BHL et Gaza : La pureté dangereuse
par Daniel Salvatore Schiffer
jeudi 3 juin 2010
Sur l’assaut meurtrier d’Israël contre la flottille humanitaire à Gaza.
Nous étions quelques dizaines d’intellectuels juifs à signer il y a quelques semaines à peine, à l’initiative du Jcall, une pétition baptisée du beau et glorieux nom d’ « Appel à la Raison » : un appel osant critiquer publiquement la politique étrangère actuellement menée, au vu de ses colonisations en Cisjordanie et à Jérusalem Est, par Israël.
Le contenu, en substance, de ce texte qui se vit présenté officiellement, le 3 mai dernier, au Parlement Européen de Bruxelles afin que l’Union Européenne aussi bien que les Etats-Unis fassent réellement pression tant sur les Juifs que sur les Palestiniens ? Ce point, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner, particulièrement sensible : « L’alignement systématique sur la politique du gouvernement israélien est dangereux car il va à l’encontre des intérêts véritables de l’Etat d’Israël ». Et ladite pétition de critiquer alors ouvertement « l’occupation et la poursuite ininterrompue des implantations en Cisjordanie et dans les quartiers arabes de Jérusalem Est, qui sont une erreur politique et une faute morale ».
On ne pouvait donc que se féliciter, se réjouir même, du fait que, parmi ses signataires (dont je suis), se retrouvaient également, toutes tendances politiques confondues et par-delà tout clivage idéologique, des noms (outre ceux d’Elie Barnavi ou de Daniel-Cohn Bendit) tels qu’Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, ardents et même inconditionnels défenseurs, jusque là, d’Israël.
Mais, voilà, contrairement au souhait exprimé dans cet appel, c’est très exactement ce que l’on redoutait le plus - un vœux pieux et comme un énième alibi moral destiné à blanchir bien tardivement une conscience empreinte d’une certaine culpabilité - qui vient de se passer avec ce criminel assaut lancé, ce 31 mai à l’aube, par l’armée israélienne à l’encontre de la flottille de bateaux qui transportait, forçant le blocus imposé par le Gouvernement de Benyamin Netanyahou, une aide humanitaire dans la Bande de Gaza : Bernard-Henri Lévy, pour expliquer cet acte qu’il ne juge au fond que très diplomatiquement « stupide », sans prononcer un mot de réelle condamnation politique et sans même éprouver le moindre regret pour les victimes de cette tuerie, n’a rien trouvé de mieux à dire, à Tel-Aviv même, dans le journal Haaretz, qu’il n’avait « jamais vu une armée aussi démocratique, qui se pose tellement de questions morales ». Et, sur son site « Des Raisons dans l’Histoire », par ailleurs entièrement voué au très narcissique culte de sa propre et seule personne, de renchérir puisqu’il y voit, ni plus ni moins, un « Tsahal économe en vie humaines » et même - je le cite textuellement - « adepte de la pureté des armes ». Le comble !
Car sait-il vraiment, BHL, ce qu’il dit là lorsqu’il ose parler, pour qualifier une armée nationale, de « pureté des armes », lui qui intitula justement un de ses livres La pureté dangereuse ? Pis : comment utiliser pareil langage pour, de surcroît, justifier l’injustifiable ? Ne se rend-il donc pas compte, ce va-t-en-guerre impénitent, ce belliciste de la pensée creuse, qu’il ne fait qu’employer là, tout aussi aberrante, tout aussi irrationnelle et parfois monstrueuse, la même argumentation, calquée sur celle de ses prétendus ennemis idéologiques et comme frappée au coin de l’autre face d’une même médaille politico-religieuse, que celui des fondamentalistes islamistes les plus radicaux et nuisibles, ces véritables fous de Dieu que ce même Lévy n’hésite d’ailleurs pas à ranger sous la bannière coranique de ce qu’il appelle improprement, usant là d’un néologisme de mauvais genre, le « fascislamisme » ?
C’est d’ailleurs là l’un des reproches majeurs que je lui adresse dans ma toute récente Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones (Bourin Editeur) : fonder sa philosophie, pour autant certes qu’elle existe, sur la théologie, en conférant en outre à ce qu’il nomme de manière aussi exclusive qu’excessive « le génie du judaïsme » une primauté métaphysique, sinon une supériorité ontologique, malencontreux et par trop subjectif gage d’un extrémisme fidéiste aussi néfaste ou absurde que celui qu’il croit condamner dans l’esprit comme dans la lettre de ses adversaires les plus fanatiques. Sans compter le fait qu’il alimente ainsi des plus maladroitement, lui fournissant là le pire des prétextes, l’antisémitisme le plus abject mais facile !
Ainsi même Tariq Ramadan, à coté de lui, paraît-il, dans ses prêches les plus incendiaires comme dans ses sophismes les plus redoutables, un modéré, lui qui n’est pourtant pas un enfant de chœur. C’est dire le mal que Bernard-Henri Lévy, sans le savoir ni le vouloir, fait en réalité, contre le sens même de cet « Appel à la raison » qu’il vient cependant de signer, à Israël, pays à qui il ôte ainsi, par la même occasion, encore un peu plus de crédibilité morale, sinon, à l’inverse de ce que nous enseigne le grand Emmanuel Levinas, de compassion humaine pour l’Autre.
D’où, plus ponctuellement encore, cette non moins légitime, au vu de ces récents et tragiques événements, interrogation : jusqu’à quand l’impunité pour Israël, pays jouissant, au sein même de l’Organisation des Nations-Unies, d’un étrange, inéquitable et surtout bien trop clément « deux poids, deux mesures » ? Car, bien que né sur les indicibles souffrances de la Shoah, crime certes unique dans les annales de l’(in)humanité, rien n’autorise Israël à emprunter à présent lui aussi, au mépris des leçons de l’Histoire, ces trop sanglants sentiers de la barbarie.