à celles de Newton, peut-on-dire, (en se remettant dans le contexte de l'époque). Des lois d'Airain, en matière économique que nul ne saurait remettre en cause. L'argument massu des concepteurs du libéralisme ! Liberté d'entreprendre, élément essentiel d'une activité industrieuse et le désir d'en jouir. Stimulation de la compétitivité et l'expérience scientifique qui s'y rattache. Chacun pourra agir pour son plus grand avantage, en contribuant par son intérêt particulier peu ou prou au bien général.

Enfin parmi les « Evangélistes » de la doxa libérale, Pierre-Samuel du Pont. Il diffusera la doctrine par des périodiques jusqu'en Suède et en Italie où il rencontrera du succès.

Mais les physiocrates n'ont pas que des amis. Les philosophes au début très en adéquation avec leur théories, finiront par les considérer comme arrogants et chimériques. Les grands féodaux s'insurgent de leur côté car exemptés du paiement des impôts sur les revenus du sol, voient d'un très mauvais œil d'avoir à en payer. Voltaire, Diderot les tourneront en ridicule, ainsi que l'Italien Galiani.

Cependant ces idées font leur chemin, y compris à l'étranger. Et c'est Adam Smith, un Anglais qui reprendra les idées de Quesnay en corrigeant les petites imperfections de sa théorie. Toute l'Europe bientôt se mettra à la physiocratie. Jusqu'en Amérique où une expansion industrielle et l'accroissement des richesses commencent à voir le jour après la guerre d'indépendance pour laquelle l'aimable Louis XVI, sous la pression de Lafayette avait consacré à aider les Américains à se débarrasser des Anglais, une partie non négligeable du trésor français, pour envoyer des troupes et de l'armement, et des bâtiments de la marine royale.

Quinze ans plus tard, la révolution française verra le triomphe des idées des « physiocrates ».


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