BHL et la critique de la déraison pure
par Daniel Salvatore Schiffer
mardi 16 février 2010
BHL, « nouveau philosophe » autoproclamé, sort simultanément, ces jours-ci, deux livres : De la guerre en philosophie et Pièces d’identité. Aussi la France intellectuelle et médiatique est-elle en émoi, du moins à lire l’abondance des articles et entretiens que les principaux journaux de l’Hexagone lui consacrent, une fois de plus, selon un rituel désormais bien rôdé.
Ils se sont déjà mis tous en rang, nonobstant quelques vagues et très timides élans critiques, pour lui dresser les portraits les plus complaisants. Tout, à lire son site Des Raisons dans l’Histoire, est programmé, du reste, de longue date. Normal : c’est d’un réseau intello-médiatique sans pareil dont BHL dispose désormais au sein de ce que Guy Debord appelait déjà, pour mieux la fustiger, la « société du spectacle ». Chapeau, BHL : même le roi Sarkozy ne peut se payer, malgré un pouvoir quasi omnipotent et une épouse liée au show-business, pareil marketing !
Et, pourtant, le pays des Lumières semble n’avoir jamais lu ce que BHL disait, dans la correspondance qu’il échangea avec Michel Houellebecq en leurs Ennemis publics, de sa propre personne, fût-ce avec un sens de l’autodérision qu’on ne lui connaissait pas encore tant c’était une fort peu exigeante dose d’autosatisfaction qui l’avait caractérisé jusque-là : « Bravo. Tout est là. Votre médiocrité. Ma nullité. Ce néant sonore qui nous tient lieu de pensée. Ce goût que nous avons de la comédie, quand ce n’est pas de l’imposture. Trente ans que je me demande comment un type comme moi a pu, et peut, faire illusion. », y confessa-t-il à l’auteur d’Extension du domaine de la lutte.
Trop sévère le jugement que j’exprime ici ? Je n’en suis pas sûr, car ce sont les philosophes français les plus importants du siècle qui, nantis là d’une indiscutable autorité morale en la matière, brocardèrent bien plus cruellement encore ce chantre dont ne sait quelle « nouvelle philosophie », de laquelle Pierre Jourde et Eric Naulleau dirent, selon une formule bien frappée, qu’ « il y entrait (…) peu de philosophie et encore moins de nouveauté ».
Ce fut donc Gilles Deleuze à ouvrir, sur ce front-là, les hostilités : « « Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides (…). Ce retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse. ».
Ce fut ensuite le tour de Jean-François Lyotard, conscience attentive aux différentes instances de pouvoir comme aux impostures du dispositif médiatique : « Un philosophe étranger, discutant avec un Français au sujet des auteurs édités par BHL, remarque ironiquement : ‘vos gens mangent beaucoup à la table des media. Encore une fois, prenez garde davantage aux postures et moins aux significations. », observe-t-il en ses Instructions païennes.
Raymond Aron l’avait lui aussi, peu de temps après, stigmatisé. Et ce, via une critique aussi rationnelle qu’objective : « Les ‘nouveaux philosophes’ ne me touchent pas personnellement. Ils ne représentent pas une manière originale de philosopher ; ils ne sont comparables ni aux phénoménologues, ni aux existentialistes, ni aux analystes. Ils écrivent des essais en dehors des normes universitaires. Leur succès fut favorisé par les media et l’absence, dans le Paris d’aujourd’hui, d’une instance critique juste et reconnue. (…). Cela dit, l’irruption (…) de B.-H. Lévy dans le débat politique (…) me laissa ‘stupide’. (…) Je ne discutai pas davantage La Barbarie à visage humain (…). Vint ensuite Le Testament de Dieu : la prétention démesurée du titre, du livre tout entier, les jugements catégoriques sur Jérusalem et Athènes, fondés sur une érudition de pacotille, m’empêchèrent d’apprécier les charmes d’une rhétorique qui emprunte à celle de Malraux quelques-unes de ses qualités et quelques-uns aussi de ses défauts. », assène-t-il en ses Mémoires.
La palme, en ces virulentes et mais légitimes attaques, revient cependant à Marcel Gauchet. Il fut, lui, encore bien plus tranchant quant à la qualité - au mieux, inexistante, et, au pire, néfaste - de ces « nouveaux philosophes ». Ainsi, à ceux qui lui demandaient, dans La Condition historique, si lui et quelques-uns de ses confrères, dont Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, avaient « entretenu des rapports (…) avec André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy », répondit-il sans ambages : « Non, nous avons eu tout de suite la plus mauvaise opinion de ces personnages. Quant à leurs livres, nous n’avons pas eu besoin de débats théoriques pour conclure qu’ils ne valaient rien. Je me rappelle encore de notre lecture en commun de La Barbarie à visage humain de Bernard-Henri Lévy, qui oscillait entre le fou rire et l’indignation devant le grotesque de la rhétorique et l’indigence du propos. (…). Il était impensable de se commettre avec des histrions de ce calibre. ».
Conclusion ? Pauvre France, qui ne trouve rien de mieux à faire aujourd’hui, en matière de philosophie, que de se prosterner devant celui que Raymond Aron qualifia encore, en ses Mémoires, de « Fouquier-Tinville de café littéraire » !
Des méthodes de ce nouveau procureur sévissant, à Paris, au sein de la « république des lettres », j’en sais quelque chose : c’est mon dernier ouvrage, intitulé Critique de la déraison pure – D’une certaine philosophie française et de ses errances idéologiques, essai où j’applique ainsi l’idée du maître-livre d’Emmanuel Kant aux innombrables dérives des « nouveaux philosophes », qui vient de se voir subitement déprogrammé, brutalement annulé alors que sa publication en était pourtant annoncée pour ce mois de février 2010, du programme éditorial des Editions Fayard. Normal, là aussi : son nouveau PDG, Olivier Nora, déjà directeur des Editions Grasset, est à la fois l’éditeur et l’un des amis le plus proches de BHL. Preuve qu’il existe, tout autour de lui, un implacable réseau intello-médiatique, qu’il semble contrôler, fût-ce indirectement, avec une redoutable efficacité !
« Soudaine extension du domaine de la censure », comme l’écrivit à ce propos, paraphrasant donc là Houellebecq, Pierre Assouline sur son blog ?
photos : Le Soir © Alain Dewez et Pierre Houcmant.