Ben Laden : prêcher le faux pour entretenir... le faux
par morice
lundi 3 septembre 2012
C'est la rentrée, et comme depuis toute la décennie précédente, on l'a fait avec... Ben Laden ! Oui, car même occis, le revoilà dans nos écrans, cette star médiatique dont ont à tout prix besoin les USA. Les "explications" d'un Nicolas Schmidle (*) n'ayant visiblement pas suffi a effacer les doutes, voilà que la machine à décérébrer (et à entretenir l'idée d'un Obama qui a réussi à se débarrasser du problème définitivement, ce qui est très bon en matière électorale) resurgit avec les "confidences" d'un "Navy Seal" qui vient nous raconter "sa" version des faits. Le gag étant qu'elle contredit une bonne partie des thèses de Nicholas Schmidle, ou plutôt en réécrit ce qui semblait jusqu'ici... mal écrit, ou qui aurait été mal interprété. Un reportage d'une télévision pakistanaise après l'assaut nous avait déjà montré que ce qu'avait expliqué Schmidle était pure invention, voilà qu'un autre scribouillard envoyé pour colmater les brèches en rajoute d'autres, tout en prenant grand soin de ne pas toucher à la version fondamentale qui veut que le Ben n'avait plus de tête, et qu'il a bien été embarqué en hélicoptère pour être jeté à la mer. Aucune nouvelle, cependant du premier hélicoptère qui s'est écrabouillé, et la même explication, donc, sur ses occupants tous intacts, bien entendu (les Navy Seals sont indestructibles !) : les storytellers du Pentagone se sont remis en marche, il semble bien... pour cette rentrée littéraire. Le problème, c'est que leur "scénar" mal ficelé ne tient pas plus la route que le précédent...
Enfin dans l'escalier, qui ne ne fait pas plus d'une dizaine de marches (selon l'excellent reportage de la télé pakistanaise, où on en distingue 6 à peine !), voilà qu'ils tombent sur le fiston, selon Schmidle : "A mi-chemin, ils virent le fils de vingt-trois ans de Ben Laden, son fils, Khalid, tendre le cou dans le coin. Il est alors apparu au sommet de l'escalier avec une AK-47. Khalid, qui portait un T-shirt blanc avec un bord large et avait les cheveux courts et une barbe coupée, a tiré vers les américains". Evidemment, il est alors descendu : les Marines, en version officielle ne sont pas là pour faire la circulation ou demander ses papiers : "au moins deux des SEALs ont tiré et tué Khalid. Selon les documents découverts, jusqu'à cinq hommes adultes vivaient dans l'enceinte". Bien, l'escouade progresse en sulfatant tout ce qui bouge dans l'escalier : ce sont bien des Seals des années 2000, pas du genre de ceux qui portaient en 1969 des auto-collants hippies sur leur tenue de combat ! Exit Khalid, donc, qui n'avait pas à passer bêtement sa tête en tirant... On arrive dans la chambre de Ben Laden, donc.
Oui, mais. Selon notre Owen, ce n'est pas Khalid... mais Ben Laden en personne qui s'y trouvait, dans l'escalier : Ben Laden n'a pas été atteint la première fois dans sa chambre, alors ! Il raconte avoir monté les escaliers de la maison vers la chambre de Ben Laden à la suite d'un autre Seal quand, « à moins de cinq marches du palier », il a « entendu des coups de feu tirés avec un silencieux. Pop, pop ». C'était son collègue qui a ouvert le feu. « Je ne pouvais pas dire d'où je me trouvais si les tirs ont touché leur cible ou pas ». L'homme qui avait passé sa tête dans l'encadrement de la porte « a disparu dans la chambre sombre », poursuit-il. Et cet homme, qui court visiblement avec une balle dans la tête, façon canard décapité, c'est selon lui ... bel et bien Ben Laden, le seul, l'unique Benny le mutant, Ben Laden le zombie : "une fois entré dans la chambre, Mark Owen écrit avoir vu « du sang et de la matière cérébrale s'épancher sur le côté de son crâne ». Le corps de Ben Laden tressautait encore. Owen et un autre Seal ont alors « pointé leur visée laser sur sa poitrine et tiré plusieurs coups » jusqu'à ce que le corps ne bouge plus. Owen ne décrit plus qu'un homme une fois passé la porte de la chambre. Voilà donc Khalid Ben Laden... disparu, évaporé, éjecté de la fable ! Et le père occis qui court avec une demi-tête en moins ! Fabuleux, non ?
Remarquez, cette fois, on évite la célèbre scène du cri de "Géronimo" écrite par Schmidlle : Neuf ans, sept mois et vingt jours après Septembre 11, un Américain en appuyant sur une détente mettait fin à la vie de Ben Laden. Au premier coup de 5,56 mm, Ben Laden était frappé dans la poitrine" (ah, ils étaient venus avec un calendrier précis !). "Comme il tombait à la renverse, la SEAL a tiré un second coup dans la tête, juste au-dessus de l'œil gauche. Sur sa radio, il a indiqué : « Pour Dieu et la patrie-Geronimo, Geronimo, Geronimo." Après une pause, at-il ajouté, "Geronimo E.K.I.A" - "l'ennemi tué au combat." S'arrêter au moment crucil pour faire une répartie Hollywoodienne, avouez que ça fait très "Dirty Harry" ("Go ahead, make my day !") ! Cette fois, on efface la scène, on rembobine et on... embobine le public, en ne faisant que tirer sur un bonhomme qui n'a plus de tête, mais qui bouge encore... On notera que selon Schmidle, c'était le second tir qui lui avait explosé le chef... et dans cette version-là, l'homme sans tête, surnommé "Crankshaft" dans l'opération (vilebrequin) n'avait pas non plus couru dans les escaliers... remarquez, sur l'ensemble des "explications" données, on en était déjà à 27 versions différentes... au moins. "Owen", c'est simple, vient donc de nous livrer la 28eme !
Toute la nouvelle thèse n'a donc comme but de revenir sur un cas dont le Pentagone et la CIA ne savent visiblement pas se dépêtrer : celui du fils présent... ou pas sur place. Car dans la thèse d'Owen, pas de second corps à emmener dans l'hélicoptère : seulement celui du père, l'homme qui a la tête ailleurs, à ce moment-là (la moitié étant restée dans la maison, le Ben Laden nouveau se présente en kit). A noter que pour vérifier qui il était, on dira officiellement avoir utlisé de l'ADN, mais aussi un "logiciel de reconnaissance faciale" véritablement très évolué, car il a su reconnaître Ben Laden dans ce qui ressemblait à un amas de mou pour chat (ça provient des abats, d'où l'analogie). A supposer que le Khalid réapparaît vivant bientôt, voilà notre Marines plus vrai que le récit du fils du surveillant du net...
Un journal Koweitien est donc venu lui aussi expliquer que la version d'Owen-Bisonnette déplaisait à la Maison Blanche, les Seals ayant déclaré ne pas avoir apprécié d'avoir été récupérés politiquement : "Bissonnette a également écrit avec mépris qu'aucun des SEALs n'étaient fans de Barack Obama et savait que son administration saurait récupérer à son profit le fait d'avoir commandé le raid de mai 2011. Un des SEALs a déclaré après la mission qu'ils avaient juste conduits Obama à sa réélection en effectuant le raid. Mais il dit qu'il le respectait en tant que commandant en chef, pour avoir donné le le feu vert de l'opération. Les responsables américains craignent que le livre puisse inclure des informations classifiées, car il n'a pas subi l'examen officiel requis par le Pentagone pour les œuvres publiées par anciens ou actuels employés du ministère de la Défense." Visblement, la version leur va très bien : elle n'apporte rien de neuf à la thèse officielle, contrairement à tous les titres de presse. Question propagande c'est très habilement joué, mais ça ne peut marcher qu'avec les gogos qui avaient déjà avalé la première version ; une simple piqûre de rappel... "électoral..." N'oublions pas non plus que la présence médiatique d'un Navy Seal encore vivant évité aussi de parler de ceux qui auraient pu disparaître dans le crash de leur hélico, et dont on a retrouvé une liste étrangement correspondante à ce qui devait être une seconde équipe, déclarés morts "en Afghanistan" quelques semaines après.
Ça ne vous rappelle rien cette tehnique de présenter les choses sur un côté "interdit" (sous entendu par la Maison Blanche) pour laisser croire que l'individu qui présente ses "preuves" n'a bien aucun rapport avec le pouvoir ? Moi, si. Rappelez-vous, il n'y a pas si longtemps que ça ; une cinéaste, désireuse de faire un film sur la fin de Ben Laden (et pas n'importe laquelle, c'est Kathryn Bigelow, l'ancienne épouse du réalisateur James Cameron ** ), se voyait paraît-il mettre des bâtons dans les rues pendant sa préparation, la Maison Blanche lui interdisant certains accès, notamment à l'équipe de Seals ou à leurs sites d'entraînement, dont, on l'a vu, certains pourtant gérés par des sociétés privées. L'affaire avait bien monté en mousse, tout le monde étant persuadé qu'on lui en voulait. Que la Maison Blanche faisait tout pour empêcher ses premiers tours de manivelle, décidés dès le début de 2011 ! Car le gag, en effet, c'est que le film avait été commencé à être tourné.... avant même le raid des Navy Seals !
Or un événement à la fois surprenant et révélateur a montré récemment qu'il y avait bien en fait duplicité totale et surtout complicité évidente entre la réalisatrice et l'équipe d'Obama. C'est rue 89 qui nous a soulevé le lièvre : tout date du 5 août dernier, jour où Mark Mazzetti, reporter de renom au New York Times (c'est le spécialiste de la sécurité nationale du journal !), envoie discrétement un e-mail... à un employé de la CIA faisant partie de ses relations. Ce n'est pas le mail, à la limite, qui choque :le plus, c'est son contenu : dedans il y a un texte d'une de ses collègues, Maureen Dowd, qui vient de découvrir quelque chose d'intéressant et s'apprête à le publier. Manque de bol pour lui, un groupe plutôt conservateur américain, le Judicial Watch, tombé on ne sait comment sur le mail... le répercute tel quel et en donne le contenu, plutôt anodin pour ce qui est du texte du collègue : "Ça ne vient pas de moi... et merci d’effacer ce message après l’avoir lu. Vous voyez, rien d’inquiétant !"
Imaginez depuis l'ambiance à la rédaction du NYT.... mais plus intéressant encore est ce qu'elle voulait faire paraître, la fameuse Maureen : tout simplement qu'elle avait ramassé les preuves comme quoi l'administration d'Obama, au lieu de bloquer les accès pour faire le film, contrairement à ce qui avait clamé, avait fait tout l'inverse, allant même jusqu'à conclure que "d’après ces documents, l’administration Obama a fourni [aux cinéastes] un accès privilégié à des informations de la CIA pour préparer leur film". Interrogée sur l'événement (et pas sur son collègue, à qui elle devrait avoir envie d'arracher les yeux) Maureen confirme sans hésiter ce qu'elle a écrit dans la présentation de son papier : « la Maison-Blanche compte sur le film de Kathryn Bigelow et Mark Boal pour contrecarrer la réputation d’inefficacité grandissante d’Obama. Le film des deux oscarisés mettra sans doute en scène les excellentes et courageuses décisions du président. Comme Obamaland l’espérait, le film doit sortir le 12 octobre – juste à temps pour donner un coup de fouet à sa campagne. » Le tour dans un timing idéal, une manœuvre montée de main de maître, s'il n'y avait pas eu ce grand journaliste... en délateur. Le grain de sable inattendu qui à faire gripper la machine.
(*) lire ici trois épisodes consacrés à l'individu :
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-americains-et-l-isi-ont-118322
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-americains-et-l-isi-ont-118068
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-americains-et-l-isi-ont-118221
(**) réalisatrice réputée de deux films de guerre de bonne facture : "K-19 : Le piège des profondeurs" (K-19 : The Widowmaker), et Démineurs (The Hurt Locker).
(***) le NYT notamment avait ouvert ses colonnes à Ahmad Chalabi, manipulateur fortuné irakien, devenu la seule source du journal sur le pays alors qu'il était grassement rémunéré par le pouvoir américain, et sera même emmené dans les bagages de l'expédition de 2003... avant qu'on ne s'aperçoive de son incompétence et de ses détournements de fonds. La journaliste Judith Miller, qui avait fini par enquêter sur le personnage, avait été priée par la direction du NYT de faire ses bagages... selon un de ses confrères, le NYT avait brûlé sa réputation avec l'affaire. Chalabi n'était qu'un escroc criminel qui avait soutiré 22 millions de dollars de sa banque Petra, en Jordanie, pays dans lequel il avait été condamné à 22 ans de prison. Correspondante en Irak du NYT, Miller avait parfois emprunté des "pages entières" de ce que lui remettait Chalabi, avant de s'apercevoir qu'elle se faisait berner. Les désormais célèbres "tubes d'aliminium" présentés à l'ONU par Dick Powell comme étant des morceaux de centrifugeuses à uranium n'en étaient pas ; contrairement à ce que lui avait dit Adnan Ihsan Saeed, présenté comme un scientifique irakien expatrié : le fameux "curved ball" qui accusait Saddam de tout posséder, comme armes, alors qu'il n'avait plus d'armes de destruction massive ni programme nucléaire. Lui aussi avouera, mais bien après (l'année dernière seulement) .Miller sera ensuite découverte comme étant membre de Benador Associates, un think tank de conservateurs pro-Bush, qui l'avaient guidée vers Chalabi et la faune qui tournait autour. Du grand art !!! Powell, à l'ONU, avait fait... un beau cinéma !!!
la version de Schmidle est ici :
http://www.newyorker.com/reporting/2011/08/08/110808fa_fact_schmidle
la critique de son article ici :
http://registan.net/2011/08/04/the-schmidle-muddle-of-the-osama-bin-laden-take-down/