Bruxelles amuïe devant Barcelone

par Clark Kent
mardi 24 octobre 2017

La réaction étonnante de l’Union Européenne à la crise constitutionnelle que connait actuellement l'Espagne en volant au secours de Madrid agit comme un révélateur de l’incapacité de l’UE à mener à bien le projet qu’elle affiche.

Selon les versions de la fable racontée aux peuples européens dans les années 60, la mise en place de l’UE répondait pour certains à la nécessité d'éviter un nouveau conflit catastrophique entre les nations qui partagent son territoire. Pour d’autres, le marché unique devait permettre une croissance économique (d’ailleurs inégale selon les pays) et présenter au reste du monde un semblant d’homogénéité. Mais dans tous les cas, l’argument principal pour justifier la construction européenne était de nature politique : elle était supposée empêcher une résurgence des nationalismes et du militarisme. Et pour ses partisans les plus ardents, le but final était de réaliser une véritable utopie : une Fédération de l'Europe, contrepoids de la puissance américaine.

Bien sûr, deux motivations ne sont jamais apparues ouvertement dans les propos des tribuns, ni dans les médias dominants, mais seulement dans les milieux taxés de « complotisme » ou de « conspirationnismes », les deux anathèmes favoris des inquisiteurs de Bruxelles :

Or, même si l'UE a longtemps été perçue par les électeurs majoritaires dans les quelques consultations à propos des traités (mais pas les référendums) successifs comme un idéal porteur de « progrès », un dépassement des vieux antagonismes revanchards, elle a toujours été confrontée à des réalités conservatrices à travers ses états membres, chacun ayant chacun leurs propres préoccupations, des idéaux et des identités nationales distinctes ou même, pour reprendrer les métaphores journalistiques les plus fréquentes, se répartissant entre riches et pauvres, nord et sud ou locomotive et wagons. Si l'Union Européenne a réellement été créée en réponse aux horreurs du nationalisme extrêmiste des années 30 et à la guerre mondiale qui a suivi, elle n’a jusqu’à maintenant fait que perpétuer dans son discours le récit de l'État-Nation qui domine l'histoire européenne depuis des siècles. L’Europe des Régions prônée par les uns comme un dépassement, dénoncée par les autres comme un cataclysme, n’est pour l’instant qu’un fantasme.

C’est qu’il s’agit en fait d’une contradiction peut-être insurmontable. Pour réaliser l’utopie originelle célébrée par l’hymne tiré de l’Ode à la Joie » de Beethoven (une des artisans – déçu - du mythe européen), il faudrait que tous les pays membres, chacun étant mandaté par son propre peuple à travers une consultation réellement « démocratique » (puisque la « démocratie » est le credo de l’UE), acceptent d'être effectivement fondus dans un super-état européen. Malgré les espoirs de certains à Bruxelles, il semble que ce moment ne soit pas encore arrivé.

Dans la pratique, l'une des conséquences de ce blocage plus que psychologique se traduit par le fait que, lorsqu'il s'agit de politiques nationales, la bureaucratie de l'UE se sent invariablement obligée de se taire. Même si cela ne crée aucune difficulté majeure dans la vie de tous les jours, l’effet produit est une impression d’impuissance de l’organisation face à ce qu'elle était supposée empêcher : l’épanouissement des nationalismes et l’apparition de conflits en Europe.

La situation en Espagne fait apparaitre ces limites par un effet d’empreinte, en creux. D’une part, la question de l'indépendance de la Catalogne est complexe, notamment en ce qui concerne la volonté de la majorité de la population de rompre formellement avec l'Espagne, pays dans lequel elle est intégrée depuis des générations, les familles s’étant mêlées, des Catalans ayant « émigré » dans le capitale, et des Castillans s’étant implanté en Catalogne, tout le monde se sentant jusqu’ici chez soi. Mais d’autre part, il existe des mouvements d'indépendance régionale dans d'autres pays européens et une déclaration de Bruxelles à propos de la Catalogne aurait des conséquences bien au-delà de la péninsule ibérique.

A travers cette réticence à se laisser entraîner dans le conflit, la commission comme le parlement européens se sont interdit eux-mêmes de commenter la brutalité des policiers espagnols pour empêcher la tenue du référendum catalan. Pourtant, quel que soit le fondement juridique de cette consultation électorale, condamner la violence des autorités contre des personnes innocentes ne présentait aucune difficulté insurmontable. Sa volonté affichée d’empêcher le retour du fascisme aurait pu amener l'UE à dénoncer la violence des organisations ouvertement franquistes opposées à l'indépendance de la Catalogne, et démentir ou confirmer les affirmations selon lesquelles ces militants d’extrême-droite n’avaient pas été inquiétés par la police.

Si les « pères de l’Europe » ont mis en avant l’éradication du fascisme en Allemagne comme en Italie comme préalable à la reconstruction de l'Europe après 1945, la dictature fasciste espagnole, elle, est morte de sa « belle » mort dans les années 1970. Quand le pays a adhéré à l'UE en 1986, la question des séquelles de la dictature de Franco n’a pas été abordée, à commencer par la répression féroce des cultures régionales. Il n’est pas étonnant que le conflit politique actuel entre Madrid et Barcelone soit aussi amer et déstabilisant : les échos du passé pour les deux parties sont trop évidents.

L'incapacité de l'UE à répondre efficacement à l'éclatement de l'ex-Yougoslavie dans les années 90 avait mis en évidence la nécessité d’une approche commune de la politique étrangère dans certaines circonstances, mais le mouvement indépendantiste catalan qui oppose l'identité « nationale » catalane à la fierté nationale espagnole fait apparaitre la principale contradiction de l’UE confrontée à la fois à une velléité de combattre le nationalisme sous toutes ses formes et à une réalité qui est celle de sa propre structure fondée sur des Etats-Nations membres d’un club de commerçants incapables de dépasser une phase d’accords de libre échange.

La Catalogne aura été le catalyseur d’une réaction chimique mettant en évidence les limites objectives de l’organisation européenne..

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NB : être amuï : verbe passif (latin populaire *admutire, rendre muet)


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