Ce 1er prix du 54ème World Press Photo Contest : appel ou leurre d’appel humanitaire ?

par Paul Villach
lundi 14 février 2011

Les concours de photojournalisme affectionnent la mise en scène du malheur d’autrui pourvoyeuse d’audience. Le palmarès du « 54ème World Press Photo Constest  » d’Amsterdam ne manque pas à l’usage. Une des photos primées montre par exemple un lancer de cadavre dans une morgue haïtienne de fortune à ciel ouvert. Le premier prix dans la catégorie « portrait » n’échappe pas non plus au reproche : c’est la photo d’une jeune femme au visage atrocement mutilé. Qu’on ne se méprenne pas ! On n’entend pas dénoncer par principe l’exhibition du malheur d’autrui. On s’interroge seulement sur le danger de paralysie de la réflexion par la stimulation des réflexes. 

 Les réflexes stimulés par un joli visage mutilé, mis hors contexte
 
Le profond malheur de cette jeune femme se voit – hélas ! - comme l’affreux orifice cicatrisé laissé par son nez mutilé au milieu de sa figure.
 
- Le réflexe inné de voyeurisme
 
Une telle exhibition est propre à stimuler un réflexe inné d’attirance jusqu’à la sidération du voyeurisme. La fonction de la métonymie de ce beau visage dévasté est de placer le lecteur en face d’une conséquence qui appelle la recherche d’une cause : par intericonicité, cette mutilation rappelle par exemple les ravages de la lèpre.
 
- Le réflexe socioculturel de compassion
 
Le second réflexe simultanément stimulé est celui de la compassion pour cette jeune femme horriblement défigurée à vie. Et par une seconde métonymie, cette mutilation devient, cette fois, la cause d’une conséquence qu’on imagine aisément : l’impossible accès à l’espoir d’une vie heureuse que sa grâce naturelle lui permettait de nourrir.
 
Le regard noir et grave en coin dont la jeune femme fixe le lecteur, selon le procédé de l’image mis en abyme, simule un échange avec lui : dans un réflexe inversé de voyeurisme, elle paraît guetter l’effet que sa mutilation produit sur lui ou du moins elle le prend à témoin de sa tragédie.
 
Mais la mise hors-contexte de cette jeune femme ne livre pas d’autres informations ni sur le lieu ni sur la date, pas plus que sur les circonstances : comme pour une photo d'identité, elle pose simplement en buste de trois-quarts sur un fond uniforme clair et sombre d’où par contraste elle ressort en pleine lumière. Tout juste peut-on déduire de sa carnation brune et de sa chevelure quasi-noire couverte d’un voile sa possible appartenance à une ethnie orientale de confession musulmane. 
 
Le contexte : une jeune femme afghane mutilée par son mari
 
Contrairement à l’opinion commune, l’image qui paraît si fidèle à la réalité, n'en appauvrit pas moins la représentation, en raison de la mise hors-contexte qui est l’un de ses procédés constitutifs. Elle a donc souvent besoin d’une légende pour la replacer dans le contexte manquant.
 
Celui de cette photo, par exemple, n’a rien à voir avec la pathologie de la lèpre qu’on a imaginée plus haut. Selon le jury du « World Press Photo Contest  », ce portrait, publié en couverture de Time Magazine, le 9 août 2010, est celui d’une jeune femme victime de Talibans afghans : il s’agit de « (Mme ) Bibi Aisha, une jeune femme âgé de 18 ans, originaire de la province d’Oruzgan en Afghanistan, qui était revenue dans la maison de ses parents après avoir fui le domicile conjugal à la suite de mauvais traitements. Les Talibans sont arrivés une nuit, demandant que Bibi leur soit livrée pour être traduite en justice. Après quoi, un chef taliban a rendu son verdict, le beau-frère de Bibi l’a maintenue au sol tandis que son mari lui coupait les oreilles et le nez. Bibi a été abandonnée, mais, un peu plus tard, elle a été secourue par des membres d’une organisation humanitaire et l’armée américaine. Après être restée un temps dans un refuge pour femmes à Kaboul, elle a été emmenée en Amérique où elle a bénéficié d’une assistance et d’une chirurgie réparatrice. Bibi Aisha vit maintenant aux USA. » (2)
 
Le lecteur prisonnier d’un nouveau jeu de réflexes
 
À la lecture de cette légende, et avant toute réflexion, qui ne devient instantanément la proie d’un autre jeu de réflexes ?
 
- Réflexes de compassion et de condamnation
 
Une distribution manichéenne des rôles s’impose aussitôt : cette jeune femme apparaît comme une victime innocente et ceux qui l’ont mutilée comme ses bourreaux. Le réflexe de compassion qu’on éprouvait déjà pour elle, est réactivé par la révélation de l'horrible cause de sa tragédie. Symétriquement, ses tortionnaires déclenchent des réflexes d’aversion, d’horreur et de condamnation.
 
- Réflexe de condamnation du sexisme
 
Plus encore, de métonymie vivante de la barbarie, cette jeune femme devient le symbole d’une société tortionnaire où le sexisme des hommes envers les femmes n’a pas de limite et autorise les pires cruautés pour les dominer : un nouveau réflexe de répulsion et de condamnation radicale englobe cette fois et les bourreaux de la jeune femme et la société barbare qui légitime leurs crimes.
 
- Le réflexe du doute méthodique
 
L’expérience, cependant, commande de pratiquer le doute méthodique et de s’interroger : s’agit-il d’un appel humanitaire ou d’un leurre d’appel humanitaire  ? Combien de fois les stratèges experts en opération d’influence n’ont-ils pas usé du leurre d’appel humanitaire, depuis le charnier simulé de Timisoara en 1989 jusqu’aux prématurés prétendument arrachés à leurs couveuses par la soldatesque irakienne en août 1990 à Koweït-City selon le témoignage imaginaire d’une jeune fille qui s’est avérée être… la fille de l’ambassadeur du Koweït aux USA.
 
On ne cherche pas pour autant à se soustraire au devoir de compassion que doit inspirer une victime innocente mutilée. Les cyniques savent que leurs cibles préfèrent se laisser tromper plutôt que d’y manquer, tant le sentiment de compassion est ce qui définit l’humanité même de la personne. Aussi, sous réserve que cette photo soit bien celle d’une jeune femme mutilée par des criminels de quelque obédience que ce soit, convient-on qu’on ne saurait offrir pire métonymie symbolique de mœurs barbares à éradiquer comme la lèpre. On avait éprouvé la même révolte devant la tragédie d’une jeune Marocaine qui, dans une cité de Nîmes, en juillet 2003, avait eu les yeux arrachés par son mari parce qu’elle voulait divorcer après avoir été mariée de force. (1) Paul Villach 
 
 
(1) Joël Rumello, « Procès à Nîmes : les yeux perdus de Samira Bari  », La Provence.com, 1er février 2010.
http://www.laprovence.com/article/region/nimes-les-yeux-perdus-de-samira-bari
 
(2) Extraits de la légende qui accompagne cette photo sur le site de World Press Photo
http://www.worldpressphoto.org/index.php?option=com_content&task=view&id=2102&Itemid=50&bandwidth=high
« Her winning picture shows Bibi Aisha, an 18-year-old woman from Oruzgan province in Afghanistan, who fled back to her family home from her husband's house, complaining of violent treatment. The Taliban arrived one night, demanding Bibi be handed over to face justice. After a Taliban commander pronounced his verdict, Bibi's brother-in-law held her down and her husband sliced off her ears and then cut off her nose. Bibi was abandoned, but later rescued by aid workers and the American military. After time in a women's refuge in Kabul, she was taken to America, where she received counseling and reconstructive surgery. Bibi Aisha now lives in the US. »

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