Bernard-Henri Lévy : la confusion du jugement

par Daniel Salvatore Schiffer
mardi 16 février 2016

Stefan Zweig, l'un des plus grands écrivains juifs de ce que l'on appelait encore, sous l'empire austro-hongrois, la Mitteleuropa, a publié, en 1927, l'un des plus beaux textes de la première moitié du XXe siècle : La confusion des sentiments. Récit aux accents très personnels, Zweig y évoque, en filigrane, son appartenance au monde de la judéité. Comment, du reste, ne pas admirer cette judéité lorsque l'on sait qu'elle fut au cœur des mouvements philosophiques, artistiques et littéraires les plus importants de ce temps-là ? Freud, Wittgenstein, Mahler, Schoenberg, Joseph Roth, Arthur Schnitzler, Franz Werfel ou Hermann Broch n'en sont que quelques-uns des esprits les plus éminents, dont lé génie créateur est aujourd'hui mondialement reconnu.

 

NE PAS CONFONDRE « JUDEITE » ET « JUDAÏSME »

Mais ce que Zweig, dans cette confusion des sentiments, entend également mettre en exergue, c'est la différence existant, au niveau des idées, entre les concepts de « judéité » et de « judaïsme ». Car ce sont là deux choses qui, quoique liées historiquement, s'avèrent néanmoins distinctes philosophiquement.

Qu'est-ce que cela signifie ? Réponse : le « judaïsme » est une religion, à la source du monothéisme, avec la foi, les croyances traditionnelles, les pratiques cultuelles et l'ensemble de lois que cela implique, tandis que la « judéité » est une culture, c'est-à-dire un contexte social, tissé de références historiques et culturelles, dans lequel un individu naît ou grandit, mais sans qu'il ne s'identifie, pour autant, au judaïsme en tant quel tel. Faire partie intégrante d'une culture ne veut donc pas dire nécessairement, même si cela ne s'exclut bien évidemment pas, appartenir à la religion qui préside à cette même culture.

Ainsi peut-on très bien se réclamer de la culture juive, que l'on appelle la « judéité » précisément, tout en ne se réclamant pas de la religion juive, que l'on nomme, au sens strict du terme, le « judaïsme ». C'est là le cas des Juifs non croyants, athées ou agnostiques, au premier rang desquels émergent la plupart de ces grands esprits que l'on vient de citer, auxquels pourraient s'ajouter, en d'autres temps et d'autres lieux, Kafka, Proust, Einstein, Walter Benjamin, Theodor Adorno, Hannah Arendt, Roy Lichentestein, Robert Rauschenberg, Allen Ginsberg, Woody Allen, Steven Spielberg ou Karl Marx. Ceux-ci ont toujours revendiqué, à raison, leurs ascendances juives - leur judéité, en un mot - bien qu'ils n'aient jamais adhéré formellement au judaïsme.

 

STEFAN ZWEIG ET LE SIONISME

Stefan Zweig lui-même, quoiqu'il ait publié ses premières nouvelles dans la revue sioniste « Die Welt  », puis dans la « Neue Freie Presse  », dont le cahier culturel était dirigé par Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, a toujours récusé, au nom du cosmopolitisme et contre tout communautarisme, l'idée du sionisme, ainsi qu'il s'en explique dans une lettre, écrite le 24 janvier 1917, à Martin Buber : « Je n’ai jamais voulu voir le peuple juif redevenir une nation... J’aime la diaspora et je l’approuve en tant que sens de son idéalisme, sa vocation universelle et cosmopolite... Je trouve que notre situation actuelle est la plus merveilleuse de l'humanité : cette unité sans langue, sans lien, sans pays natal, juste par le fluide de l'être. Tout rassemblement plus étroit et plus réel m'apparaît comme un recul par rapport à cette situation incomparable. »

A son ami Alfred Wolf, il confie vingt ans après, dans une missive datant de février 1937  : « Je ne voudrais pas que le judaïsme abandonne son caractère universel et supranational pour s’ancrer totalement du côté de l’hébreu et d’une pensée nationale. (…) Je crois que 'juif' et 'humain' doivent toujours rester identiques, et je tiens pour un grand danger moral toute arrogance et toute tendance de la communauté juive à s’isoler. »

 

LE JUIF DE DIASPORA, COSMOPOLITE ET UNIVERSEL, CONTRE LE JUIF DE TERRITOIRE, NATIONALISTE ET COMMUNAUTARISTE

C'est donc le « Juif de diaspora », cosmopolite et universel, que Stefan Zweig privilégie là, à l'instar de Freud, au détriment du « Juif de territoire », religieux et nationaliste. Ainsi cet « être-juif » dont parle Zweig, où « juif » et « humain » coïncident intimement, s'apparente-t-il à une dimension essentiellement humaine, d'essence métaphysique, comme à une région de l'âme, bien plus qu'à une religion donnée et, a fortiori, à un pays limité matériellement ou à un espace circonscrit géographiquement, de nature politique, fût-il sacré comme le prétend, contrairement à ce que prône la laïcité à la française, l’État d'Israël depuis sa naissance en 1948.

Cette distinction, Élisabeth Roudinesco, dissertant là sur Freud, l'explique bien dans son Retour sur la question juive (2009), ouvrage qu'elle conçut comme une suite aux Réflexions sur la question juive (1946) de Sartre. Y distinguant, via la création d'Israël en tant qu’État, et via donc aussi la tentation sioniste, ce qu'elle appelle le « Juif universel », dont Freud est un des représentants, du « Juif de territoire », dont Jung est un des tenants, elle spécifie : « Freud préférait sa position de Juif de diaspora, universaliste et athée, à celle de guide spirituel attaché à une nouvelle terre promise. » Elle en infère, en totale opposition, sur ce sujet, tant avec les théories jungiennes qu'avec l'actuelle politique israélienne d'apartheid : « La terre promise investie par Freud ne connaît ni frontière ni patrie. Elle n'est entourée d'aucun mur et n'a besoin d'aucun barbelé pour affirmer sa souveraineté. Interne à l'homme lui-même, interne à sa conscience, elle est tissée de mots, de fantasmes et de scènes tragiques. »

 

EMMANUEL LEVINAS ET L'HUMANISME DE L'AUTRE HOMME

C'est là aussi la position ontologique, éthique et métaphysique d'Emmanuel Levinas, ainsi que le montre magnifiquement bien son livre Humanisme de l'autre homme (1972) : position, cependant, à laquelle Bernard-Henri Lévy, en mettant l'accent sur ce qu'il appelle au contraire le « Juif d'affirmation », n'a manifestement rien compris dans son dernier essai, L'esprit du judaïsme (Grasset).

Je ne reviendrai pas ici sur la critique que j'ai déjà émise, à ce propos, dans une tribune intitulée Le mauvais esprit du judaïsme (https://blogs.mediapart.fr/daniel-salvatore-schiffer/blog/090216/bernard-henri-levy-le-mauvais-esprit-du-judaisme). Ceux qui voudraient approfondir cette thématique pourront toujours se reporter à un ouvrage, Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones, que j'ai publié en 2010. Qu'il me soit permis, en revanche, d'insister sur cette pénible confusion - non pas des sentiments, pour paraphraser la nouvelle de Stefan Zweig, mais bien des jugements, si ce n'est des idées - qu'entretient Lévy dans L'esprit du judaïsme  : une confusion conceptuelle, plus encore que sémantique, qui invalide a priori, tel un irréfragable vice de forme, la thèse de ce livre !

 

UNE ANALOGIE : LA JUDEITE EST A LA CHRETIENTE CE QUE LE JUDAÏSME EST AU CHRISTIANISME

Cette confusion des idées, c'est celle, justement, par laquelle il assimile indûment la « judéité », notion culturelle, au « judaïsme », notion religieuse. Il y aurait la même confusion conceptuelle si l'on confondait, par exemple, « chrétienté » et « christianisme ». En effet : le fait de faire partie de la chrétienté, en tant que civilisation caractérisant majoritairement (sans en exclure bien sûr les autres minorités) le monde occidental, ne veut pas dire que l'on soit nécessairement chrétien au sens religieux du terme, c'est-à-dire disciple du christianisme. D'où, cette analogie : la judéité est à la chrétienté ce que le judaïsme est au christianisme.

C'est cette confusion notionnelle, précisément, qui pousse Lévy à faire, dans son Esprit du judaïsme, de constants et grossiers amalgames, de très dommageables raccourcis philosophiques, y induisant dès lors ainsi son lecteur dans l'erreur.

 

MARCEL PROUST ET SON PSEUDO-JUDAÏSME

La plus flagrante de ces inepties consiste à soutenir, comme le fait Lévy dans son livre, que l’œuvre de Marcel Proust - une œuvre aussi typiquement « française », par-delà sa teneur universaliste du point de vue psychologique et humain qu’À la recherche du temps perdu - serait à reconduire, via son étude du zohar, au judaïsme.

Aberrant ! Proust, tout entier immergé dans la société française de la Belle Époque, au point qu'il en observa et décrivit mieux que quiconque les qualités tout autant que les défauts, n'a jamais fait référence, dans sa vie littéraire, au judaïsme, bien qu'il n'ait jamais certes rien renié, pour autant, de sa judéité, comme le prouve son combat en faveur d'Alfred Dreyfus, dont il fut un ardent défenseur en s'employant a rassembler, auprès de l'intelligentsia, les signataires du fameux « manifeste des intellectuels » en défense d’Émile Zola avec son non moins célèbre J'accuse.

 

LA JUDEITE COMME TRANSCENDANCE LAÏQUE DU JUDAÎSME

Si j'appliquais le même type de raccourci logique, de cercle vicieux dans le raisonnement, que Lévy, mais à l'envers et sans nuances également, j'arriverais symétriquement, moi aussi, à ce même genre de sophisme, aussi absurde factuellement que malhonnête intellectuellement, comme, à titre d'exemple significatif, dans cet apparent syllogisme :

Majeure : Marx était Juif (et même petit-fils de rabbin).

Mineure : Or, le marxisme a engendré le stalinisme.

Conclusion : Le judaïsme est donc à l'origine, via Marx, du goulag, le camp de concentration socialo-communiste !

 

Qu'en penseraient, franchement, Bernard-Henri Lévy et, à sa sectaire suite, les adeptes de cet « esprit du judaïsme » ? Je n'ose l'imaginer...

Pour échapper à cette contradiction interne ? Le fait, justement, que la judéité soit le dépassement humain, sinon humaniste, du judaïsme : comme sa transcendance d'essence laïque !

Conclusion ? La judéité est une « catégorie transcendantale », pour parler en termes kantiens, du judaïsme et qui, comme telle, n'a donc rien à voir, sinon indirectement, avec la loi mosaïque !

 

UNE IMPOSTURE : LE ROYAUME DES HEBREUX SERAIT A L'ORIGINE DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE

De même, le « royaume des Hébreux », pour reprendre la terminologie béachélienne, ne peut-il en aucun cas être considéré, par-delà ses mérites, comme l'origine politique de la notion de « république » en France. Où donc Lévy va-t-il chercher cela, sinon dans un parti-pris des plus fallacieux et outranciers ? La « république » est une notion grecque, comme le donne à voir le titre - La République - de l'un des principaux ouvrages de Platon. Elle deviendra ensuite, au temps de Cicéron, l'un des pivots du droit romain, ainsi que l'indique, en latin, l'expression « res publica  », signifiant littéralement, en français, la « chose publique », c'est-à-dire, en terme modernes, la « république », elle-même connexe à l'idée de « démocratie », autre invention typiquement athénienne, élaborée dans La Politique d'Aristote. D'où, cette question : qu'est-ce que le judaïsme vient donc faire là ? La récupération idéologique serait honteuse, si elle ne se révélait, avant tout, ridicule. L'imposture est, là, à son apogée !

 

JEAN JAURES : ANTISEMITE ET ANTI-DREYFUSARD, VRAIMENT ?

Mais il y a pire encore en ce « mauvais esprit du judaïsme », comme je l'ai donc qualifié, de Lévy : c'est cette insistante confusion entre les concepts de « judéité » et de « judaïsme », travers quasi obsessionnel et même pathologique chez lui, qui fait qu'il voit constamment, au gré de ses seules fantaisies subjectives comme de ses seuls intérêts particuliers, des « antisémites » partout. Aussi cette folle dérive finit-elle par affaiblir totalement, tel un malencontreux effet de boomerang pour la thèse défendue en ce livre, son combat contre l'antisémitisme, le rendant dès lors aussi peu crédible que malheureusement stérile, voire contre-productif !

Ainsi, par exemple, du grand Jean Jaurès, en qui il perçoit, par on ne sait quel tour de passe-passe négatif, un « antisémite » tout autant qu'un « anti-dreyfusard ». Hallucinant ! Pareil en ce qui concerne le peintre David, targué abusivement d' « antisémitisme », lui aussi, pour ce seul fait qu'il osa peindre le sacre de Napoléon sous les fastes de l'Empire Romain, réputé « fasciste », bien entendu, aux dires de ce manichéisme primaire. Du délire !

Lévy, du reste, nous a fait déjà ce genre de mauvais coup, désormais aussi prévisible qu'éculé, par le passé. Son Idéologie française (1981), dans laquelle il réduisit la plupart des écrivains français (de Péguy à Montherlant, en passant par Bernanos, Claudel, Morand, Cocteau, Gide et Emmanuel Mounier) à un ramassis de pétainistes, ou ses Aventures de la liberté (1991), au sein desquelles il alla jusqu'à faire de l'estimable Paul Valéry un raciste s'échinant à déterrer des macchabées afin d'examiner la morphologie de leur crâne, sont, de ce point de vue-là, autant d'exemples, par leur dogmatisme idéologique, de monstruosité conceptuelle. Seul le fanatisme, doublé d'incessants et malveillants procès d'intention, y est, hélas, de rigueur !

D'où, cette autre interrogation. Comment un être aussi intelligent et cultivé que Philippe Sollers (je laisse choir un voile charitable sur l'analyse dithyrambique, dans « Le Monde », de Roger-Pol Droit) peut-il donc voir en cet ultime Esprit du judaïsme , comme il l'effectue dans « Le Point », un livre, non seulement « majeur » à ses dires, mais, surtout, profondément « irréligieux », selon lui encore, dans la mesure où, d'après Lévy, le judaïsme n'exclurait pas nécessairement le fait que l'on ne puisse pas croire en l'existence de Dieu ? Réponse : parce que Sollers, lui aussi, confond là, aussi surprenant cela puisse-t-il paraître, les notions de « judéité », laquelle, en tant que culture, permet effectivement l'athéisme, et de « judaïsme », laquelle, en tant que religion, ne l'autorise, au contraire, pas. A moins, bien sûr, que, les mots étant dès lors vidés arbitrairement de leur sens originel ou authentique, l'on ne sache plus, tels les idolâtres en leur antique Tour de Babel, de quoi l'on parle : ce à quoi, en tant que philosophe soucieux de la clarté des idées tout autant que de la précision de la langue, je me refuse pour ma modeste part !

 

QUAND LE JUDAÏSME DEVIENT, PARADOXALEMENT, ANTISEMITE : LES DOULOUREUX CAS DE SPINOZA ET DE JESUS

Davantage : c'est bien parce que Spinoza écrivit une Éthique qui, bien que prenant sa source philosophique au sein de sa judéité, n'obéissait cependant pas aux préceptes du judaïsme, qu'il fut excommunié, sans pitié, de la société juive, sa propre communauté. Comme quoi les juifs aussi, n'en déplaise à Bernard-Henri Lévy, peuvent s'avérer, paradoxalement, de fieffés antisémites : le comble de l'intolérance, principe si cher aux voltairiennes Lumières du XVIIIe siècle !

Autre terrible, et bien plus tragique encore, exemple en cet épineux dossier : un certain Jésus, juif de naissance lui aussi, mais qui, pour avoir prétendument blasphémé au regard des dogmes du judaïsme précisément, alors incarné par les « docteurs de la loi » et autres pharisiens (dont le « principal sacrificateur » Caïphe), fut condamné à mort par une sentence émise par le Sanhédrin, tribunal théologique de Jérusalem et autorité législative suprême depuis Moïse et la Torah. Les Romains, en très cyniques pragmatiques qu'ils étaient (à l'image de Ponce Pilate, préfet de Judée, qui s'en lava les mains), ne firent qu'appliquer, via la crucifixion, cet injuste et cruel verdict.

Bernard-Henri Lévy, au faîte de sa mauvaise foi, niera-t-il donc là aussi, au prétexte que les Évangiles, et celui de Saint Matthieu en particulier, seraient eux-mêmes « antisémites », ce fait pourtant avéré, à moins que le Nouveau Testament ne fût qu'une affabulation chrétienne et anti-juive, sur le plan historique (il va sans dire que je condamne tout aussi fermement le fait que le catholicisme ait pu parfois en tirer un odieux alibi, faisant ainsi outrageusement des Juifs un « peuple déicide », pour justifier l'antisémitisme) ?

J'attends, s'il s'en sent le courage moral aussi bien que l'honnêteté intellectuelle, sa réponse, précise théologiquement, circonstanciée bibliquement et argumentée métaphysiquement. Le débat, crucial au regard de l'esprit tout autant que de la lettre de son propre et dernier livre, est ouvert : c'est, bien plus qu'une énième et vaine dispute philosophique, un véritable débat de fond !

Aussi mérite-t-il, comme tel, que l'on s'y attarde avec le sérieux, mêlé de respect mutuel, qui sied en pareille circonstance.

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

 

*Philosophe, auteur de « La Philosophie d'Emmanuel Levinas - Métaphysique, esthétique, éthique  » (PUF) et « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des 'nouveaux philosophes' et de leurs épigones  » (François Bourin Éditeur).


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