Capital et patrimoine : quand les masques tombent

par Michel J. Cuny
mercredi 26 février 2025

Ainsi que Thomas Piketty nous l’a signalé, si l’on s’en tient aux deux extrémités de la période 1914-1945, la baisse du décile supérieur (18 points) et celle du seul centile supérieur (14 points) ne sont pas de même dimension, mais elles paraissent être simultanées. Or, il nous l’a dit lui-même, à l’intérieur de ce laps de temps, l’évolution du décile supérieur n’a pas du tout été rectiligne. Une question se pose alors :

« […] comment se fait-il que la part du décile supérieur monte fortement pendant la crise de 1929, ou tout au moins jusqu’en 1935, alors même que la part du centile supérieur chute, notamment entre 1929 et 1932 ? » (Idem, page 449.)

C’est que le centile supérieur est très spécifiquement rattaché à l’évolution du capital productif (de plus-value extorquée), quand le décile supérieur intègre, lui, des éléments de patrimoine et, notamment, de l’immobilier qui ne vit que de loyers, c’est-à-dire du revenu d’autrui (ou de soi-même, pour un propriétaire logé dans ce qui lui appartient) et non pas de l’exploitation de son travail.

Bien éloigné de mentionner cette différence cruciale, Thomas Piketty en vient immédiatement aux conséquences de la baisse soudaine de l’extorsion de plus-value :
« […] il est […] naturel que la part du centile supérieur baisse fortement pendant la crise de 1929, marquée par l’effondrement de l’activité économique, la chute des profits des entreprises et les faillites en cascade. » (Idem, pages 449-450.)

Et à ce qui y répond par ailleurs :
« Les "9 %" constituent au contraire le monde des cadres, qui sont en réalité les grands bénéficiaires - relativement aux autres catégories - de la crise des années 1930. » (Idem, page 450.)

C’est le "relatif" aux "autres catégories", qu’il faut retenir ici.

La fonction d’encadrement - dès qu’elle s’exerce à un niveau relativement élevé - consiste dans le fait de veiller à l’optimisation du travail de production, de mise sur le marché, de commercialisation, de financement, etc., des biens qui incorporent de la plus-value, et qui doivent en régurgiter le maximum aux propriétaires des capitaux. Ainsi, les cadres supérieurs sont-ils les garants de l’exploitation générale des collectifs rassemblés autour du travail de production. Voilà pour le secteur privé.

Une première différence les caractérise, selon Thomas Piketty :
« En effet, ils sont beaucoup moins touchés par le chômage que les salariés plus modestes qu’eux (en particulier ils ne connaissent pas les énormes taux de chômage partiel et total qui frappent les ouvriers des secteurs industriels), et ils sont également beaucoup moins touchés par la chute des profits des entreprises que les revenus placés au-dessus d’eux. » (Idem, page 450.)

Or, produire des marchandises est une chose. Mais il faut également produire des travailleurs qualifiés et des citoyen(ne)s aussi intégré(e)s que possible à l’ensemble du mode capitaliste de production qui exige, par ailleurs, un État suffisamment bien structuré pour tenir ensemble la population travailleuse et les "élites" qui la maintiennent et la font évoluer au travers des multiples contradictions que recèle cette société travaillée, au plus profond d’elle-même, par une lutte de classes permanente. C’est le rôle de la haute fonction publique et du sommet du corps enseignant, qui dépendent, elle et lui, des budgets de l’État assis sur l’impôt.

Voici ce qu’a été leur sort dans le contexte général de la crise de 1929, selon les constatations faites par Thomas Piketty :
« Au sein du groupe des "9 %", les cadres de la fonction publique et les enseignants s’en sortent particulièrement bien : ils viennent de bénéficier de la grande vague de revalorisation des salaires de fonctionnaires de 1927-1931 (il faut dire que ces derniers avaient beaucoup souffert pendant la Première Guerre mondiale et l’inflation du début des années 1920, surtout en haut de l’échelle), et ils sont totalement préservés du risque de chômage, si bien que la masse salariale du secteur public se maintient au même niveau nominal jusqu’en 1933 (et ne baisse que légèrement en 1934-1935, au moment des fameux décrets-lois Laval visant à réduire les salaires de fonctionnaires), alors que la masse salariale du secteur privé baisse de plus de 50 % entre 1929 et 1935. » (Idem, page 450.)

Au-delà du chômage, intervient, en effet, la dégradation des conditions de rémunération dans une situation économique très particulière qui joue d’abord contre le secteur privé :
« La très forte déflation qui sévit alors en France (les prix chutent au total de 25 % entre 1929 et 1935, dans un contexte d’effondrement des échanges et de la production) joue un rôle central dans ce processus : les personnes qui ont la chance de conserver leur emploi et leur salaire nominal - typiquement les fonctionnaires - connaissent en pleine dépression une hausse de pouvoir d’achat et de leur salaire réel du fait de la chute des prix. » (Idem, page 450.)

Mais intervient également un phénomène qui montre en quoi la décision prise par Thomas Piketty d’assimiler tout patrimoine (immobilier d’habitation, plus particulièrement) à du capital ne peut que masquer une différence de régime tout à fait fondamentale :
« Ajoutons que les revenus du capital des "9 %" - typiquement des loyers, qui sont généralement extrêmement rigides en termes nominaux - bénéficient également de la déflation et voient leur valeur réelle progresser significativement, alors que les dividendes versés aux "1 %" s’écroulent.  » (Idem, pages 450-451.)

Redisons-le : c’est effectivement dans ce 1 % que se trouve contrôlé le seul et véritable capital producteur de plus-value…

Un autre point est à méditer…

Si la période 1929-1935 a vu la position de la fonction publique s’améliorer relativement à celle du secteur privé, et tout spécialement de la classe ouvrière, celle-ci a eu bientôt son tour :
« Le processus s’inverse complètement avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire, les fortes hausses des salaires ouvriers lors des accords Matignon, et la dévaluation du franc en septembre 1936, qui conduit à une relance de l’inflation et à une chute de la part des "9 %" et du décile supérieur en 1936-1938. » (Idem, page 451.)

Mais, dès 1938, c’était déjà terminé pour la classe ouvrière… Nous y reviendrons.

Michel J. Cuny


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