Avec, et malgré, Richard Millet, défendons la langue française !

par Michel Frontère
lundi 19 novembre 2012

La parution il y a quelques semaines de l'essai Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik a suscité une polémique d'ampleur nationale telle que notre pays, cette "patrie littéraire" selon l'expression de Mona Ozouf, en garde encore, parfois, le secret : le 29 août Pierre Assouline publie un billet sur son blog La République des livres, le 7 septembre, Bruno Chaouat, professeur associé à l'université du Minnesota signe une tribune dans « Le Monde » : L'Amérique, véritable ennemi de Richard Millet  ; l'écrivain Annie Ernaux renchérit dans le même journal le 11 septembre : Le pamphlet [fasciste, le vocable a disparu dans l'édition papier] de Richard Millet déshonore la littérature, s'en suit une liste d'une centaine d'auteurs qui déclarent partager son avis, etc.

Son auteur en est immédiatement voué aux gémonies, cloué au pilori. Je dois avouer qu'avant de lire ce livre incandescent qui confine parfois au brûlot, je ne connaissais pas Richard Millet et je n'avais rien lu de lui, ce qui me permettrait du reste d'aborder cette œuvre avec un regard dénué d'a priori.

Je dirai d'abord que s'il existe un fil conducteur idéologique entre le premier texte Langue fantôme et le second Éloge littéraire d'Anders Breivik - et sauf à considérer qu'il s'agissait en l'espèce, tant pour l'auteur que pour l'éditeur, de rechercher le vieux poncif du scandale - il était pour le moins maladroit d'associer à une défense de la langue française "l'éloge" d'un criminel qui a assassiné soixante-dix-sept jeunes norvégiens pour le motif qu'ils étaient membres du parti travailliste de leur pays, donc complices nolens volens du multiculturalisme qui sévit, ou qui sévirait (c'est selon), en Norvège.

Mais, présenter ces faits comme un geste littéraire, c'est-à-dire privilégier en quelque sorte une esthétique, a fortiori mortifère, avant leur condamnation formelle (peut-on se contenter de la seule mention "je n'approuve pas les actes commis par Breivik") et sans aucune considération pour les victimes, relève pour le moins de l'exercice pernicieux et pervers d'un esprit sinon dérangé du moins obscur.

Cela dit pouvait-on écarter d'un revers de la main les arguments défendus par Richard Millet sous prétexte qu'ils seraient contaminés par une idéologie d'extrême droite ? N'aurait-on pas pu lui opposer des arguments contraires ou essayer d'exercer ce qu'un homme politique avait qualifié naguère de "droit d'inventaire" ? Séparer le bon grain de l'ivraie si vous préférez. Encore faut-il, de bonne foi, être capable de trouver le bon grain dans la gerbe de blé, si tant est qu'il y ait du bon grain, à défaut procurez-vous du... Millet.

Me tromperais-je si j'affirmais ici que la démarche de Richard Millet, dans son œuvre en général, dans Langue fantôme en particulier, tend à la dénonciation du multiculturalisme et à la défense de la langue française, de sa littérature (le sous-titre du livre est Essai sur la paupérisation de la littérature) et du style (le style étant perçu comme étant de droite écrit-il fort justement, p. 22) ? Je ne le crois pas.

Quand Richard Millet écrit, je cite :« [... ] la démocratisation de la littérature allant de pair avec cet événement considérable qui aura succcédé à la Guerre Froide : le repeuplement quasi général de l'Europe par des populations dont la culture est la plus étrangère à la nôtre, et dont, si violent est le refus d'hériter, la littérature fait les frais », p. 69, il pose un constat qu'il importe de prendre en compte à défaut de l'approuver. L'héritage, la transmission, "la dimension gréco-latine, sinon chrétienne, de la langue", voilà le grand enjeu contemporain ! Or, "le démocratisme langagier" a corrompu et appauvri la langue française et a rompu avec "la tradition des expressions populaires et littéraires lexicalisées qui en marquaient le génie", p. 26.

Pour Irène Némirovsky

Si je peux suivre jusque là Millet, je m'interroge sur sa condamnation d'écrivains qu'il juge médiocres, Françoise Sagan, Romain Gary, "pour ne pas parler d'Irène Némirovsky" ajoute-t-il... C'est là que le bât blesse et que je souhaite intervenir pour défendre cet auteur. Pour avoir lu : Suite française, David Golder, Le Bal, Le maître des âmes, Les Feux de l'automne, Le Vin de solitude, Les Mouches d'automne, je peux dire qu'Irène Némirovsky est un grand écrivain qui a décrit avec talent les milieux de la bourgeoisie affairiste qu'elle saisit depuis les années trente, au moment historique de la crise financière de 1929 et de ses répliques, jusqu'à la guerre 1939-1945. Originaire d'Ukraine, elle maîtrisait parfaitement la langue française qu'elle a servi de manière remarquable et au rayonnement de laquelle elle a contribué. Elle avait suivi des cours de lettres à la Sorbonne. Où mieux que dans son œuvre retrouver cette richesse de vocabulaire, ces "expressions populaires et littéraires lexicalisées" dont parle Richard Millet ? Son style sec et sans aucun gras peut même rappeler un Stendhal, celui là même qui voulait écrire à la manière du Code civil !

Et puis Richard Millet qui met à l'index (avec raison !) la sous-culture américaine pourrait-il renier ce passage d'un roman de Némirovsky :

« Il y avait quelque chose dans tout cela qui l'effarait : il ne reconnaissait plus le peuple français. Il avait un langage nouveau qui n'était plus le bon argot des années 1900, mais où pullulaient des termes anglo-saxons : il avait des mœurs nouvelles et, surtout, certains mots ne provoquaient plus en lui les mêmes réactions qu'autrefois » (Les Feux de l'automne)

Au-delà, partager ces autres constats : « [...] une civilisation, la nôtre, se caractérisant à présent par la perte du style », p. 34, « [...] la postlittérature, soit une extension de la dégradation géographique de la culture dans les produits dérivés du culturel  », p. 36, ou encore : « La littérature est, d'une certaine façon, morte avec la culture générale », p. 71, ne me posent pas de problèmes majeurs.

Comme Pierre Assouline l'a analysé dans son compte rendu de ce livre, Richard Millet exprime une angoisse qui tend parfois à la névrose, voire au délire, ou en atteint les marges (cf. Éloge littéraire d'Anders Breivik), et c'est dommage de voir ainsi l'auteur succomber à ses démons. Pour autant, il faut lire Langue fantôme car la problématique qu'il y expose ne peut pas être mise sous le boisseau sous prétexte qu'elle serait en rupture avec la doxa (Le Monde des Livres, tel ou tel jury littéraire, l'éditeur Actes Sud, etc.).

Vous aurais-je convaincu ?

Michel Frontère

(auteur, dernier livre : « Balzac et Zola au miroir d'une mise en scène », éditions Publibook, Paris, 12 €)


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