BREXIT : villes-mondes contre États-nations, l’élite contre les invisibles

par Karol
jeudi 30 juin 2016

Deux jours à peine après la sidération causée dans l’élite cosmopolite par le résultat du référendum en Grande Bretagne, Anne Hidalgo et Sadiq Kahn, respectivement Maire de Paris ( P.S.) et de Londres ( Travailliste), capitales les plus riches d’Europe, ont publié dans Le Parisien et le « Financial Times » une tribune commune pour affirmer haut et fort que malgré la sortie éventuelle de la Grande Bretagne de l’Union Européenne, les deux villes se rapprocheront encore plus, oubliant que si ces deux villes sont ce qu’elles sont des « villes- mondes » prospères – c’est précisément parce qu’elles sont les capitales d’Etats-nations qui, par leur histoire coloniale, leur politique économique et industrielle, ont pu concentrer d’énormes richesses recyclées aujourd’hui dans la finance, le commerce international, les services et l’immobilier. Dans cette tribune où on oppose le dynamisme des villes-mondes à la léthargie des États-nations, on ne dit pas un mot sur toutes ces victimes de la mondialisation et des politiques ultra libérales, véritables réfugiés de l’intérieur reclus au fond d’un périurbain informe ou dans un chef-lieu de province totalement dévitalisé de ses commerces ou encore dans un bassin industriel laissé en friches après un demi-siècle de dérégulation et de délocalisation de l’économie. Victimes qui ont encore le toupet, pour notre élite 2.0 (1), lorsqu’elles trouvent la force et la motivation de se déplacer, de très très mal voter.

Ce référendum avec le succès du « Out » est bien l’illustration jusqu’à la caricature de la distance de plus en plus marquée entre ces deux mondes qui s’éloignent chaque jour un peu plus l’un de l’autre. Monde branché des urbains cosmopolites, qui vont et viennent d’une métropole à l’autre, les yeux rivés sur leur smartphone, satisfaits de pouvoir jouir de mille et un services grâce à l’entremise des plateformes numériques dispersées de par le monde et qui ignorent tout de l’existence de cet univers caché des perdants, des blasés, des renfrognés qui seraient incapables de trouver leur place dans cette nouvelle économie déterritorialisée.

La répartition géographique des résultats du vote est sur ce point significative : 60 % de IN dans le Grand Londres et en Ecosse, 59% des OUT dans les Midlands. Dans les régions industrielles du nord, les scores pour le Brexit dépassent par endroits 60%. Ce sont les personnes âgées, les ouvriers, les précaires et les ruraux qui ont voté LEAVE et qui sont aussi victimes des politiques ultra libérales conduites depuis plus de 40 ans par à la fois les gouvernements de Grande Bretagne et les instances de l’UE. Politiques qui ont eu pour objectif le démantèlement des secteurs industriel et minier anglais au profit du secteur financier localisé à Londres. La dégradation des services publics ( services de santé et d’éducation), le recours aux travailleurs détachés des autres pays de l’UE et la multiplication des contrats « zéro heure » dans les services ( lien ) ont eu pour conséquences de déstabiliser le marché du travail et de précariser des pans entiers de la classe ouvrière britannique. C’est ce qui explique, en partie, ce vote de rejet d’une Europe technocratique incapable d’assurer la protection de l’ensemble de sa population. Population paupérisée qui, à cause de la hausse de l’immobilier, est rejetée de plus en plus loin des centres urbains fournisseurs de services et créateurs d’emplois. Population qui est convaincue qu’elle n’a plus rien à attendre d’un projet européen entièrement voué à la construction d’un espace ouvert à la libre concurrence et la libre circulation à la fois des marchandises, des capitaux et des compétences aux dépens de la construction d’une communauté politique dans un espace social protecteur et émancipateur. Rancœurs et ressentiments de tous ces oubliés savamment exploités par tous les démagogues de l’Ukip et du parti Conservateur incapables de proposer une alternative crédible à la politique actuelle.

 Les luttes du mouvement ouvrier aux XIX et XXe siècles avaient permis la constitution d’un État-nation régulateur qui avec son système social et ses services publics, en irriguant chaque kilomètre carré du territoire contribuait à l’émergence chez chaque citoyen du sentiment de faire partie d’une même communauté de destin. Tout cela avait permis l’émergence dans l’ensemble de la République d’une classe moyenne et d’une large classe ouvrière prospère. L’ouverture des échanges et la mise en compétition des travailleurs du monde entier a fait se développer ces villes-mondes, nouveaux centres de production de la richesse qui concentrent les compétences de toutes origines, absorbant peu à peu le dynamisme économique du pays, ses propres ressources humaines et matérielles. Ces villes globales sont reliées entre elles par de performants réseaux de services de communications et de transports tant terrestres qu’aériens. Peu à peu leur gestion s’autonomise de celle des États qui n’ont plus les moyens d’assurer l’essentiel en matière de services publics et d’infrastructures dans les territoires ruraux éloignés des grands centres urbains qui subissent de plein fouet les effets de la mondialisation avec son lot de délocalisations, de fermetures d’usines et qui doivent aussi continuer à nourrir, à éduquer et à soigner tant bien que mal tout ceux qui ne peuvent où ne veulent entrer dans cette nouvelle économie réticulée des mégapoles internationales. ( lire : la fracture sanitaire s’aggrave ). États-nations qui à cause du chantage fiscal imposé par les grands groupes industriels et financiers mondialisés ne réussissent plus à socialiser un minimum de richesses pour assurer un minimum de solidarité entre tous les citoyens et à préserver une homogénéité sociale sur l’ensemble de leur territoire.

Le problème qu’illustre aussi les résultats de ce référendum est que le système économique que nous subissons produit depuis quelques temps plus de perdants que de gagnants ce qui s’accommode mal d’un système démocratique qui donne à chaque citoyen, pauvre ou riche, victime ou gagnant, jeune ou vieux, urbain ou rural une voix, un vote. Notre élite, quelle que soit sa réussite, sa clairvoyance et son intelligence, quelle que soit sa mobilité et ses capacités à s’extraire des particularismes pour se fondre dans l’universel a un énorme boulet au pied : tous les ratés, les perdants, que leur propre politique a produit, abandonnés par un État incapable d’assurer ses missions élémentaires, et qui, nostalgiques d’un temps révolu, continuent à s’accrocher à leur territoire et à fantasmer sur l’idée d’un peuple souverain. C’est exactement ce qui semble affoler Alain Minc qui affirme sans complexe «  c’est la victoire des gens peu formés sur les gens éduqués » ( lien )

C’est ballot mais toute cette élite bien pensante, les BHL et nos médiacrates à la Arnaud Parmentier ( 1) ont oublié que les pauvres et les exclus en tout genre ont encore le droit de voter et de choisir leur destin et qu’ils sont majoritaires et de plus en plus nombreux dans ce monde profondément inégalitaire que ces gens éduqués et experts ont contribué à bâtir.

Dans tous les domaines de l’activité humaine se développe cette société à deux vitesses. D’un côté, le monde des aéroports et de la 1ère classe des Thalys, Eurostar et autres TGV, monde de la jet-set, des colloques et rencontres internationales, monde des décideurs au parler  » globish « , monde des acteurs des médias et de la politique, du luxe et du sur-mesure , du « secteur libre » des hôpitaux et des écoles et universités prestigieuses, monde des hôtels de luxe et des quartiers résidentiels sécurisés : le monde des 1% entourés de 20 % de la population utile à leur prospérité. De l’autre le monde des invisibles, des considérés comme « inactifs » ou « assistés », bref des losers en tout genre condamnés à vivoter plus ou moins confortablement devant un écran en bouffant des chips au fond d’une lointaine banlieue ou dans un village endormi. (2)

Déjà en septembre 1995, sous l’égide de la fondation Gorbatchev, « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan » réunis à l’hôtel Fairmont à San Francisco phosphoraient sur ce brûlant sujet. « L’assemblée commença par reconnaître une évidence indiscutable – que « dans le siècle à venir (21° siècle), deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale » Alors que faire pour gouverner les 80 % d’humanité surnuméraire dont l’inutilité a été programmée par la logique libérale ? La solution qui, au terme du débat, s’imposa, fut celle proposée par Zbigniew Brzezinski (ancien conseiller de Jimmy Carter ) sous le nom de tittytainment. Il s’agissait de définir un « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète » » (3)

Vingt ans après notre jeune chantre du libéralisme Gaspar Koenig ne dit rien d’autre dans sa chronique dans Le Figaro, sidéré après avoir appris les résultats du référendum par l’intermédiaire du commandant de bord dans un vol Paris-Londres. Ne rêve-t-il pas d’un monde communautaire où chacun se regrouperait en fonction de ses intérêts du moment tout en ignorant les autres :  « Mais puisque l’on joue au jeu des sécessions, allons jusqu’au bout. Appliquons la logique des « communautés intentionnelles », comme on dit au Québec. Qui a voté pour rester dans l’Europe ? L’Irlande du Nord, L’Écosse, Londres. Et les jeunes (de manière écrasante : 75% des 18-24 ans, et la majorité des moins de 50 ans). Pourquoi ne prendraient-ils pas leur indépendance eux aussi ? La charismatique leader du SNP, le parti indépendantiste écossais, a d’ores et déjà appelé à un second référendum pour l’Ecosse. Et une pétition circule déjà en ligne pour faire de Londres un État autonome ! Après tout, plutôt que de partir, pourquoi ne pas nous approprier Londres ? « Take back control », qu’ils disaient. Chiche. Que les esprits cosmopolites du monde entier fassent de Londres leur pays, un pays libre, jeune, ouvert et prospère. » ( lien )

Mais que faire alors de cette population « surnuméraire », population de « brèles » et de « bras cassés » qui ont perdu « la seule souveraineté qui compte : celle de soi-même » comme le dit si bien M. Koenig, – souveraineté que certains réserveraient plutôt à eux-mêmes et à ceux à qui la réussite dans ce monde libéral sourit - de ces victimes de ce capitalisme global qui attendent d’un État la manifestation d’une solidarité élémentaire et les moyens de s’émanciper pour s’extirper de la situation dans laquelle le système actuel les cantonne ?

A ce jour on ne sait pas encore quelle leçon tireront nos éminents experts de Bruxelles de la victoire du « Leave » . Ce qui est certain est qu’il est plus qu’urgent de se préoccuper du niveau des inégalités de part le monde. Il est tel aujourd’hui qu’il met à terme en danger l’existence de notre civilisation fondée encore et faute d’autre alternative sur l’existence d’États-nations garants de la sécurité et capables d’assurer un destin commun à l’ensemble de leur population. (4)

LA SCIENCE DU PARTAGE

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(1) Lire l’excellent article « Le Brexit et la grande secession des élites ; Vers le peuple 2.0 » de Vera Mikhaïlichenko dans Agoravox.

(2) Aux Etats-unis alors que le chiffre officiel des demandeurs d’emploi est autour de 5 % , ce sont au total plus de 100 millions de personnes de plus de 18 ans qui sont hors du marché du travail ( source )

(3) Extrait de « L’enseignement de l’ignorance » Jean Claude Michéa Éditions Climats Pages41-42

(4) Une étude du Goddard Space Flight Center – un important centre de recherche de la NASA – met en garde contre un effondrement de notre civilisation… dans quelques dizaines d’années. ( lien ). Que prédit cette étude ? une météorite géante s’écraserait sur la Terre et, comme au temps des dinosaures ( lien ) , anéantirait la vie humaine ? Non. Une catastrophe nucléaire ? Non, cet effondrement de notre civilisation serait lié à la surexploitation des ressources et à l’inégale distribution des richesses. Pour parvenir à leurs résultats, des sociologues se sont basés sur un modèle mathématique Handy (Human And Nature DYnamical). L’étude dirigée par le mathématicien Safa Motesharri de la National Science Foundation (États-Unis) a permis de déterminer plusieurs facteurs qui, en étant reliés, conduiront à un effondrement. « La rareté des ressources provoquée par la pression exercée sur l’écologie et la stratification économique entre riches et pauvres a toujours joué un rôle central dans le processus d’effondrement. Du moins, au cours des cinq mille dernières années »  indiquent les chercheurs. ( A la NASA la fin du monde est annoncée )


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