Ce peuple américain qui stagne

par Michel J. Cuny
lundi 3 mars 2025

Après avoir défini, à grands traits, l’évolution des inégalités de revenu en France, de la Belle Époque à nos jours, Thomas Piketty se tourne vers les États-Unis :

« […] à la Belle Époque, l’inégalité des revenus semble significativement plus forte sur le Vieux Continent. Dans les années 1900-1910, d’après les données dont nous disposons, le décile supérieur de la hiérarchie des revenus détient un peu plus de 40 % aux États-Unis, contre 45 %-50 % en France (et sans doute encore un peu plus au Royaume-Uni, comme nous le verrons plus loin).  » (Idem, pages 461-462.)

Voilà qui nous rafraîchit les idées… Nous sommes bien en présence de ce qui constituait encore, en ce temps-là, les deux principaux pays impérialistes. Le troisième ne faisait qu’attendre son heure :
« L’inégalité des revenus progresse cependant très fortement en Amérique pendant les années 1920, et atteint un premier sommet à la veille de la crise de 1929, avec près de 50 % du revenu national pour le décile supérieur, soit un niveau plus élevé qu’en Europe au même moment, compte tenu des forts chocs subis par les capitaux européens depuis 1914. » (Idem, page 462.)

Car, à sa façon, c’est bien la Première Guerre mondiale qui aura permis aux États-Unis de se hisser sur les épaules de ses deux concurrentes et amies… Pour eux, le vrai choc commence avec la crise de 1929, même si elle ne les frappe pas autant que n’avait fait la guerre en Europe :
« Au final, si l’on considère la période 1910-1950 dans son ensemble, on constate toutefois que la compression des inégalités est sensiblement moins forte aux États-Unis qu’en France (et plus généralement en Europe). » (Idem, page 463.)

Autre façon - assez frappante - de dire la même chose :
« La période 1914-1945 est l’histoire du suicide de l’Europe et de sa société de rentiers, pas du suicide de l’Amérique. » (Idem, page 463.)

Il paraît que la Seconde Guerre mondiale aura, en quelque sorte, adoucit la toute nouvelle grande puissance :


« Des années 1950 aux années 1970, les États-Unis connaissent la phase la moins inégalitaire de leur histoire : le décile supérieur de la hiérarchie des revenus détient de l’ordre de 30 %-35 % du revenu national américain, soit approximativement le même niveau qu’en France aujourd’hui. » (Idem, page 463.)

Mais il paraît aussi que, bientôt, certaines entraves ont été rompues, de sorte que, selon ce qu’indique Thomas Piketty :
« Depuis les années 1970-1980, on assiste à une explosion sans précédent des inégalités de revenus aux États-Unis. La part du décile supérieur est progressivement passée d’environ 30 %-35 % du revenu national dans les années 1970 à environ 45 %-50 % dans les années 2000-2010, soit une hausse de près de 15 points de revenu national américain. » (Idem, page 464.)

Entrons dans le détail de ce qui se passe à l’endroit où le capitalisme mondial a désormais installé l’essentiel de sa console de commande, et de quelle façon les "maîtres" se rémunèrent (puisque nous ne sommes toujours que dans la rubrique des revenus) :
« On constate que l’essentiel de la hausse provient du groupe des "1 %", dont la part dans le revenu national est passée d’environ 9 % dans les années 1970 à environ 20 % dans les années 2000-2010 (avec de fortes variations dues aux plus-values), soit une hausse de l’ordre de 11 points. » (Idem, page 467.)

Si nous descendons dans les deux catégories immédiatement sous-jacentes, nous pouvons constater que la hiérarchie des revenus y est soigneusement respectée :
« Le groupe des "5 %" (dont les revenus annuels s’échelonnent de 108.000 dollars à 150.000 dollars par foyer en 2010), ainsi que le groupe des "4 %" (dont les revenus s’échelonnent de 150.000 dollars à 352.000 dollars), ont certes également connu des hausses substantielles : la part du premier dans le revenu national américain est passée de 11 % à 12 % (soit une hausse de 1 point), et celle du second est passée de 13 % à 16 % (soit une hausse de 3 points). » (Idem, pages 467-468.)

Ces trois "parts" en question se sont donc accrues conformément au rang tenu dans la hiérarchie par chacune des trois catégories qui, faut-il le rappeler, représentent 10 % de la population. C’est toujours autant de moins (15 % au total) pour le reste des adultes des États-Unis (90 %). Comme le reconnaît Thomas Piketty :
« Par définition, cela signifie que ces groupes sociaux ont connu depuis les années 1970-1980 des hausses de revenus sensiblement supérieures à la croissance moyenne de l’économie américaine, ce qui n’est pas négligeable. » (Idem, page 468.)

Voyons les conséquences de cette évolution sur la vie quotidienne des citoyennes et citoyens ordinaires :
« […] la hausse des inégalités a eu pour conséquence une quasi-stagnation du pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes aux États-Unis, ce qui n’a pu qu’accroître la tendance à un endettement croissant des ménages modestes ; d’autant plus que dans le même temps des crédits de plus en plus faciles et dérégulés leur étaient proposés par des banques et intermédiaires financiers peu scrupuleux, et désireux de trouver de bons rendements pour l’énorme épargne financière injectée dans le système par les catégories aisées. » (Idem, page 469.)

Or, la dynamique sous-jacente est plus que parlante, nous déclare Thomas Piketty :
« Concrètement, si l’on cumule la croissance totale de l’économie américaine au cours des trente années précédant la crise, c’est-à-dire de 1977 à 2007, alors on constate que les 10 % les plus riches se sont approprié les trois quarts de cette croissance ; à eux seuls, les 1 % les plus riches ont absorbé près de 60 % de la croissance totale du revenu national américain sur cette période ; pour les 90 % restants, le taux de croissance du revenu moyen a été ainsi réduit à moins de 0,5 % par an. » (Idem, pages 469-470.)

Ce qui est effectivement la preuve que ça marche…

Et que là où ça ne marche pas… on a précisément tout le loisir de faire du sur place :
« […] la croissance a été plutôt moins forte qu’au cours des décennies précédentes, si bien que la hausse des inégalités a conduit à une quasi-stagnation des revenus bas et moyens. » (Idem, page 470.)

Pour combien de décennies encore ?...

Michel J. Cuny


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