Ce que peut une image

par Lucchesi Jacques
samedi 5 septembre 2015

Depuis quelques jours, la photo d'un petit Syrien mort sur une plage turque agite la médiasphère. Mais quelle influence peut avoir une photo sur l'ordre du monde ?

 Dans l’énorme masse d’images que nous absorbons quotidiennement, d’ailleurs souvent à notre insu, rares sont celles qui font trace dans notre mémoire et encore plus dans la mémoire collective. Ce que nous appelions naguère le symbolisme universel n’est plus suffisant pour cela. La beauté pixélisée d’un oiseau, d’une fleur ou d’une étoile ne fait plus, hélas, recette dans notre monde chaotique. Il faut désormais des images en situation qui condensent un maximum d’affectivité ; des images qui semblent résumer à elles seules l’horreur ou l’absurdité liées à un moment de notre histoire. Elles ne sont pas faites pour donner à penser – même si elles susciteront vite de nombreux commentaires. Elles sont faites pour produire un électrochoc moral et secouer un peu nos consciences assoupies. Car l’émotion est la reine de l’opinion. Et quoi de plus bouleversant que la souffrance d’un enfant sinon, a fortiori, sa mort ? En cela la photo d’Aylan Kurdi, le petit Syrien de trois ans retrouvé mort sur une plage turque, la tête baignée par la mer, a tout ce qu’il faut pour devenir le symbole actif de la tragédie migratoire actuelle. Elle s’inscrit dans une longue lignée de photos de presse mettant en scène des enfants victimes de la famine ou de la guerre. Aura-t-elle le même impact, la même célébrité, que celle faite par Nick Ut en 1972 et qui montrait une petite Vietnamienne de 9 ans, Kim Phuc, courant nue pour échapper aux bombes à napalm ? Son auteur, la photographe turque Nilüfer Demir, a dit l’avoir faite sans intention particulière, simplement parce qu’elle était là et que cette vision s’est imposée à elle. Ce n’est que ça une photo : un instant isolé dans le flux temporel, la coïncidence d’un œil et d’un élément du monde via la médiation d’une petite boite noire, une impression matérialisée. Mais l’exploitation qu’on en fait par la suite obéit, elle, à de toutes autres motivations. La plupart des journaux, français et étrangers, qui l’ont publiée cherchaient ouvertement à influencer les principaux leaders de l’Union Européenne, accusée de lenteur dans la prise en charge des migrants qui déferlent depuis le début de l’année sur notre continent. Ce n’est que partiellement vrai, car on ne résout pas en deux coups de cuillère à pot une crise d’une telle ampleur. D’autre part l’Allemagne et la France, conscientes de l’urgence humanitaire, s’étaient déjà rapprochées pour accorder leurs efforts avant la parution de cette accablante photo. Celle-ci ne fera au mieux qu’accélérer la mise en place de quotas de réfugiés selon la taille des pays d’accueil, même si cette perspective est loin de faire l’unanimité en Europe. Tout comme la photo de Kim Phuc (qui, elle au moins, a survécu), la photo du petit Aylan ne changera pas l’ordre du monde et les pesanteurs de la géopolitique. Mais elle vient néanmoins à point pour activer un processus de solidarité internationale qui s’étend bien au delà du registre des seuls états. Peut-être empêchera-t-elle, dans les jours et les semaines à venir, la noyade d’autres enfants de réfugiés ? Dans ce cas, Aylan Kurdi ne sera pas mort pour rien. 

 Jacques LUCCHESI


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