Catalogne - point de situation à la veille du conflit

par Stratediplo
samedi 30 septembre 2017

On demande un point de situation à la veille du conflit dit le "choc des trains" en Catalogne.
 
Sur le plan judiciaire, l'Espagne ne peut s'empêcher de continuer de montrer sa conception des principes communs aux Etats de droit et formellement souscrits par les membres du Conseil de l'Europe. Cette fois il s'agit du principe selon lequel on ne peut être jugé deux fois pour le même crime ou délit. En l'occurrence la Cour des Comptes surenchérit sur les condamnations à inéligibilité prononcées le 13 mars dernier par le Tribunal Supérieur de Justice de Catalogne à l'encontre de l'ancien président Artur Mas et de ses plus proches ministres pour avoir commis le délit de désobéissance en organisant la consultation du 9 novembre 2014. On rappellera que, pour des raisons occultes, l'Etat n'avait alors pas porté l'accusation de sédition, pourtant définie par l'article 544 du code pénal comme l'opposition publique mais non armée à l'application des lois, à l'autorité de l'Etat ou aux décisions judiciaires. Et il se trouve que les condamnations à deux ans d'inéligibilité n'ont pas dissuadé le gouvernement suivant (actuel) de poursuivre et même d'approfondir le programme de restauration de la souveraineté. Par conséquent la Cour des Comptes, aussi dépendante de l'exécutif que le reste du système judiciaire mais plus particulièrement connue pour son népotisme interne (elle recrute les parents et alliés de ses magistrats), jugera les mêmes actes sous l'angle cette fois de la malversation de fonds, et a sommé l'ancien président Mas, trois de ses ministres et sept hauts fonctionnaires de déposer en vue de leur comparution ultérieure une douzaine de millions d'euros le 25 septembre, à titre de garantie puisqu'ils sont poursuivis pour avoir utilisé 4,8 millions d'euros de fonds publics pour la consultation sur l'indépendance du 9 novembre 2014. Il est demandé à Artur Mas la bagatelle de 5,2 millions d'euros, et aux anciens ministres respectivement 3 millions, 2,1 millions et 0,8 millions... à titre de "dépôt en garantie" pré-judiciaire, donc sans jugement préalable, et s'ils ne s'exécutent pas sous quinze jours leurs biens seront saisis, sans égards pour leur présomption d'innocence. Evidemment de telles pratiques seront condamnées lorsqu'elles arriveront devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme, dans quelques années, si la saisie de leurs biens dans deux semaines leur laisse les moyens d'y aller. Pour mémoire l'Espagne est vraisemblement le seul pays d'Europe à voter des lois à effet rétroactif (en violation des principes élémentaires du droit), et à narguer volontairement le Conseil de l'Europe en refusant systématiquement, condamnation après condamnation pour "violation du droit à un procès équitable", d'obliger le Tribunal Suprême à entendre les prévenus avant de les condamner (la Neuvième Frontière, pages 33-34 et 116-117). On peut fermer là cette parenthèse judiciaire anecdotique, qui ne visait qu'à rappeler que l'Espagne persiste.
 
Au chapitre des pressions patrimoniales, l'Agence Nationale de Protection des Données a informé précipitamment, ce 29 septembre, que les assesseurs (tirés au sort) de bureaux de vote seraient passibles de 600000 euros au titre de l'utilisation frauduleuse, et la cession à des tiers, de listes électorales, alors qu'ils n'auront évidemment ces listes en main que pendant quelques heures et dans un lieu public.
 
Une question plus pertinente aujourd'hui pour le public est celle de la montée en puissance des moyens policiers. Depuis la semaine dernière le gouvernement espagnol déclare disposer de plus de 10000 policiers et gendarmes en Catalogne, à savoir 6000 affectés en permanence, et 4000 envoyés en premier renfort avant le 11 septembre ou en complément par bateaux la semaine dernière. Cet effectif est à relativiser. Les 3400 "gardes civils" (gendarmes) affectés en Catalogne assurent des fonctions de police judiciaire, secours spécialisés, police de la route... et 200 appartiennent à une unité anti-émeutes (force de deuxième catégorie de type républicain français) basée à Barcelone. Les 2600 (sous réserve) policiers nationaux affectés en Catalogne protègent les emprises publiques comme la délégation du gouvernement (préfecture), l'aéroport et les grands ports, enquêtent sur le crime organisé... et 200 appartiennent à une unité anti-émeutes basée à Barcelone. Il semble que les renforts soient constitués, côté gendarmerie, de six autres unités (1200 hommes) des Groupes de Réserve et de Sécurité, seule celle de Ténérife n'ayant pas été envoyée, et côté police nationale, de neuf unités (1800 hommes) de l'Unité d'Intervention Policière, une ayant été laisée à Madrid pour rassurer la population face aux coups d'éclat mahométans pourtant imprévisibles et imparables. La capacité commerciale théorique des navires loués à l'étranger (pour raisons de fiabilité politique) pour héberger tout ce petit monde dans les ports de Barcelone et Tarragone est respectivement de 2650 passagers et 708 voitures pour le Rhapsody (ex Napoléon Bonaparte de la SNCM), 2180 passagers et 562 voitures pour l'Azzurra, et 1638 passagers et 500 voitures pour le très risé Moby Dada. Evidemment, compte tenu de l'impossibilité de loger plus d'un policier ou gendarme par lit double présent dans toute cabine de deux, trois ou quatre places, il faut abattre cette capacité théorique d'un bon tiers, ce qui fait une capacité réelle de l'ordre de 4000 places, cohérent avec le volume de renforts annoncé par le ministère de l'Intérieur, avec peut-être une marge de quelques centaines qui peut donner lieu à surprise. Chaque navire a apporté une centaine de véhicules, pour l'essentiel des fourgons, minibus et voitures légères (déjà débarqués), ce qui correspond là encore à l'effectif annoncé mais laisse cependant beaucoup de place en soute, qui peuvent encore recéler d'éventuelles surprises par encore débarquées, et pas seulement les blindés à roues BMR-600 récemment transférés de l'armée de terre à la police nationale et frappés du logo de l'Unité d'Intervention Policière. Bien que le Rhapsody et l'exploitant Grandi Navi Veloci aient déjà l'expérience d'une utilisation équivalente puisqu'il a été utilisé fin mai par les forces de sécurisation de la réunion informelle des pays démissionnaires du G8 à Taormine, les policiers et gendarmes espagnols se plaignent de la maigreur des repas qui les oblige à acheter sur leurs deniers des compléments dans les supermarchés de Barcelone, de l'absence d'internet en cabine (sauf paiement d'un supplément à leur charge par cabine), de l'impossibilité du faire du sport... ou de trouver un membre d'équipage comprenant l'espagnol. Les compagnies de croisière savent segmenter le traitement de leurs clients selon le prix payé, et le gouvernement espagnol avait déjà montré, en annulant sans préavis les congés de mutation des gendarmes quittant la Catalogne d'une manière seulement possible envers un corps sans syndicats, la considération qu'il accorde aux agents qu'il envoie sauver l'unité de l'Espagne. Son mépris très politicien contraste d'ailleurs avec l'enthousiasme des foules qui ont accompagné les gendarmes et les policiers sur les quais d'embarquement aux clameurs de "sus !" ("a por ellos").
 
Il faut ajouter aux forces de maintien de l'ordre nationales la police urbaine (municipale) de Barcelone, à savoir 3000 hommes. Comme on l'a souligné dans la Neuvième Frontière l'une des grandes inconnues du referendum était la position ultime du maire de Barcelone, anarchiste de "nouvelle gauche". Ada Colau a longtemps clamé son "équidistance" entre son électorat souverainiste et le gouvernement central. Après le vote de la loi du referendum et de la loi de transition juridique et fondation de la république, elle a consulté sa base et s'est finalement déclarée en faveur de l'organisation du scrutin, à titre de consultation populaire et sans lui reconnaître le caractère d'un referendum contraignant. Puis elle a accepté que ses services collaborent à l'organisation de ce scrutin, ce qui est déterminant puisque Barcelone représente un cinquième de l'électorat, et enfin elle vient d'appeler les maires de vingt-sept grandes villes européennes à apporter leur soutien à l'exercice de l'autodétermination par la population catalane. Mais elle a ordonné à la police municipale d'appliquer les décisions judiciaires de perquisitions, recherche d'urnes, confiscations de toute documentation relative au referendum, et identification des responsables. Elle a même tout dernièrement fait suivre l'ordre d'empêcher l'ouverture des bureaux de vote dimanche, au grand désespoir des policiers municipaux. Si le maire de Barcelone ne révoque pas (ou ne confirme pas clairement), par écrit ou verbalement, ce samedi 30 septembre, son ordre de tout faire pour interdire aux citoyens de voter, il y aura une confusion totale au sein de la police barcelonaise, alors livrée aux cas de conscience personnels et aux instructions de l'encadrement immédiat. Et ce flou génèrera des incidents.
 
On a annoncé par ailleurs le 27 septembre la mise en alerte de deux des quatre Groupements d'Opérations Spéciales de l'armée de terre, consistant chacun en deux compagnies et basés à Alicante, au sud de Valence. Bien qu'il soit plus facile de définir les opérations spéciales, à savoir des coups de main hors confrontation frontale, que les forces plus ou moins spécialisées chargées de les conduire, à savoir de l'infanterie légère, celles-ci jouissent en Espagne d'une bonne réputation opérationnelle couplée à l'image martiale habituellement associée à la Légion (dont seul un groupement sur quatre est pourtant issu). Leur mise en alerte entend parer à toute nécessité de garantir la sécurité d'infrastructures et de citoyens menacés en Catalogne, ce qui ne correspond pas réellement au profil-type de leurs missions. La Catalogne est plus peuplée que la ville de Kolwezi et personne ne saurait distinguer dans la rue l'un des millions d'Espagnols non catalans. Par contre une opération plus dans leurs cordes serait la prise d'assaut du siège du gouvernement et du palais du parlement catalans. Pour réussir, un tel raid, nécessairement héliporté, devrait être mené rapidement et par surprise, donc dans l'idéal être lancé de Barcelone même. S'il est prévu, les quatre compagnies et leurs hélicoptères sont à bord des navires qui ont amené et qui hébergent les renforts policiers. A partir du décollage des hélicoptères, il leur suffirait de quelques minutes pour être sur objectif. Le ministère de l'intérieur a d'ailleurs déjà fait fermer l'espace aérien de Barcelone au cabotage de basse altitude, c'est-à-dire aux hélicoptères et petits avions, ne laissant voler que les avions de ligne desservant l'aéroport international de Barcelone. La constitution espagnole ne prévoit pas d'autre cadre de déploiement militaire sur le territoire national que la mise en oeuvre de l'état de siège (www.stratediplo.blogspot.com/2017/07/catalogne-vers-letat-de-siege_27.html), sur autorisation du parlement. Mais en prenant (avec succès) le contrôle direct des finances catalanes puis en tentant (sans succès) de prendre le contrôle de la police catalane, sans passer par la demande de mise en oeuvre de l'article 155 de la constitution, le gouvernement espagnol a introduit une dose certaine de souplesse et de relativité dans son respect de la constitution et des prérogatives du parlement. On ne saurait certes lui reprocher de placer la défense de l'unité du pays au-dessus du respect de la constitution. Puisqu'il est vraisemblablement incapable de mettre à exécution sa menace d'arrêter le président du gouvernement catalan, il peut être tenté de lancer une opération commando de nature militaire. Evidemment, si le gouvernement catalan dispose d'une défense antiaérienne à très courte portée, en propre ou contractuelle, elle sera discrètement déployée au centre de gravité politique de la Catalogne... qui est d'ailleurs sur le point de basculer du gouvernement au parlement.
 
Une confrontation des polices est plausible. Il est évident que même un effectif de 6000 policiers et gendarmes (il y a beaucoup d'administratifs parmi ceux affectés en Catalogne) ne pourra pas occuper et contrôler 6200 points de vote (chiffre définitif). Ils seront donc essentiellement utilisés par demi-sections, pour interdire l'accès à de l'ordre de 100 à 200 points de vote les plus importants, et une partie sera peut-être déployée aux grands carrefours et points de passage où l'intimidation peut avoir quelque effet. La police catalane (Mossos d'Esquadra), dont le commandant et le ministre ont théâtralement refusé il y a une semaine la mise sous tutelle, sera chargée avant tout de protéger la population, et si possible de garantir sa possibilité de voter. C'est à cette police catalane que la police nationale et la gendarmerie seront confrontées. Le gouvernement espagnol peut avoir intérêt à quelque violence qui lui permettra soit d'excuser son acceptation de facto de la sécession soit de justifier, et en principe demander au parlement, un déploiement militaire ; son intention finale est toujours opaque. Le gouvernement catalan peut avoir intérêt à quelque violence qui lui permettra de recueillir des sympathies à l'étranger.
 
Le referendum aura vraisemblablement lieu, même l'arrestation nocturne du président et des ministres catalans n'interromprait pas plus sa mise en oeuvre que ne l'a fait l'auto-dissolution temporaire de la commission électorale soumise à des amendes donquichottesques. Les convocations aux assesseurs et présidents de bureaux de vote, tirés au sort, ont été envoyées tardivement, mais on devine qu'ils pourraient être remplacés en cas de besoin. Il a peut-être été confisqué des millions de bulletins de vote mais tout un chacun peut imprimer le sien à domicile. L'Arlésienne, ces urnes dont certains doutaient de l'existence et qui ont été fabriquées en Chine, a été présentée vendredi par le président Puigdemont. Une centaine de municipalités ne permettront pas à leurs résidents de voter, et un certain nombre de gros bureaux seront bloqués par les forces espagnoles, ce à quoi il faut ajouter d'éventuelles actions répressives d'intimidation de la population, par exemple dans la nuit ou tôt dimanche matin. Aussi n'est-il pas impossible que jusqu'à la moitié de l'électorat n'ait tout simplement pas la possibilité de participer au referendum, raison pour laquelle le gouvernement catalan, qui entendait intialement fixer un taux de participation minimum pour la validité du scrutin, s'est finalement rangé aux recommandations de la Commission de Venise, à savoir que seul importe le résultat et qu'il ne faut pas fixer de seuil de participation minimale. Au pire, le président catalan a rappelé il y quelques jours qu'en cas d'empêchement, par le gouvernement espagnol, de tenir le referendum, le parlement catalan pourrait toujours procéder à une déclaration unilatérale d'indépendance, comme c'était envisagé à la fin 2015 et comme le prévoyait d'ailleurs la clause de "déblocage" prévue aux premières ébauches de la loi de transition juridique et de fondation de la république, notamment la version divulguée le 22 mai par le quotidien madrilène el País mais finalement éliminée pour soigner l'image de modération promue à l'international. De l'ordre de la moitié des proclamations d'indépendance ne sont pas précédées de referendum, une modalité d'autodétermination des peuples qui n'est d'ailleurs même pas mentionnée dans l'avis consultatif 2010/25 par lequel la Cour Internationale de Justice donne les conditions de validité internationale d'une proclamation d'indépendance, l'auto-proclamation de représentativité populaire de quelques notables lui semblant suffisante et la consultation démocratique ne lui paraissant pas utile. Ce n'est certes pas l'avis des gouvernants et élus catalans actuels, mais ils pourraient le cas échéant se replier sur cette possibilité, qui serait immédiatement légitimée dans la rue par la Révolution des Sourires. Comme chacun sait les révolutions sont toujours conduites par une minorité, et diffusées à titre justificatif par les médias qui préfèrent filmer une manifestation bruyante de dix mille activistes plutôt que les toits d'une ville endormie de cent mille légalistes.
 
Dès dimanche soir le centre de gravité politique de la Catalogne se déplacera au palais du parlement, censé déclarer l'indépendance dans les deux jours de la proclamation des résultats, mais qui peut donc aussi déclarer cette indépendance au vu de l'empêchement de la tenue du referendum, sachant que de toute façon la constitution sera ensuite soumise à ratification par referendum. Les premières reconnaissances étrangères de la souveraineté de la Catalogne ne tarderont pas après la proclamation de l'indépendance, et serviront au gouvernement catalan pour demander à l'Espagne l'ouverture des négociations de transition.
 
Comme on l'a déjà mentionné, il est difficile de savoir si le gouvernement espagnol s'est volontairement acculé au choix binaire dans l'intention d'accepter la sécession, ou dans l'intention d'apporter une réponse militaire. Aucun pays européen, hors l'ex-Ukraine, ne saurait accepter l'utilisation de l'armée contre la population civile. Mais aucun pays ne peut parer, autrement que par l'avertissement menaçant, l'éventuel coup de main héliporté des Groupements d'Opérations Spéciales peut-être déjà présents à Barcelone, et aucun pays ne peut intervenir dans les relations entre le 62° Régiment d'Infanterie et la population de ses deux garnisons au coeur de la Catalogne. Il est par contre possible de parer l'éventuel envoi par l'Espagne de troupes plus conséquentes actuellement basées hors Catalogne, à condition de déceler immédiatement leur mise en mouvement et de projeter alors sur la Noguera Ribagorçana et sur la Senia le dispositif d'interposition indiqué dans la Neuvième Frontière.
 
Seule la France est en mesure de le faire, si nécessaire.

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