Caravage ou pas Caravage ? Histoire de tableaux, histoire de fous ?
par Emile Mourey
samedi 16 avril 2016
Oui, en vérité, je plains notre jeune et nouvelle ministre de la Culture qui se trouve confrontée à un choix difficile, interpellée qu'elle est par une presse bobo en pleine effervescence. Ou bien, il lui faut balancer 120 millions d'euros pour acheter un Caravage qu'on vient de sortir d'un grenier, ou bien il lui faut se résoudre à le laisser partir à l'étranger ? Tel est le dilemme que pose à l'État français le très controversé tableau intitulé "Judith coupant la tête d'Holopherrne" ! Affaire à suivre !
Première constatation : malgré leur érudition que je leur reconnais bien volontiers, il apparaît que les experts n'ont pas la science infuse. Je suis étonné que M. Turquin découvre le génie de Caravage dans un grand coup de pinceau ; encore plus étonné d'entendre cet autre grand spécialiste prétendre que "la tête d'Holopherne est trop chargée, avec ces dents écartées absolument étranges pour l'artiste", alors que c'est justement cette caractéristique qu'on trouve dans la tête coupée du "Goliath tué par David", où le peintre s'est représenté. Curieux, ce plaisir malin et provocateur que semble avoir Caravage de se représenter dans le personnage du scélérat.
Deuxième constatation : où est le débat citoyen ? De tous les articles de presse abondamment répandus sur la toile, quel est celui où l'auteur accepte d'entrer dans le débat en répondant aux commentateurs ? Je ne vois qu'Agoravox.
Merci à Njama qui, dans mon précédent article, a rappelé le texte biblique que Caravage aurait dû suivre à la lettre pour peindre cette "Judith coupant la tête d'Holopherne". Le fait qu'il se soit trop écarté du texte ne justifiait-il pas un refus de la part du commanditaire ? D'où une seconde version corrigée et mieux réussie, celle qui se trouve à Rome. Mieux réussie ? C'est un euphémisme quand on parle de têtes coupées.
L'affaire est pourtant d'importance car les peintures du Caravage sont rares, comparées aux productions d'autres peintres réputés. Le problème est d'autant plus ardu que le peintre ne signait pas ses oeuvres sauf deux exceptions.
Il existe en effet deux tableaux où le peintre a inscrit, indubitablement, sa signature.
C'est une inscription semblable qu'il a portée sur la lame de l'épée de son David tuant Goliath : M AC O, ce qui signifie Michael Angelo Caravagio Opus, œuvre de Michel-Ange Caravage. Entre-temps, l'intéressé, devenu célèbre et portant l'épée, a rajouté à son nom celui de son village d'origine, Caravagio, ce qui lui donnait un air de petite noblesse plus valorisant que "Merisi" (cf. Léonard qui prit le nom de Vinci, son village natal).
Le tableau inconnu dont je veux parler a éte attribué par erreur à l'atelier de Guido Reni lors d'une vente aux enchères, le 4 juin 1989.
Voici mon interprétation. Le mariage de la Vierge, une alliance retrouvée. Huile sur toile. Grand tableau de 184 cm sur 141 cm, par le Caravage et son école. La Vierge, à gauche, est dans le style de Guido Reni, ce qui exlique l'erreur d'attribution. Vers 1602 (?).
Le pape en titre, Clément VIII, au centre, atteint de la goutte, contraint à une certaine inactivité, va mourir en 1605. Léon XI, à droite, s’apprête à lui succéder. Châssis apparemment d’époque ainsi que le cadre peint en écailles de tortue. Au dos de la toile, une inscription qu’on a essayé d’effacer : “Copia o originale di Carlo Maratta 16 Giugno 1714 ROMA” : copie ou original de Carlo Maratta (peintre mort en 1713)…il s'agit probablement du peintre qui a décroché le tableau pour le remplacer par le sien. Probablement l'avait-il conservé dans ses réserves.
Guido Reni, élève du Caravage - mon hypothèse - se voit à droite en arrière-plan, à coté d'un autre élève. Il est représenté dans la posture d'un peintre prenant du recul pour regarder l'œuvre. Il semble être âgé d'environ 25
Le tableau est centré sur la bague, éliminant l'inutile ou l'accessoire. La Vierge porte la robe d'une femme du peuple. La tenue du pape est celle du grand prêtre d'Israël. Voici, en résumé, ce que Yahwé avait prescrit à Moïse pour la tenue de cérémonie du grand prêtre Aaron : « Tu feras une mitre tendue de lin fin (en forme de croissant de lune ?), et devant, un bandeau d'or pur sur lequel seront gravées en forme de sceaux les lettres "consacré à Yahwé".Tu feras un éphod (vêtement de dessus) de pourpre rouge cramoisi, décoré de fils d'or et doublé de lin fin retors(probablement molletonné). Il aura deux épaulettes portant des pierres d'onyx sur lesquelles seront gravés les noms des fils d'Israël, six sur la première, six sur la seconde. Tu feras une écharpe de pourpre violette qui fera corps avec l'éphod (sous l'éphod ?). Tu feras un pectoral de jugement, de la largeur et d'une hauteur d'une main ouverte, que tu fixeras (sur la poitrine du grand prêtre) par des chaînettes tressées d'or pur, avec des anneaux d'or et des glands quis'accrocheront aux épaulettes. Ce pectoral sera de pourpre violette cramoisie. Il portera quatre rangées, chacune de trois pierres serties : sardoine, topaze, émeraude, saphir, diamant, opale, agate, améthyste,chrysolithe, onyx, jaspe, toutes pierres seront aux noms des douze tribus d'Israël, gravés en forme de sceaux.Tu feras un manteau (sous l'éphod) de pourpre violette, bordé en son bas d'un cordon de grenades rondes et de clochettes d'or alternées. Quand le grand prêtre viendra dans le lieu saint face à Yahwé, on les entendra tinter. Tu feras (sous le manteau) une tunique en piqué de lin fin. Œuvre d'artiste ! »
Ainsi donc, contrairement à ce qu'on a cru, Caravage a bien fondé une école, mais une école qui ne pouvait être que de très courte durée compte tenu du caractère querelleur et emporté de l'intéressé. La brouille était prévisible. Guido Reni évoluera vers une peinture plus ‘'image pieuse'' sous la protection du pape Paul V tandis que Caravage, déçu par le nouveau pape après la mort subite et prématurée de Léon XI, ira jusqu'à peindre une Vierge (une église) morte enceinte sans avoir pu enfanter (musée du Louvre). Il faut préciser que dans notre tableau, la Vierge est peinte enceinte.
Pour en revenir à notre tableau, la lumière principale qui éclaire la scène venant de droite, l'ombre de Joseph/futur Léon XI aurait dû, normalement, se porter sur le grand prêtre/Clément VIII. Pour qu'on ne puisse pas dire que le serviteur portait ombrage au chef légal de l'Eglise, le peintre a fait passer l'ombre de Léon XI sous les pieds du pape en titre. Et pour que Clément VIII ne marche pas sur l'ombre de celui auquel il doit tout, il l'a fait marcher en l'air, à environ vingt centimètres au-dessus de l'ombre portée de son compagnon. On retrouve dans ce tableau la splendeur de la lumière caravagesque. Tout cela sort, en effet, de la pénombre. Seul un éclairage puissant peut révéler les détails qui se cachent dans les parties obscures. Dans la partie haute de la toile, aux pointes du candélabre de Moïse que dresse Caravage, les sept lumières tremblotantes jettent une faible lueur. A gauche, le rideau cramoisi de l'entrée pend. En bas se devine la première marche du parvis du temple. Enfin, brillant dans l'ombre du pectoral, les pierres précieuses, peintes de toute évidence de la main même du Caravage, scintillent par une étonnante illusion d'optique (cinq rangées au lieu de quatre). Carle Van Loo et Simon Vouet semblent avoir repris la scène dans leur Mariage de la Vierge tandis que Le Sueur a recopié purement et simplement le profil de la Vierge dans son Annonciation. Conservé dans l'atelier de Carlo Maratta, alias Maratti, comme je l'ai dit au début de mon article, notre tableau semble avoir servi de modèle, d'où des copies facilement reconnaissables.
Emile Mourey,15 avril 2016